Rencontre avec Jakub Józef Orlinski

BaroquiadeS a eu le plaisir de rencontrer Jakub Józef Orlinski à Paris, au lendemain de son concert au Théâtre des Champs Elysées, le 13 avril. C’est un grand gaillard athlétique au regard malicieux, simple mais séducteur, qui a accepté de répondre à nos questions.

BaroquiadeS : Le concert d’hier soir a été un grand succès. Le succès c’est facile à vivre ?

Jakub Józef Orlinski : Ça me rend heureux (rires). Pour être sérieux, je n’y pense pas comme ça. Je fais ce que j’ai à faire, j’adore partager la musique que j’aime. J’essaie de toucher le public avec mes interprétations, de lui faire ressentir quelque chose et c’est ça mon objectif. Si ça apporte le succès c’est très bien parce que, bien sûr, c’est gratifiant d’atteindre ses objectifs. Pour moi, chanter en concert, ce n’est pas chanter deux airs ici, deux airs là. C’est présenter un programme que j’ai construit comme celui d’hier, avec Il Pomo d’Oro, que nous présentons dans plusieurs endroits en Europe pour faire connaître la musique ancienne et toucher les gens. Bien sûr quand je vais monter sur scène et que je sais que le théâtre est complet, c’est fantastique car je me dis « il y a tant de gens avec lesquels je vais pouvoir partager cette expérience ». Chaque concert est une expérience unique : même si j’ai chanté à de nombreuses reprises au Théâtre des Champs Elysées, c’est différent à chaque fois, car le public crée une atmosphère, une atmosphère unique, car le programme est différent, car la façon dont vous ressentez les choses est différente.

BaroquiadeS : Vous avez un public spécifique, on le voyait hier soir : à côté du public traditionnel de la musique baroque, il y a aussi un public plus jeune, un public moins habitué.

Jakub Józef Orlinski : Oui, et c’est un grand plaisir pour moi. C’est aussi le résultat de ma présence sur les réseaux sociaux, notamment Instagram. Ils me suivent et il y a pas mal de jeunes qui, je crois, apprécient ce que je fais. Alors, ils viennent au concert et c’est génial. Certains viennent même en famille et c’est super qu’ils puissent s’asseoir longtemps pour écouter de la musique classique. C’est bien aussi quand les parents éduquent leurs enfants au concert classique. Les fans font des choses fantastiques. Par exemple, pour Anima Sacra, Yannis François m’a trouvé une pièce vraiment inconnue de Nicolas Fago, Alla gente a Dio diletta, que j’ai aussi chanté hier en bis. Et c’est très amusant de transformer quelque chose d’inconnu en quelque chose de connu. Quand j’ai chanté à Bologne il y a trois jours, le public s’est mis à crier juste en entendant les premières notes de Alla gente, car ils attendaient que je le chante en bis. J’aime beaucoup ça, car ce n’est vraiment pas une pièce baroque très connue - il n’y a que deux enregistrements – et c’est génial que les gens la reconnaissent et veuillent l’entendre.

BaroquiadeS : Pensez-vous que le breakdance vous apporte quelque chose de spécial, à votre voix, à votre corps, et par rapport aux autres contre-ténors ?

Jakub Józef Orlinski : Je ne sais pas si ça fait une différence par rapport aux autres contre-ténors. Mais pour ce qui me concerne, c’est sûr que c’est essentiel. Nous avons tous des voix différentes, qui sonnent différemment, qui ont des couleurs différentes. C’est vrai pour tous les chanteurs mais c’est particulièrement perceptible et sensible pour les contre ténors. Chanter ce n’est pas seulement avec la tête, ce n’est pas seulement avec la poitrine, c’est avec tout le corps, qui devient votre caisse de résonance. Avec le breakdance, vous êtes particulièrement conscient de votre respiration, de votre corps, de l’ensemble de votre instrument et vous apprenez à vous en servir, à faire ce qu’il faut pour faire une bonne prestation même quand vous n’êtes pas au meilleur de votre forme. Le breakdance et le chant ce sont deux techniques très différentes : c’est très intéressant de les combiner et certaines choses sont bonnes à prendre, d’autres moins.

BaroquiadeS : Comment travaillez-vous votre voix ? Quels sont vos objectifs dans ce travail ?

Jakub Józef Orlinski : Ne pas arrêter ! (rires). J’ai juste 31 ans, je continue à travailler, à m’entraîner, à me donner des défis et je continue à sentir que ma voix change, qu’elle évolue, qu’elle progresse. C’est une sensation agréable. Je travaille toute l’étendue de la voix, pour la développer. Le passage entre la voix de poitrine et le falsetto est différent selon les notes et vous devez travailler pour trouver le bon passage, le plus lisse possible. Acquérir un contrôle parfait de ce passage est essentiel. Vous vieillissez, gagnez en maturité et la voix change, c’est inévitable, et c’est pourquoi on doit toujours continuer à travailler et à expérimenter.

BaroquiadeS : Il y a un défi particulier pour les contre-ténors : il faut à la fois avoir des notes aiguës très pures et conserver une forme de masculinité du timbre ?

Jakub Józef Orlinski : Oui, j’ai beaucoup travaillé ça et je continue à le travailler. Je ne veux pas avoir plusieurs voix mais une seule, une voix homogène. Que je sois dans l’aigu ou dans le grave, il faut qu’il soit perceptible que c’est la même voix. On peut choisir, pour l’interprétation, pour un effet, de changer de registre mais j’essaie le plus souvent d’avoir des transitions lisses en mixant très progressivement voix de poitrine et falsetto. La technique est très difficile mais une fois que vous la maîtrisez, c’est vraiment bien car vous choisissez librement vos effets en fonction de ce qu’exprime l’aria. Pour moi, ce serait dommage de passer en voix de poitrine, même pour des notes très graves, dans une aria au climat intime.

BaroquiadeS : Comment travaillez-vous les ornements, les da capo ?

Jakub Józef Orlinski : J’écris toujours mes propres ornements. Toujours. J’ai beaucoup étudié le style, les différents styles baroques en Europe. Dans le cadre de mes études en Pologne, ma thèse portait sur les ornementations dans la période baroque. Je continue à beaucoup lire sur ce sujet et j’essaie de développer mon propre style d’ornements. Certains d’ailleurs reconnaissent mon style. C’est amusant aussi de voir que certains me copient… Mais j’écris toujours mes propres ornements. C’est là que je me sens le plus libre et c’est d’ailleurs là que le compositeur vous donne l’occasion de poser quelque chose qui vous soit propre. C’est très important pour moi car c’est aussi comme ça que la pièce devient mienne.

BaroquiadeS : Vous avez déjà une discographie importante. Quels sont vos projets ?

Jakub Józef Orlinski : J’en ai beaucoup. J’en ai toujours beaucoup (sourires). Après la sortie de Anima aeterna et du Stabat Mater de Vivaldi, d’ici un mois va sortir Farewells, l’album de musique polonaise et ensuite Theodora. Et beaucoup d’autres projets dont le prochain album solo. J’ai toujours dit aux managers que je veux être un artiste à multiples facettes : je veux chanter des opéras sur scène, je veux faire des concerts, des récitals, des enregistrements et d’autres projets encore. Je veux faire tout ça et je ne veux pas être enfermé dans une posture de contre-ténor qui ne chante que de la musique baroque. C’est un peu le sens de l’album polonais, qui cherche à casser l’image, comme l’a fait Philippe Jaroussky. La génération précédente avec Philippe Jaroussky ou Andreas Scholl a créé une immense opportunité pour les gens comme moi. Sans eux les portes seraient encore fermées ; ils m’ont permis de faire ce que je fais et je leur en suis profondément reconnaissant.

BaroquiadeS : C’est le sens de Farewells, casser les codes, donner de la liberté ?

Jakub Józef Orlinski : C’est un projet que j’avais en tête depuis longtemps. Mais je voulais exister en tant que contre-ténor autant que possible avant et partager ça avec le plus de gens possibles. Aujourd’hui je sens qu’on peut le faire car ça a été bien accueilli en Amérique du Nord. Et c’était génial car les gens n’avaient jamais entendu parler de Henryk Czyż, Mieczysław Karłowicz, Tadeusz Baird ou de Paweł Łukaszewski… On leur a apporté 40 à 50 minutes de musique polonaise en récital et ils ont vraiment aimé ça. Et c’était l’objectif : de faire connaître cette musique composée dans les années où la Pologne avait disparu de la carte. L’album est assez sombre, il y a beaucoup de combats intérieurs, de frustrations, de tristesse mais aussi de l’amour et de l’espoir. Il y a beaucoup d’émotion, de profondeur… c’est très polonais. J’espère que ça touchera beaucoup de personnes.

BaroquiadeS : Vous soignez beaucoup votre image, dans les vidéos, les couvertures d’albums. Pourquoi est-ce si important ?

Jakub Józef Orlinski : C’est une position artistique. Chaque projet est pour moi une approche d’ensemble. J’ai des messages à donner, j’ai des arguments et pour chaque album que j’ai enregistré, j’avais un concept, une idée, un message. Et c’est comme ça qu’on a construit chaque projet. Et pour être honnête, ça m’est égal –désolé si ça a l’air brutal- si le public le saisit, comprend ce que je veux dire. Je le fais pour moi-même. Je ne veux pas juste chanter les plus belles arias de Vivaldi ou de Haendel. Peut-être un jour, mais pas aujourd’hui. Je suis au début et je suis heureux que Warner soit d’accord avec moi. Ils ont pris le risque de publier Anima sacra qui a été, je pense, un succès. Et ce faisant, ils m’ont donné la liberté de faire ce que j’avais envie de faire, de suivre mon chemin. Avec Anima sacra, le travail de préparation a duré un an et demi et je savais exactement ce que voulais montrer, dans la construction du programme avec Yannis François, dans les choix d’interprétation avec Il Pomo d’Oro, mais aussi avec quel photographe je voulais travailler, de quelle vidéo j’avais envie…

BaroquiadeS : L’année prochaine, vous allez chanter Orfeo à Paris dans la mise en scène de Robert Carsen

Jakub Józef Orlinski : Oui !!! Je suis très heureux de ce projet. Nous avons fait Rinaldo à Glyndebourne et c’était fantastique.

BaroquiadeS : Il y a d’autres metteurs en scène avec qui vous aimeriez travailler ?

Jakub Józef Orlinski : J’aimerais beaucoup faire une reprise du Rodelinda de Claus Guth (voir le compte-rendu de cette production dans ces colonnes). C’est un metteur en scène que j’apprécie particulièrement et il m’a demandé de chanter dans Semele au Bayerische Staatsoper l’année prochaine, je crois. J’aimerais aussi beaucoup travailler avec Barrie Kosky que j’ai croisé à Aix en Provence.

BaroquiadeS : Et des chefs d’orchestre ?

Jakub Józef Orlinski : Ouh, je ne sais pas… C’est comme si vous me demandiez quel est votre rêve ? Je prends plaisir à ce que je fais, j’ai beaucoup d’envies, de projets. Il y a beaucoup de musiciens géniaux mais pas assez de temps…. Et aujourd’hui, c’est compliqué au plan géopolitique, d’organiser des choses à cause du Covid, de la situation politique dans certains endroits. Ce n’est pas aussi facile et certains de mes projets prennent beaucoup de temps à cause de ça… C’est parfois délicat. Bref, il y a beaucoup de chefs avec qui j’aimerais travailler et je le ferai probablement.

BaroquiadeS : Merci pour cet entretien, Jakub Józef Orlinski, nous ne manquerons pas de vous suivre au cours des prochains mois.



Publié le 27 avr. 2022 par Jean-Luc Izard