Canzoni da sonar - Picchi

Canzoni da sonar - Picchi ©Pietro Giovanni Novelli : Duel musical entre Apollon et Marsyas (1631)
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Un plaisir et des émotions intenses

Giovanni Picchi (1573-1643) est né et mort à Venise comme son contemporain Claudio Monteverdi (1567-1643). Les analogies s'arrêtent là car Picchi est désormais incomparablement moins connu que son illustre collègue. Sa formation musicale aurait été assurée par Giovanni Croce (1557-1609), maître de chapelle de la basilique Saint Marc. Luthiste et claviériste, il se fait connaître par l'exécution de musique à danser . Plus tard, sa carrière se partage entre musique profane en tant que maître de ballet et musique religieuse comme organiste de la basilique Santa Maria Gloriosa dei Frari de 1615 à 1625. Le 5 mars 1623, il obtint le poste d'organiste à la Scuola Grande di San Rocco. Picchi est réputé essentiellement pour son œuvre instrumentale et en particulier son Intavolatura di balli d'arpicordo (1619), un recueil de huit pièces pour clavecin ainsi que par les Canzoni da sonar con ogni sorte d'istromenti publiées de son vivant en 1625 qui nous intéressent ici.

La musique de Giovanni Picchi révèle l'influence de son aîné Giovanni Gabrieli (1557-1612), titulaire du premier orgue de la basilique Saint Marc dès 1586. Les relations entre Picchi et Gabrieli sont attestées du fait que Picchi faisait partie d'une compagnie placée sous le patronage de Gabrieli, de huit organistes vénitiens réputés. Parmi ces derniers, Francesco Usper, Antonio Romanin, Giovanni Grillo devinrent plus tard des concurrents lors des nombreux concours que Picchi dut présenter pour obtenir un poste d'organiste. Cette compagnie avait pour objet de promouvoir la coopération musicale des organistes de la ville et de défendre leurs intérêts. L'existence dans plusieurs canzoni de Picchi d'un double chœur d'instruments témoigne en effet de l'influence des Sacrae Symphoniae de Gabrieli.

Les Canzoni da sonar con ogni sorte d'istromenti (littéralement chansons à jouer avec toutes sortes d'instruments) sont au nombre de dix neuf compositions de divers formats et pour diverses combinaisons instrumentales. Elles font intervenir des violons, flûtes, cornets, sacqueboutes, dulciane et un continuo confié à l'orgue, au clavecin, au théorbe, à la basse de viole et au violone. Cette variété instrumentale donne à cet ensemble de canzoni une grande richesse de timbres et de belles couleurs. A une époque où l'instrumentation n'étaient que rarement spécifiée, des indications précises d'instruments figuraient dans la partitions de chaque canzon. Les canzoni de Picchi présentent une inspiration souvent fantaisiste et l'écriture musicale est parfois émaillée de dissonances piquantes (canzoni prima et ottava). Sur un plan général, la musique de Picchi reflète un goût prononcé pour le contrepoint (canzoni settima et decima terza). Ce dernier assez serré consiste principalement en canons, en imitations et parfois en fugatos ou fugues. L'influence de la musique de danse est manifeste dans certaines pièces écrites à trois temps ou en rythmes pointés. Les canzoni se succèdent par ordre de complexité croissante, elles sont écrites successivement à deux, trois, quatre, six et finalement huit voix et cette progression revêt une portée dramatique certaine avec un tutti final grandiose. Dans la remarquable restitution intégrale proposée par le Concert Scirocco dirigé par Giulia Genini, les indications du compositeur concernant l'instrumentation ont été globalement respectées mais dans certains cas des modifications ponctuelles ont été effectuées afin de mettre le mieux possible en valeur la splendeur sonore toute vénitienne de cette musique (détails donnés dans l'excellente notice de Giulia Genini).

La canzon seconda est écrite pour violon, dulciane (ancêtre du basson) et continuo. La tessiture du violon (Alfia Bakieva) et de la dulciane (Giulia Genini) sont aux antipodes sonores mais cela ne les empêche pas de dialoguer de façon très harmonieuse. Les deux instruments procèdent à des imitations ou des canons à partir d'un beau thème serein exposé par le violon. Le même schéma se reproduit dans la canzon terza mais c'est une sacqueboute ténor (Claire McIntyre) qui dialogue avec le violon aérien et inspiré d'Ana Liz Ojeda. Malgré la différence de timbres et de registres, l'entente est parfaite entre les deux instruments. La sacqueboute, ancêtre du trombone, grâce à sa coulisse, est le plus juste de tous les instruments à vents. Son timbre qui se rapproche beaucoup de la voix humaine, fait de beaux alliages sonores avec les autres instruments. Ici Claire McIntyre manie la coulisse avec une belle agilité et une grande précision. Dans la canzon quarta d'une grande beauté mélodique non dépourvue de lyrisme, le violon dialogue avec une flûte soprano produisant des combinaisons sonores raffinées. La flûte de Giulia Genini virevolte avec grâce, Alfia Bakieva nous ravit par sa superbe technique violonistique et de jolis flattements. La canzon settima est écrite pour trois voix, un violon, un cornet et la dulciane. Elle débute avec une grande énergie au cornet de Pietro Modesti, les autres instruments enchaînent et le discours très dynamique et polyphonique se poursuit dans un développement utilisant le début (une longue et deux brèves) du thème. Connaissant l'extrême difficulté du jeu du cornet, on ne peut qu'être émerveillé par les étincelantes fusées que lancent Pietro Modesti et plus loin Helen Roberts et qui retombent en pluie d'argent. A la fin le tempo se ralentit et les instruments font entendre leurs belles voix dans une conclusion sereine donnant une sensation de plénitude.

Changement complet d'ambiance avec la canzon nona; les violons d'Ana Liz Ojeda, d'Alfia Bakieva et la flûte à bec ténor enchanteresse de Giulia Genini nous plongent au milieu de la Primavera de Sandro Botticelli (1445-1510), les suaves mélodies et les rythmes ternaires dansants s'enchainent jusqu'à une coda très poétique. La canzon decima à quatre voix repose sur le principe du double écho. La deuxième flûte soprano répète le thème lancé par la première (Priska Comploi) tel un défi. Il en est de même pour les deux sacqueboutes. Ce procédé si pittoresque donne lieu à d'infinies variations, diminutions et ornementations. La canzon decima terza est particulièrement riche en timbres avec un violon, un cornet, une sacqueboute et une dulciane plus le continuo. D'écriture contrapuntique, elle renferme même en son milieu une fugue très architecturée dont le sujet est un thème énergique et fier. Les entrées de fugue mettent en valeur les instruments et en particulier la sacqueboute ténor de Susanna Defendi. Cette admirable canzon possède une conclusion d'une grande intensité expressive. La canzon decima quarta à six voix est remarquable par la variété des timbres des instruments et de rythmes. Les voix aiguës du violon et du cornet contrastent joliment avec les voix graves représentées par une sacqueboute ténor, la dulciane, le violone de Luca Bandini et la rare sacqueboute basse de Nathaniel Wood. A la fin les fanfares m'évoquent celles de l'Orfeo de Monteverdi. Dans la canzon decima sesta un climat bucolique domine, la superbe mélodie est chantée par les deux violons, les deux flûtes ténor et le groupe constitué par la basse de viole chaleureuse d'Amélie Chemin et le violone de Luca Bandini. A la fin tous les instruments chantent en chœur avec une ineffable sensation d'euphonie. Les canzoni decima sette, otto e nona sont écrites pour huit instruments répartis en deux chœurs, la plus monumentale est la canzon decima nona. Dans cette dernière, le chœur des sacqueboutes au complet est remarquable par sa majesté et sa puissance, il dialogue avec le chœur formé par les violons et le cornet de Helen Roberts. A la fin les deux chœurs s'unissent dans une glorieuse péroraison.

Le continuo apporte les bases harmoniques à l'ensemble. Dans la plupart des pièces, un orgue à tuyaux en bois dans le style de la Renaissance italienne construit en 2017 et dans quelques unes, un orgue positif, ont été touchés par Michele Vannelli avec beaucoup d'art. On entend aussi cet artiste en petit solo au clavecin dans la canzon quinta. Au théorbe Giovanni Bellini intervient dans presque toutes les canzoni avec beaucoup de présence et d'engagement. Une basse de viole (Amélie Chemin) et un violone en sol (Luca Bandini) sont présents dans toutes les pièces et quelques soli leurs sont aussi confiés, notamment au violone dans la canzon duodecima.

En artiste accomplie, Giulia Genini assure la direction musicale du Concert Scirocco. On peut la remercier de nous faire découvrir en Giovanni Picchi un compositeur passionnant et une œuvre aux couleurs brillantes. Dans les grandes lignes comme dans le détail, l'exécution est admirable et procure un plaisir et des émotions intenses.



Publié le 04 mars 2021 par Pierre Benveniste