Abendmusiken - Buxtehude

Abendmusiken - Buxtehude ©Ellie Davis
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Pèlerinage à Lübeck

Arrivant à pied à Lübeck devant la Holstentor, on voit se profiler, derrière deux immenses greniers à sel, les deux tours élancées de la Marienkirche qui, par sa majesté, domine toutes les églises de la ville y compris l'imposante cathédrale. C'est sans doute le spectacle que Jean Sébastien Bach eut l'occasion de contempler quand il approcha de la plus grande ville de la Ligue Hanséatique.

Les musiciens d'Allemagne du nord de la deuxième moitié du 17ème siècle jouissent d'un regain d'intérêt avec une série de nouveaux CDs qui leur sont consacrés. Parmi eux Dietrich Buxtehude (1637-1707), maître de chapelle à la Marienkirche de Lübeck, est un des plus représentés dans cette discographie. Engouement logique dans la mesure où de son vivant, Buxtehude était considéré comme un organiste de génie. De plus la postérité a retenu que Jean Sébastien Bach, âgé de vingt ans, entreprit de faire à pied le pèlerinage à Lübeck et parcourut 400 km pour assister aux fameuses Abendmusiken, veillées musicales que Buxtehude, à la suite de Franz Tunder (1614-1667), organisait chaque dimanche des cinq semaines de l'Avent. Le CD du même nom est entièrement consacré à Buxtehude, on y trouve des œuvres chorales précurseurs de la cantate religieuse baroque entrecoupées par des pièces instrumentales, en fait trois sonates en trio. Ce programme, composé par Lionel Meunier et Olivier Fortin, respectivement directeurs musicaux de Vox Luminis et de l'Ensemble Masques, aurait pu être donné lors d'une Abendmusiken.

Les sonates en trio enregistrées sur ce CD traduisent une orientation très séduisante de ce genre musical. Le changement majeur par rapport à la sonate en trio classique, est le remplacement d'un des deux violons habituels par une basse de viole. Le rôle de cette dernière est d'importance équivalente à celle du violon, elle couvre près de trois octaves, elle opère principalement dans le registre aigu de sa tessiture et est indépendante du continuo. Cette instrumentation qui confère un son plus grave et plus riche à la sonate en trio, n'a pas été suivie par la majorité des compositeurs postérieurs. On notera dans ces sonates le nombres important de chaconnes et de passacailles. Visiblement Buxtehude était fasciné par l'improvisation sur une basse obstinée, figure musicale dans laquelle il pouvait déployer son imagination fantaisiste (stylus fantasticus).

La Sonate en trio BuxWV 272 en la mineur débute par une magnifique chaconne, basée sur un ostinato solennel de huit mesures à 4/4 qui sera répété vingt six fois sans changements par la basse du clavecin. Sur cet ostinato très expressif et immuable, le violon et la viole de gambe sur un pied d'égalité se livrent à d'habiles variations rythmiques et mélodiques. Après un court Adagio, débute un troisième mouvement intitulé Passacaglia. Cette passacaille 3/2 frappe par sa majesté, sa beauté mélodique et son caractère de danse aristocratique. La partie de violon comporte des variations écrites en triples cordes aux harmonies très intenses que la violoniste Sophie Gent joue de façon très expressive. Un Allegro assai termine fiévreusement ce chef d’œuvre de musique de chambre et la cadence finale appartient au clavecin d'Olivier Fortin qui conclut seul.

La Sonate en trio BuxWV255 en si bémol majeur est sans doute la plus spectaculaire des sept sonates en trio de l'opus 1. Le chiffre sept a une portée éminemment symbolique (sept jours de la création, sept psaumes pénitentiels, sept planètes connues à l'époque). Les sonates sont écrites dans les sept tonalités de la gamme diatonique (Fa, sol, la, si bémol, do mineur, ré mineur, mi). Le premier mouvement Vivace est une vaste chaconne dans laquelle l'ostinato de base a une longueur de sept mesures. L'ostinato est répété seize fois tandis que violon et viole de gambe se livrent à des démonstrations de plus en plus acrobatiques, notamment une variation en sextolets de doubles croches au violon particulièrement vétilleuse que Sophie Gent exécute avec beaucoup d'agilité. Le mystérieux Lento en sol mineur qui suit m'évoque les passages lents des deux dernières sonates pour violoncelle et piano opus 102 de Beethoven ! Il donne à Mélisande Corriveau l'occasion de montrer la beauté du timbre de son instrument et l'intensité de son jeu. Comme dans l'opus 102, n°2 de Beethoven, un jubilant Fugato, allegro, termine l’œuvre. Ce Fugato est interrompu par un passage purement mélodique joué alternativement par les deux instruments. Conclusion brillante en doubles cordes.

Dans la Sonate en trio BuxWV257 en ré majeur, pour basse de viole, violone et continuo, configuration très originale, on descend d'un cran dans le registre grave. Moins extravertie que les deux précédentes cette sonate est centrée sur la beauté mélodique. Le violone a un rôle mélodique et est bien distinct du continuo ce qui permet d'apprécier le douce sonorité de cet instrument sous l'archet exercé de Benoît Vanden Bemden. La sonate se termine par une jolie chaconne, structure dont à l'évidence, Buxtehude ne pouvait se passer !

Dans ces sonates en trio de Buxtehude, l'Ensemble Masques est remarquable par sa technique irréprochable, sa probité, la justesse de son intonation et sa rigueur, avec en sus le dynamisme et la motricité requises. Toutefois, une basse d'archet doublant la basse du clavecin aurait été bienvenue pour nourrir le continuo car dans certains passages, la sonorité de l'ensemble m'a paru un peu maigre. L'Ensemble Masques ne cherche pas les effets faciles ce qui est tout à son honneur, toutefois le caractère visionnaire de ces œuvres aurait pu davantage être mis en évidence.

Les pièces religieuses présentées ici sont particulièrement intéressantes surtout si on les confronte à ce que Jean Sébastien Bach écrira sur les mêmes textes.

La cantate Gott hilf mir, BuXWV 34, tirée du psaume 69, est écrite principalement pour une voix de basse avec accompagnement du chœur ou bien des autres solistes. Sébastien Myrus, baryton, chante la partie principale. Sa voix a un très beau timbre et de la puissance dans le médium et l'aigu mais sa projection est un peu limitée dans le registre grave. Son premier air Gott hilf mir est très beau avec d'inquiétants chromatismes sur les mots Ich versinke im tiefen Schlamm (Je m'enfonce dans un bourbier). Le verset Ach mein Gott donne lieu à une interaction très vivante entre l'orchestre et les voix, notamment le joli duo formé par Sara Jäggi (soprano) et Lionel Meunier (basse) et le terzetto associant Zsuzsi Toth et Stephanie True (sopranos) et Sébastien Myrus. Cette cantate se termine par un chœur, un fugato combinant les voix et l'orchestre, chantant la paix de l'âme retrouvée, Denn bei der Herren ist die Gnade (Car près du Seigneur est la Grâce)...

La cantate Jesu, meine Freude, BuxWV 60 présente un grand intérêt dans la mesure où Jean Sébastien Bach composa vers 1723, sur le même texte, le célèbre motet BWV 227. Dans les deux cas le thème principal est emprunté à un cantique luthérien de Johann Crüger (1598-1662) écrit en 1653. Tandis que le motet de Bach est très développé et se caractérise par une écriture contrapuntique très savante avec une fugue magistrale en son milieu, la musique de Buxtehude possède une simplicité et une fraîcheur séduisantes. Après une courte introduction instrumentale, le choral très simple, admirablement harmonisé produit une grande émotion. L'imagination de Buxtehude se manifeste sur les paroles Trotz dem allen Drachen (En dépit du vieux dragon). Le soliste Sébastien Myrus évoque de manière très théâtrale la terreur ressentie à l'évocation du monstre et de sa gueule de mort mais la musique s'adoucit et exprime la confiance du croyant puisque Dieu veille sur nous. La soliste Caroline Weynants d'une voix pure et angélique souhaite bonne nuit au malin, aux péchés, à l'orgueil et bonjour à une vie nouvelle à la suite de Jésus.

La cantate Herzlich Lieb hab' ich dich, O Herr, BuxWV 41 (Je t'aime de tout cœur, Seigneur), sommet du disque, se déroule dans un climat apaisé et confiant. Elle débute par un magnifique choral richement accompagné par l'orchestre. Ce même choral fournit la substance du second morceau très développé et plus agité avec une alternance de l'orchestre, du quatuor vocal et du chœur produisant un effet magnifique. Les solistes nous régalent d'agiles et harmonieuses vocalises. Dans le dernier morceau le choral refait son apparition tandis que les cordes accompagnent de curieuses batteries. La prière s'achève sur les mots Herr Jesu Christ, erhöre mich (Seigneur Jesus Christ, exauces moi), et la cantate s'achève par un vibrant amen. Le chœur donne alors le meilleur avec de lumineuses voix de soprano.

La cantate Jesu, meines Lebens Leben, BuxWV 62 est une vaste chaconne sur un texte qui retrace les souffrances du Crucifié. Les variations sur la basse obstinée donnent aux solistes l'occasion de briller, chacun à sa façon. Caroline Weynants nous régale de sa voix pure, Jan Kullmann (alto), Lionel Meunier (ténor) et Philippe Froeliger (ténor) forment un trio très harmonieux. Robert Buckland (ténor) impressionne par sa voix au timbre magnifique, aussi à l'aise dans l'aigu que les graves. Stéphanie True (soprano), Daniel Elgersma (alto) et Sebastien Myrus (baryton) chantent avec beaucoup d'émotion dans le verset le plus dramatique du texte Man hat dich sehr hart verhönet (On t'a très durement raillé). La conclusion très sobre appartient au chœur.

Cette musique est émouvante par sa simplicité et son pouvoir d'aller au cœur avec cette touche de fantaisie et cette inventivité qui n'appartiennent qu'à Buxtehude. L'Ensemble Masques et le chœur Vox Luminis ont donné vie à cette musique et l'ont servie avec amour et rigueur.



Publié le 18 oct. 2018 par Pierre Benvéniste