Agrippina - Haendel

Agrippina - Haendel ©Chris Singer - Erato-Warner Classics
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Une version qui s'impose dans un riche panorama discographique

Agrippina est sans aucun doute l'un des plus hauts chefs d'œuvre de Georg Friedrich Hændel. Apogée de ses années d'apprentissage italiennes, il rencontra d'emblée, dans un somptueux théâtre vénitien au lendemain de Noël 1709, un succès si colossal – vingt-sept levers de rideau, un record à l'époque – qu'il valut au compositeur de seulement vingt-quatre ans son fameux surnom de Caro Sassone, « cher Saxon ».

Justice a été rendue à cette partition d'exception : si l'on ne peut prétendre qu'elle est un pilier de répertoire – loin s'en faut – elle n'est pas davantage une rareté, bien au contraire. À la scène, au concert, au disque, en vidéo, l'offre est relativement large, et depuis longtemps. Après le Festival de Halle 1943 et quelques autres pionniers les décennies suivantes, la cadence s'est accélérée au tournant des années 80, souvent en Allemagne... jusqu'en février de cette année où a résonné la consécration : le Metropolitan Opera de New York, reprise du jubilatoire travail de Sir David McVicar dévoilé à Bruxelles et Paris en 2000.

La discographie est désormais décente, au moins par sa quantité. Dès 1983, Christopher Hogwood et l'Orchestra Giovanile del Veneto ouvrent le bal (Mondo Musica), un live de La Fenice à Venise ; suivis par la Capella Savaria de Nicholas McGegan (Harmonia Mundi 1992), et les English Baroque Soloists de Sir John Eliot Gardiner, chez Philips en 1997. En 2004, Dynamic capte Jean-Claude Malgoire et sa Grande Écurie à l'Atelier Lyrique de Tourcoing, tandis qu'en 2011 Harmonia Mundi remet le couvert, cette fois avec René Jacobs (Akademie für alte Musik Berlin). Survient en 2016 un nouveau direct, du FestspielOrchester de Göttingen cette fois, confié à Laurence Cummings (Accent). Le mélomane curieux se lancera à la recherche des DVD, déjà au nombre de cinq (!) : Arnold Östman 1985, Jean-Claude Malgoire 2004, Jan Willem de Vrien 2006, Konrad Junghänel 2012, Thomas Hengelbrock 2018 enfin. On connaît moult opéras moins bien servis.

Quelle est la clef d'un tel succès ? Structurellement, Agrippina s'appuie sur un livret d'une exceptionnelle qualité. Vincenzo Grimani, véritable enfant de la balle, s'inspire de Tacite et Suétone pour trousser, autour de l'ambitieuse (et peu scrupuleuse) héroïne, une intrigue décoiffante aux incessants et immoraux rebonds, étude de mœurs et de caractères prodigue de finesse et d'ironie. Anti-opera seria pour anti-héros, souvent tournés en ridicule, jamais humiliés, cette commedia est bien plus en situation sur une scène de la Sérénissime que sur des planches romaines ou napolitaines.

Musicalement, le jaillissement est d'autant plus miraculeux qu'il est, en réalité, fort composite. En effet, conformément aux usages de remploi (si ce n'est de plagiat) de son temps, l'auteur a ratissé large. Ainsi peut-on suivre à la trace, parmi élagages, greffes, boutures ou rempotages, des emprunts à ses œuvres italiennes antérieures : oratorios Il trionfo del Tempo e del Disinganno et La Resurrezione, opéras Almira et Rodrigo, sérénade Aci, Galatea e Polifemo, nombreuses cantates... On y déniche même du Keiser, du Mattheson, du Cesti. À Naples, les reprises de 1713 confiées à Francesco Mancini – Hændel s'est établi à Londres – se voient pour leur part enrichies de Caldara et de Fux.

La genèse de cet auto-pasticcio se complique par les changements à vue opérés au fur et à mesure de son ordonnancement, puis de sa mise à exécution. De nouveaux ajouts, suppressions, déplacements... sont repérables entre le manuscrit original et les deux copies élaborées au long des représentations. Si nos productions modernes utilisent un corpus peu ou prou similaire, réputé celui de la première, il en va différemment des versions discographiques – du moins les plus attendues. Gardiner avait déjà tissé son propre canevas ; Jacobs s'est voulu le plus puriste, assumant des conjectures ou arbitrages très personnels (et très discutés).

Le nouveau cru Emelyanychev n'échappe pas à l'exigence philologique : il revendique une édition distincte, censée « pour l'essentiel » revenir à la création. Tout est dans ce « pour l'essentiel » : la remarquable notice nous apprend qu'un « petit nombre d’idées écartées de l’autographe par Hændel ont été ici restituées »... entre autres variantes. Les musicologues Peter Jones et David Vickers ont souhaité lester l'ouvrage d'une conclusion digne de son éclat ; aussi ont-ils reconstruit le ballet, dont la musique est perdue, en soutirant cinq danses de l'autographe de Rodrigo. Ils proposent en appendice deux pages connues, parfois intégrées à l'action : l'air de Poppea Fa’ quanto vuoi et l'admirable duo Poppea/ Ottone adapté de la cantate Il duello amoroso. Hélas – que le lecteur nous pardonne ce long mais nécessaire inventaire – on n'y trouve pas le délirant air de Poppea Per punir chi m'a ingannata avec ses frénétiques cadences de clavecin, substitué à la toute fin des sessions vénitiennes au plus laconique Ingannata, ma un sol volta. Ce joyau, clou de la vision McVicar, aurait pourtant eu toute sa place au sein des suppléments.


Maxim Emelyanychev © Jean-Baptiste Millot

Maxim Emelyanychev, donc. Ce claveciniste et organiste, successeur en 2016 de Riccardo Minasi à la tête du Pomo d'Oro à seulement vingt-huit ans, dirige également le Scottish Chamber Orchestra ; il appointe de la sorte au club encore restreint des « bivalents » (instruments modernes ET anciens). Avec son effectif de vingt-six musiciens et un ensemble vocal presque identique (Xavier Sabata au lieu de Jakub Józef Orliński), il a rodé Agrippina en 2019, au cours d'une tournée européenne de concerts applaudie successivement à Luxembourg, Madrid, Barcelone, Paris, Londres et Turku.

La qualité majeure de sa direction saute aux oreilles : le Russe déroule sans solution de continuité (bien qu'il s'agisse d'une gravure de studio), une longue trame dont le moteur carbure à l'énergie et à la fluidité. Par rapport à ses deux principaux concurrents, pourtant non dénués d'atouts, il bénéfice en outre d'une prise de son superlative, due au talent d'Hugues Deschaux. Cette dernière met en relief de façon incroyable le moelleux des cordes et, dans le continuo, la finesse de touche du chef soi-même, aux claviers. Ainsi Gardiner, qui ne manque pas d'énergie, paraît plus statique, plus morcelé, imperceptiblement sec ; Jacobs fait assaut de narcissisme, souligne les moindres détails dans une optique pré-rococo, aux dépens, précisément, de la fluidité. Dans ces deux cas, l'unité organique du dramma per musica y perd un tant soit peu – alors qu'Emelyanychev insuffle du théâtre partout, récitatifs compris. Ses attaques sont précises, souples, loin de tout maniérisme, et ses articulations cambrées respirent la vie.

Les neuf chanteurs retenus (dont Marie-Nicole Lemieux, Giunone-dea ex machina de luxe, et Biagio Pizzuti, impeccable en fugace Lesbo) représentent le meilleur collectif possible, où le tout est encore supérieur à la somme des parties. Avec une moyenne d'âge (hors Agrippina/Claudio) d'à peine plus de trente ans, il fait la part belle à la relève. À des degrés divers, toutes les individualités en sont à louer, les rares réserves étant assez vénielles.

Citons-les par acquit de conscience : Luca Pisaroni est, comme la plupart des Claudio, un baryton-basse et non une basse chantante, aussi fait-on une fois de plus son deuil d'un plein grave dans Cade il mondo. Ceci admis, son incarnation est crédible, mordante – écho (si tant est que cela existe en musique) de l'appétit sexuel débordant, quoique toujours frustré, de l'empereur envers Poppea. Celle-ci trouve en la jeune soprano française Elsa Benoit une interprète investie, au matériau frais, mais parfois « vert » : la frivolité, la coquetterie, l'espièglerie sont là ; toutefois la vocalità, au demeurant correcte, devra se bonifier avec les années. À cet égard, Sunhae Im (Jacobs) et surtout Donna Brown (Gardiner) sont à préférer.


Franco Fagioli © Julian Laidig

La technique est en revanche le fort de Franco Fagioli, transcendant dans le tube Come nube, venu du Trionfo del tempo. Le contre-ténor argentin, aujourd'hui au sommet de son art, libère une musicalité torrentielle. Le risque était que son insolente santé vocale ne révélât pas toutes les failles de Nerone. Il n'en est rien. Par un subtil jeu sur la couleur, un détimbrage ici, une nasalisation là, un tremblotement ailleurs, les fêlures du futur incendiaire de Rome se font jour. Faste à nouveau chez les affranchis manipulés par l'impératrice, Pallante et Narciso (deux airs chacun). Du premier, Andrea Mastroni – une vraie basse pour le coup, avec un seuil de tessiture sonore – ne fait qu'une bouchée. Souverain dans le chant, benêt manœuvrable à souhait par sa composition : il devra un jour s'emparer du velléitaire Claudio. À l'excellent falsettiste Carlo Vistoli échoit le second, qui fut l'emblème de Dominique Visse. Ce Narciso sur-distribué à la justesse et à l'agilité des plus séduisantes mérite lui aussi de gravir un échelon, en Ottone (il l'a du reste déjà interprété).


Jakub Józef Orliński © Jiyang Chen

Sauf qu'ici, la place est prise, et pas par n'importe qui. Jakub Józef Orliński  - qu'Emelyanychev connaît bien (voir notamment la chronique du récent CD Facce d’amore, paru également chez Erato) -  est un des plus excitants Ottone que nous ayons entendus, en une compétition incluant Minter, Wessel, Zazzo, Chance, Mehta, Davies. Le timbre mordoré au grave boisé est enivrant, l'émission d'une onctuosité de miel, et la technique, des plus accomplies. Ce protagoniste, seul de la pièce à être totalement positif, n'arbore pas à proprement parler de tour de force ostentatoire ; d'une certaine manière cela l'expose encore plus, et l'astreint à caractériser chaque air, chaque phrase, chaque note : le Polonais y parvient haut la main. Tous les affetti sont magnifiés, de la détresse (poignant Voi che udite il mio lamento) à la félicité (Lusinghiera mia speranza, couronné à la reprise d'une sidérante messa di voce).

Reste le rôle-titre. La résiliente Agrippina est suffisamment complexe pour que chacune de ses grandes titulaires y ait fait miroiter des dons distincts, si ce n'est opposés : Della Jones, Anna-Caterina Antonacci, Alexandrina Pendatchanska, Ann Hallenberg... Toutes y ont trouvé matière à convaincre. Le choix d'Emelyanychev s'est porté sur Joyce DiDonato, qui ne l'avait pas encore endossée, mais s'est largement rattrapée depuis : après cette tournée de concerts, dans la mise en scène de Barrie Kosky à Londres (avec le même chef) – et voici quelques semaines, à New York, où sa prestation très acclamée nous a paru tout bonnement historique.

Dernière à entrer en lice, la blonde Américaine impose sa patte sans détour. Le mot de « patte » ne doit rien au hasard : ce qui fascine le plus DiDonato, c'est le tempérament animal de la comploteuse, ses rugissements, ses feulements de tigresse. Rien ne la stimule autant que les râles de la bête aux abois, lorsque ses ruses carnassières échouent l'une après l'autre. Qu'une approche aussi fauve, entrelardée de morsures et de coups de griffe, ne recoure pas un instant à l'effet gratuit est un exploit. Mieux : l'artiste se paie le culot d'y verser une leçon de bel canto. Envolées, les altérations perceptibles dans le cycle Berlioz de John Nelson ! La voix, enjôleuse ou péremptoire, se prête comme jamais aux saillies les plus virtuoses, toujours reflets du drame et de la psychologie. L'Everest est atteint par un Pensieri, voi mi tormentate d'une cruauté inouïe, et un surnaturel Ogni vento. Soudain orant, le Se vuoi pace final stupéfie. On se prend à songer que si Maria Callas avait eu à aborder Agrippina, elle l'aurait habitée ainsi.

Nanti de l'air alternatif Per punir et doté d'une Poppea plus phosphorescente, Emelyanychev/ Erato eût constitué une référence absolue. En l'état, il demeure incontournable, néanmoins nous conseillons de l'assortir de Gardiner/ Philips, réédité en série économique. Le collectionneur pourra agrémenter cette doublette de l'atypique Jacobs/ Harmonia Mundi.



Publié le 21 avr. 2020 par Jacques Duffourg