Oeuvres pour orgue - Aguilera de Heredia

Oeuvres pour orgue - Aguilera de Heredia ©
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Aguilera de Heredia et l’orgue prébaroque espagnol, admirablement joué sur un des plus anciens instruments d’Europe

Même si Sebastián Aguilera de Heredia apparaît dans maintes anthologies consacrées au répertoire espagnol pour tuyaux, les disques qui lui sont entièrement consacrés se comptent sur les doigts d’une main : au début des années 1980, un vinyle d’Irmtraud Krüger à Santa Maria de Montblanc (SCGLX 73996), et une autre anthologie (onze pièces) chez le label Etnos par Miguel del Barco (père de Miguel del Barco Díaz), récompensée par un prix du Ministère de la Culture espagnol. Suivirent Antología de obras para órgano par Jose Luis González Uriol (Ministerio de Educación y Ciencia, c. 1990), Jean-Charles Ablitzer à l’église San Salvator de Salvatierra de Esca (Musique et Mémoire, 2012), Martin Schmeding à Sant Francesc de Paula de Campos (tiré d'un coffret de 6 SACD Cybele, 2017). On se réjouit que notre CD vienne abonder cette discographie, par une contribution exhaustive qui s’est référée aux deux volumes compilés par Dom Claude Gay (éd. Alphonse Leduc) : joués dans leur intégralité (dix-huit pièces), écartant ainsi le Tiento de Batalla (certes enregistré par Ablitzer) dont l’attribution reste incertaine. Le programme respecte l’ordre de l’édition Leduc : les quatre pièces sur hymnes religieuses (partagées entre Salve Regina et Pange Lingua), puis un assortiment mêlant les trois Tientos de falsas, cinq pièces monothématiques, quatre Tientos de medio registro (voix soliste à la main gauche) dont le Dos bajos à deux basses et deux dessus, et l’Ensalada en cinq sections.

Né et décédé à Saragosse, ce compositeur fut une figure de proue de la tradition aragonaise, une école qui au gré des transmissions de maître à élève fit fructifier son esthétique, prolongée par Jusepe Ximénez (1600-1672), Andrés de Sola (1634-1696) et jusqu’à l’orée du XVIIIe siècle en la personne de Sebastián Durón (1660-1716). À l’amont, Aguilera constitua un trait d’union entre la Renaissance et le Baroque, entre la sobriété polyphonique d’Antonio de Cabezón (1510-1566) et le discours plus recherché d’un Francisco Correa de Arauxo (1584-1654). Si l’on considère le livre de magnificat Canticum Beatissimae Virginis Deiparae Mariae, pour quatre, cinq, six et huit voix (1618), on comprend que l’essentiel de son œuvre est dédié à l’église. Techniquement, Aguilera fut un pionnier de l’usage des medios registros (jeu réparti en demi-clavier partido) et précurseur des falsas ainsi mentionnées (art de la dissonance et des surprises harmoniques), qui rencontreront une riche postérité. Ainsi que l’explique la notice du CD, cette musique allie rigueur et émotion, capable de « véhiculer passions et affects » pour séduire un large auditoire.

Deux ans après la nomination d’Aguilera à la Cathédrale del Salvador en su Epifanía (dite La Seo, en référence au statut de siège épiscopal), on y fit reconstruire l’orgue selon ses prescriptions. Hélas, comme le soulignait Pedro Calahorra Martinez dans sa monumentale étude La Música en Zaragoza en los Siglos XVI y XVII (Institución Fernando el Católico, 1977, page 163), « nous ne disposons ni du rapport d'Aguilera ni de l'éventuel acte capitulaire signé à cet effet, qui impliqueraient tous deux une connaissance notable de l'orgue utilisé par Aguilera et sur lequel il basa ses compositions ; nous ne connaissons pas non plus le facteur d'orgue qui réalisa un tel arrangement, mais nous supposons qu'il s'agit de Guillaume de Lupe. » On admet toutefois qu’Aguilera insista pour obtenir ce clavier coupé propice à ses pièces en demi-registres, et qui s’était propagé depuis une quarantaine d’années (non loin, l’église Santa Cruz en 1567).

Les cinq lignes de Miguel del Barco Díaz ne s’avèrent guère loquaces sur l’instrument qu’il a choisi. Précisons donc qu’il a été récemment classé (février 2020) à l’inventaire Bien de Interés Cultural, pour ses qualités intrinsèques et en ce qu’il représente un des plus anciens orgues d’Europe. Grâce aux nombreuses études universitaires dont il a fait l’objet, on connaît mieux ce précieux vestige. Sa présence est attestée en 1578 quoiqu’il remonte probablement au milieu du XVIe Siècle. Il fut rénové en 1677 par Juan Amador el joven : cette modification instaura un clavier coupé (en buis pour les notes naturelles et en bois peint pour les feintes) mais préserva certains aspects de la facture initiale (le coffrage et une partie de la tuyauterie) en la complétant par un jeu de tierce. Une restauration réalisée à la fin des années 1980 neutralisa une rénovation de 1893 et visa la reconstitution de l’état du 1677. Toutefois, la décoration des volets (reproduction de L’Annonciation de Fra Angelico) est contemporaine (1990), tout comme les tirants colorés en rouge. Répartie entre la montre et l’intérieur du buffet, la Flautado 13 est réputée intacte, à l’instar de l’Octava 4 et du Tapadillo 4. En revanche, la Quincena 2, les sept rangs de plein-jeu, la Decisetena (tierce) se présentent entièrement (ou majoritairement) refaites par les soins de Gerard de Graaf. Ce facteur a apporté quelques facilitations mécaniques et expédients de détail, réversibles en attente d’une meilleure approximation d’un état de fonctionnement véridique. En tout cas, l’harmonisation, l’alimentation en vent présentent un instrument aussi vénérable que plein de santé pour servir ce répertoire d’époque.

Qu’on ne s’imagine pourtant pas que ce témoin de modeste taille, situé en Estrémadure à quelque 600 km de Saragosse, constitue un archétype de la facture espagnole d’alors, ni de ce qu’Aguilera pouvait convoiter. Avant une certaine uniformisation tandis que Madrid s’imposera comme capitale, cette facture émancipée du plenum gothique se partageait entre deux aires relevant des Couronnes d’Aragon et de Castille. Dès 1469, un siècle avant la naissance d’Aguilera, l’orgue de La Seo disposait de trois claviers en registres indépendants. En Castille, l’orgue du monastère de L’Escorial jouissait d’une pédale, à elle-seule munie de huit jeux, et d’anches en 16 pieds ! Spécificité aragonaise, les jeux d’anches à corps raccourci (comme la Dulzaina) se développèrent, d’ailleurs sous l’influence de Guillaume de Lupe, mais sont absents de l’instrument de Santa Maria de la Consolación que nous entendons ici. Lequel s’avère donc frugal quant aux capacités de registration, voire un peu limité quant à la palette sonore que convoitent ces pièces, ou du moins, hors toute ambition d’authenticité, qui en varierait l’attrait. À titre de comparaison : Jose Luis González Uriol (à Almonacid de la Sierra, La Escuela de Zaragoza II, Auvidis, août 1991) incorporait la Trompeta Real à l’appui de la Flautado Mayor et de l’Octava, dans la seconde partie (3’25) du Vajo de primer Tono ; Lionel Rogg (à Santa María de Sádaba, La Escuela de Zaragoza I, Auvidis, août 1991) incorporait Clarin de Campana, Trompeta Real, Clarin Claro et Bajoncillo à compter de la troisième section (2’12) de l’Ensalada. Une gouaille dont la console de Garrovillas est intrinsèquement dépourvue, mais la congruité des combinaisons n’empêche pas la saveur des timbres, la suavité du souffle (d’autant que les tuyaux sont captés de près), le piquant du tempérament, dru et épicé. Et ce Lleno qui jette son éclat, iridescent et chaleureux, telles les mordorures au vermillon du retable de San Ildefonso de Fernando Gallego (c. 1440-1507).

Ce qu’on perd en pyrotechnie se compense donc en poésie : ce Pange Lingua por ce sol fa ut dont les guirlandes d’arpèges melliflues, les trilles adroitement placés, la suspension en triolets (0’22) offrent une délicieuse figuration au superius. La même hymne typique de la Fête-Dieu (rappelons que sa valeur venait d’être renforcée par le Concile de Trente), en plage 4, celle qui s’énonce en blanche et noire pointées sur un contrepoint imitatif, se trouve délicatement articulée par l’interprète. La densité polyphonique du Salve de primo tono por de-la-sol-re, en traitement fugué, s’éclaircit d’un pieux rayonnement et sait se dispenser de pédalier. En revanche, on estimera peut-être que dans les Tientos de demi-registre, la hauteur des tessitures employées (ou permises sur l’instrument) ne confère pas à la basse la plénitude qui assiérait sa gravité : ainsi le sobre bajo (mesure 11, 0’21) du Registo baixo de primo tom, celui (0’32) du Vajo de primo tono… On y gagne certes en homogénéité de textures et volumes. Les tempos ajustés sans mollesse ni précipitation sont ceux qui conviennent à l’absence de réverbération. L’ornementation véloce, le phrasé soutenu autorisent une communicative respiration du texte, servi avec la sensibilité qui convient. Les bruits de mécanique, de changement de registre, ajoutent leur vie à cette restitution intimiste, chaste quoiqu’inondée de ferveur. Un portrait en couleurs flagrantes, et délibérément tourné vers une posture archaïsante (induite par la facture du lieu), partiale mais assumée avec tous les moyens qui font de ce disque une galerie d’enluminure.



Publié le 26 mai 2021 par Christophe Steyne