Alcina - George Frideric Handel

Alcina - George Frideric Handel ©Festival d'Aix-en-Provence 2015 - P.Berger/Artcomart
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Préambule: « Aujourd'hui marque la fin d'une longue vie, celle de Nymphéa.
La vie est remplie d'amour, de joie. L'illusion de l'éternelle jeunesse, de l'infini bonheur est parfaite. Nous y croirions volontiers ... mais puisqu'il y a un mais! Cette illusion disparaît aussi subrepticement que le doux baiser d'une Maman veillant sur son enfant.
Cette présente chronique en reflète le côté, ô combien enchanteur et si fugitif de la jeunesse et de la vie. La vie est magique, alors vivons pleinement chaque jour...».



Si bien des chefs-d’œuvre existent, ils demeurent souvent aussi insaisissables et éphémères que la jeunesse. Ils naissent, vivent et disparaissent à tout jamais dans le monde mystérieux et magique de l’au-delà.
Tout comme les feux d’artifices éclairant le ciel des nuits d’été, l’illusion rayonne et efface les contours de la réalité, seulement un court instant…

Le label Erato / Warner Classics offre, avec ce présent double dvd, une chance inouïe de découvrir ou redécouvrir un opéra considéré comme l’un des plus «magiques», Alcina de George Frideric Handel.Cette œuvre revêt la forme d’un dramma per musica en trois actes sur un livret anonyme d’après l’Alcina delusa da Ruggier du librettiste italien Antonio Marchi (v.1670, 1725), inspirée de l’Orlando furioso (1516) du poète de la Renaissance Ludovico Ariosto (1474-1533) – chants VI, VII et début du chant VIII – poème épique. Il fut crée le 16 avril 1735 au Covent Garden de Londres. Doté d’une connaissance conceptuelle et rationnelle de la vieille Europe, Handel su adapter son style au goût du public londonien en introduisant une certaine légèreté, répondant ainsi aux opéras sérieux de Nicola Porpora (1686-1768) et ouvrant la voie aux futurs opéras comiques anglais. Entre 1735 et 1737, l’œuvre fut représentée vingt-quatre fois et fut l’un des premiers opéras du «Caro Sassone» à être réinscrit au répertoire au XXe siècle, notamment par sa reprise en 1957 par la Handel Opera Society avec Joan Sutherland, au théâtre Saint-Pancras de Londres.

Handel tisse la trame de son œuvre autour de la magie, des sortilèges jouant des tours, réservant bien des surprises.
Sous ses airs les plus angéliques, la magicienne Alcina séduit les hommes en les attirant jusque sur son île aux fins cruelles de les transformer en végétal ou bien pis en bête sauvage empaillée une fois la séduction accomplie. C’est ainsi que Ruggiero tombe en son pouvoir. Comble de la situation, l’enchanteresse est à son tour charmée par lui et laisse l’amour s’emparer de son cœur sans aucune résistance.
Bradamante, la fiancée de Ruggiero, part à sa recherche sous les traits travestis de Ricciardo, son propre frère. Elle est accompagnée de Melisso qui n’est autre que le précepteur de Ruggiero. Tous deux accostent sur l’île enchantée de la magicienne et sont accueillis par Morgana, sœur d’Alcina, qui s’éprend immédiatement du vaillant Ricciardo. Or Morgana est promise à Oronte, le chef des armées de la magicienne. Oronte le découvre et parvient à convaincre Ruggiero qu’Alcina est amoureuse de Ricciardo.
De là découle un florilège d’intrigues que nous vous laissons le soin de découvrir.

«La vie est une rose dont chaque pétale est une illusion et chaque épine une réalité», cette citation d’Alfred de Musset prend tout son sens dans la mise en scène de Katie Mitchell.
Bien qu’il s’agisse de sa quatrième participation dans le cadre du festival d’Aix-en-Provence, après Written on skin de George Benjamin en 2012, The House Taken Over en 2013 de Vasco Mendonça et Trauernacht de Johann Sebastian Bach en 2014, la metteure en scène britannique conserve toute la fraîcheur dans sa scénographie imageant cette charnelle histoire baroque : grande scène d’amour entre Alcina et Ruggiero en ouverture, Morgana ligotée sur le lit, caresses prodiguées à l’aide d’un plumeau, pour ne citer que ces éléments voluptueux.
La mise en scène illustre à merveille les sous-entendus érotiques couramment employés dans les livrets baroques. Montre leur le bois, la source, le ruisseau où s’est construit notre amour (acte I, scène 2) lance Alcina à son amant Ruggiero lors de l’acte I. Bien d’autres équivoques, tout aussi licencieux, jalonneront l’œuvre.
Katie Mitchell semble trouver un certain plaisir et s’en amuse librement avec revendication. Elle ne tombe jamais dans l’excès. Elle se veut être l’instigatrice de la Femme libérée tout en préservant le jeu illusoire de la séduction… Comme l’a écrit Félix le Dantec, un biologiste français, « L’Homme est une marionnette consciente qui a l’illusion de la liberté.»

Afin de renforcer l’illusion, un dispositif scénique signé par Chloe Lamford est mis en place. Il se révèle très efficace.
Une demeure aux allures bourgeoises campe le décor ouvert sur deux étages, selon la technique dite de vue en coupe. Ces niveaux permettent de jouer avec l’endroit et l’envers du décor confortant ainsi la monumentale duperie.
Au centre du rez-de-chaussée, un salon art-déco occupe un large espace où trône un lit, théâtre de cette funeste séduction. La beauté, la jeunesse y règnent en maîtresses absolues au profit d’Alcina et de Morgana. A cour et à jardin, deux alcôves plongées dans une froide obscurité créée par les éclairages bleutés de James Farncombe, jouxtent ce lumineux salon. Ces alcôves, en tant que refuge de la magicienne et de sa sœur, trahissent leurs apparences enchanteresses. Les deux vénus apparaissent sous leurs vrais traits : deux femmes marquées par les outrages du temps qui fuit inexorablement! La perfection s’impose même lorsque les deux vénus quittent le salon pour se réfugier dans leurs alcôves. Dans une parfaite synchronisation au franchissement des portes, deux actrices se substituent aux vénus, Juliet Alderdice en une Alcina âgée et Jane Thorne, Morgana âgée.
A l’étage, une grande pièce encore plus lugubre s’affiche dans de glaçantes teintes. Une machine, ressemblant à un scanner de contrôle de bagages, occupe une place prépondérante dans ce funeste laboratoire. Elle transforme les amants séduits ou réfractaires en bêtes sauvages empaillées, qui finiront pour l’éternité dans des vitrines agrémentant le salon art-déco.
Les costumes de Laura Hopkins au style contemporain apportent une touche moderne à cet opéra.

Face à ce déploiement de magie, il fallait un chef d’orchestre digne de «relever la baguette». A la tête du Frieburger Barockorchester, le chef d’origine italienne Andrea Marcon, offre avec une générosité sans retenue, une élégante lecture de l’œuvre. De ses gestes dynamiques naît la musique, une certaine forme poétique s’en dégage grâce au sublime travail conjoint du maestro et de l’ensemble. Deux points sont en surbrillance. Le da capo s’exécute dans une absolue finesse sans s’échouer dans la monotonie du perpétuel recommencement. Les couleurs ainsi « peintes » par les talentueux musiciens confèrent un timbre encore plus magique voire envoûtant à l’Alcina haendélien. Un air peut en être l’une des parfaites illustrations Ah! Mio Cor! Schernito sei! Stelle, dei! Nume d’amorAh! Mon cœur, on t’a raillé! O ciel! Etoiles! Dieu d’Amour! (acte II, scène 8), interprété par Alcina découvrant l’amour feint de Ruggiero. Les cordes, en particulier les violons, scandent de leurs rapides et successifs coups d’archet la douloureuse plainte de l’enchanteresse. Cet air constitue sans nul doute l’un des plus vibrants passages.
L’ensemble allemand de musique baroque, Freiburger Barockorchester, se montre plus qu’attentif aux nuances, accents « imposés » par les mains de Marcon. Chaque musicien renforce ce magique récit amoureux dans de poétiques tonalités. Un seul qualificatif peut être retenu pour cet ensemble : MAGNIFIQUE!
Le Chœur MusicAeterna – chœur de l’Opéra de Perm (Russie) mérite tout autant d’éloges. Son soutien prend toute son importance dans les ornements réalisés.

Mais à cette magie, il manque l’essentiel, les voix! La distribution vocale est fabuleuse même si un léger déséquilibre pourrait être constaté. Les voix féminines sont largement représentées. Alcina n’est-il pas un opéra mettant à l’honneur la Femme?
Une femme, quelle femme! Le rôle titre est confié à une authentique actrice accomplie, Patricia Petibon, soprano colorature française. Elle campe une alcina à l’empreinte haendélienne indéniable. Elle est exquise lorsqu’elle s’adresse à Ruggiero couché sur le lit, Di’, cor moi, quanto t’amai - Dis-leur, mon cœur combien je t’aimais (acte I, scène 2) en le chevauchant. L’érotisme est à son comble par ses hautes vocalises simulant l’orgasme. Les aigus sont lumineux aux doux reflets de la voix lactée, son chant est dynamique. La sensualité dominera tout au long de ses interventions. La scène finale de l’acte II, avec l’air sublime Ah! Ruggiero crudel, tu non mi amasti!(…) Ombre pallide, Io so, mi udite?Ah cruel Ruggiero, tu ne m’as pas aimée! (…) Vaincue, trompée, que reste-t-il donc? confirme son appartenance à la lignée des interprètes haendéliennes.
Philippe Jaroussky incarne un troublant Ruggiero perdu entre les sentiments contradictoires envers sa fiancée Bradamante et l’amour-sortilège jeté par Alcina. Ses hésitations amoureuses se colorent d’une élégance vocale dans les ornements. Sa voix, discernable entre toutes, conserve son timbre adamantin, qui ne constitue nullement un obstacle à la force de conviction de son rôle. Il se montre persuasif lorsqu’il lance Ah, infidele, infedel! Questo è l’amore?Ah, infidèle, c’est ça l’amour? (acte I, scène 9). Il est touchant lorsque seul, il s’interroge sur quel prodige appelle mon esprit à retrouver sa lumière? - Qual portento mi richiama la mia mente a rischiarar?, acte II, scène 1. Il couvre d’aigus habilement négociés le Mi lusinga il dolce affeto con l’aspetto del moi beneMa tendre passion m’enchante par la seule vision de celle que j’aime, acte II, scène 3. Il marque encore plus de son timbre jarousskyen le Verdi prati, selve amene, perderete la beltàVertes prairies, forêts charmantes, vous perdez votre beauté de l’acte II, scène 11. Même vêtu de son costume de militaire, il émeut à en couper le souffle de par la finesse de ses trilles… Il déploie sur les notes toute sa grâce vocale. Quel somptueux moment!
Quant à Morgana, sœur d’Alcina, elle est interprétée par la soprano autrichienne Anna Prohaska, qui offre une vision moderne de cette femme libérée invitant Ricciardo – sous sa véritable apparence, Bradamante – à la caresser avec un plumeau. Elle conservera une fraîcheur dans son interprétation tout au long de la représentation. Elle se montre polissonne lorsqu’elle se trouve attachée au lit par des liens en s’adressant à Ricciardo en ces termes Tornami a vagheggiarAh reviens me séduire de l’acte I, scène 14.
La fiancée de Ruggiero, Bradamante interprétée par la mezzo-soprano serbe Katarina Bradić, emploie un ton juste et véridique dans l’expression des sentiments. Les airs E gelosia, Forza è d’amoreC’est la jalousie, c’est la force de l’amour (acte I, scène6) et Vorrei vendicarmiJe voudrais me venger (acte II, scène 2) rayonnent dans une précise intonation. Ce second air est une véritable explosion vocale.
Le ténor britannique Anthony Gregory offre paradoxalement une sensibilité à son personnage Oronte, pourtant chef des armées d’Alcina. Cela ne gène en rien sa force de conviction. Il tient avec brio son rôle. Le Melisso de la basse polonaise Krzysztof Baczyk complète la distribution. Ses graves ne tombent pas dans le son rocailleux si désagréable à l’oreille.
Mais l’instant le plus magique de toute l’œuvre est bien celui de l’apparition du jeune Elias Mädler (12ans) auquel a été confié le rôle d’Oberto. Ce jeune sopraniste, issu du prestigieux Tölzer Knabenchor (Chœur d’enfants), campe avec une maturité déconcertante un Oberto qui n’a peur de rien. Il se permet même une ornementation époustouflante avec sauts d’octaves, le Champion olympique en titre de l’œuvre haendélienne.

L’ingéniosité de la mise en scène, la beauté des décors, les costumes et les lumières concourent à créer la magie autour de cette Alcina, de ce discours amoureux, de ce jeu de séduction. Les sentiments, l’amour, l’apparence, la vie, tout n’est qu’illusion. Illusions de l’esprit ou simple fait de vouloir vivre, exister?
Les yeux ne voient-ils pas ce qu’ils veulent voir?



Publié le 26 août 2016 par Jean-Stéphane SOURD DURAND