Alcina - Tamerlano - Haendel

Alcina - Tamerlano - Haendel ©
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Un doublé de haut vol

Les deux œuvres offrent des facettes bien différentes du Caro Sassone. Version médiévale de l'antique épisode de Circé dans les tribulations de Jason et des Argonautes, Alcina appartient à la catégorie des « oeuvres-culte » de Haendel, avec une pléiade d'airs plus brillants les uns que les autres, et dépeint dans un esprit très baroque la ruine d'un monde enchanté au profit du triomphe d'amours plus humaines. Elle connut le succès auprès du public londonien, à la différence de Tamerlano, qui remporta un succès moyen, malgré sa reprise en 1731 (qui fixa la partition définitive). L'octroi du rôle-titre à un ténor, de même que son caractère de tragédie implacable (malgré la clémence finale de Bajazet, en décalage total avec son attitude antérieure) avaient de quoi désarçonner le public. Ce choix, singulier pour le XVIIIème siècle, allait toutefois se révéler particulièrement fécond dans le répertoire du bel canto au XIXème siècle...

En 2015 le théâtre de la Monnaie de Bruxelles avait fait le choix de mettre à l'affiche la production mise en scène par Pierre Audi une douzaine d'années plus tôt pour le petit théâtre de Drottningholm, et d'en conserver les décors malgré la notable différence de taille de la scène. Il s'agissait donc un peu d'une gageure, sachant en outre que les éléments de décor utilisables dans ce petit théâtre suédois se limitent à la douzaine de décors d'époque conservés... La transposition effectuée est toutefois si habilement menée que les décors semblent avoir été conçus pour la Monnaie, tout en apportant l'indispensable touche baroque (comme ces nuages qui semblent protéger le duo d'Andronico et Asteria au début du troisième acte de Tamerlano). La mise en scène d'Audi conserve toute son efficacité théâtrale, avec des personnages qui assistent aux différents états des autres protagonistes, même quand le livret mentionne une scène solo. Ils s'impliquent alors dans cette présence silencieuse par des déplacements, des gestes, des expressions faciales, ce qui contribue à mieux lier une intrigue en principe suspendue lors des arias da capo. Elle devient ainsi plus vivante, plus fluide, plus « naturelle ». On peut noter également que tous les interprètes se prêtent de bonne grâce à ces jeux, et que les chanteurs démontrent ainsi, outre leurs qualités vocales habituelles, un incontestable talent d'acteur. Les prises de vue vidéo permettent par ailleurs de bien identifier les déplacements, parfois en arrière-plan, ou les détails des expressions faciales, d'autant que les lumières, réduites, sont concentrées sur les personnages. De ces images le format Blu-Ray, en notre possession, offre une définition et un confort visuel tout à fait remarquables, au relief particulièrement net. La captation sonore est également de très bonne qualité, avec un bon équilibre des voix et des instruments. Seul petit regret : le découpage des plages est des plus sommaires, il se réduit à une plage par acte. Il est vrai que les appareils de lecture permettent de retrouver aisément le passage en cours de lecture après une interruption.

La performance orchestrale des Talents Lyriques unit indiscutablement ces deux œuvres. On peut ici saluer tout particulièrement le talent de Christophe Rousset, qui infléchit régulièrement le rythme de la partition pour mieux s'adapter aux mouvements prévus par la mise en scène, sans en sacrifier les beautés mais au contraire pour les magnifier. Du côté des instruments, les sonorités sont bien moelleuses, les attaques toujours nettes, les solo impeccables et les ensembles clairs et précis. On notera également l'accompagnement particulièrement attentif des arias, précisément en phase avec la ligne vocale.

Magistrale dans le rôle-titre, Sandrine Piau campe de son timbre mat une Alcina à la grande noblesse, désespérée de voir lui échapper l'amour de Ruggiero malgré ses pouvoirs magiques, mais qui assume sans ambages une dernière tentative de cruauté envers Astolfo. Elle se fait tout d'abord sensuelle (Di, cor mio, aux ornements alanguis), puis touchante lorsqu'elle révèle sa fragilité (Si, son quella), opportunément soulignée par les cordes. Au second acte son Ah, mio cor ! Schermito sei ! constitue une numéro de grande tragédienne, poignant, aux attaques lancinantes qui retentissent sur fond de décor noir. On lui doit l'éblouissant final du même acte : après un récitatif mû par une tension croissante , bien rendue par l'orchestre (Ah ! Ruggiero crudel) dans lequel elle enlace amoureusement Ruggiero, elle se lance dans un Ombre pallide au déluge de mélismes, entrecoupés de Per che ? hallucinés, entourée d'ombres blanches. Le troisième acte verra sa déchéance, tentant de recouvrer Ruggiero en enlevant sa jarretière telle une prostituée (Ma quando tornerai), tour à tour suppliante et dominatrice, jusqu'au désespoir dépouillé du Mi restano le lagrime, sur fond de nuages obscurs. L'enregistrement rend justice à cette interprétation, qui fera assurément date.

Autour d'elle, les autres interprètes composent un plateau de haute tenue. Maïté Beaumont prête à Ruggiero un timbre androgyne tout à fait convaincant. Sans trahir la beauté du chant, elle accentue légèrement le caractère mécanique des ornements (comme de ses gestes) dans les airs du premier acte (Di te mi rido et La bocca vaga), comme pour mieux souligner l'envoûtement dont est victime le malheureux. De même au second acte elle rend avec force le réveil du héros (avec un Qual portento aux attaque graves, souligné par les traits syncopés des cordes), puis ses doutes (Mi lusinga il dolce afetto, aux beaux ornements filés), son amour véritable (un Mio bel tesoro enchanteur, sur les notes aériennes de la flûte), comme la mélancolie de ce monde enchanté qui va disparaître (Verdi prati, au rythme langoureux). Elle se joue avec aisance des mélismes redoutables du Sta nell' ircana au troisième acte, face à une Alcina qui tente vainement de le tuer d'une dague.

La Bradamante d'Angélique Noldus affiche un timbre relativement mat, qui accentue sa détermination, en particulier au premier acte (E gelosia). Au second acte elle nous ouvre un tourbillonnant Vorrei vendicarmi, aux mélismes parfaitement dévalés, tandis qu'au troisième sa voix se pare d'un beau velouté pour déclamer impeccablement All' alma fedel. Sabina Puertolas campe une Morgana sensuelle et enjouée, à la voix relevée d'une pointe d'acidité. Son Amo, sospiro au second acte est appuyé de déplacements fort appropriés, et elle ouvre le troisième acte avec un Credete al mio dolor teinté d'une grande émotion, relayée par la plainte du violoncelle. Sa prestation la plus mémorable demeure toutefois le Tornami a vagheggiar qui conclut brillamment le premier acte. Dans le court rôle d'Oberto, Chloé Briot s'acquitte sans peine des airs Chi m'insegna il caro padre et Barbara ! Io ben lo so, avec dans ce dernier de beaux ornements filés.

Chez les hommes Daniel Behle s'avère sans surprise un Oronte de haut vol. Son Simplicetta ! A donna credi ? aux attaques franches et claires est émaillé d'ornements où perce l'ironie du texte. Il est superbement servi par l'orchestre pour le Un momento di contento, où son élocution claire et fluide, son timbre bien rond nous procurent un moment de pure félicité ! Ses ornements, comme discrets, se montrent toujours d'une légèreté aérienne. Et dans le court rôle de Mélisso, Giovanni Furlanetto affiche une belle projection (Pensa a chi geme). Notons enfin le beau trio final Non e amor, né gelosia, si prestement enlevé.

Atmosphère bien différente pour Tamerlano, pour lequel les attaques lancinantes des cordes, relayées par la longue plainte du basson, traduisent dès l'ouverture la couleur dramatique. Se traînant sur la scène, Jeremy Ovenden exprime le noble désarroi de Bajazet (Forte e lieto), avec des graves chaleureux. On le retrouvera dans un vigoureux Lascia ch'io dica au second acte, bien souligné par les cordes, puis avec la même conviction dans la douceur apaisée du No, il tuo sdegno. Mais c'est évidemment dans les longs récitatifs accompagnés de la fin du troisième acte qu'il montre tout son talent dramatique : un Empio per farti guerra emporté, aux mélismes menaçants, de tendres échanges filiaux dans le Fremi, minacci, et un touchant Figlia mia, au terme duquel Tamerlan lui ferme les yeux.

Face à lui, Christophe Dumaux choisit d'incarner un Tamerlan plutôt humain, à l'élégance naturelle relevée d'une pointe de raffinement, loin de la caricature d'un souverain brutal voire sadique. Sa diction soignée, ses nuances emplies d'une certaine préciosité décrivent plutôt le souverain dépité de voir lui échapper l'objet de son désir. Les ornements demeurent sobres, mais de bonne facture. On notera ainsi les beaux aigus perlés dans le Dammi pace (premier acte), au phrasé élégiaque, et les ornements en cascade, dévalés sans peine, du Bella gara (début du second acte) et du A dispetto d'un volto ingrato (troisième acte), qui reçoivent des applaudissements mérités. Achevons le tour des chanteurs masculins avec Nathan Berg, qui prête son timbre rocailleux de basse au court rôle de Leone. Ses attaques rugueuses ne sont pas vraiment du plus bel effet à l'oreille, et l'émission est un peu large à notre goût. Elles suggèrent toutefois efficacement le bon sens populaire incarné par ce valet, qui dispense à deux reprises (Amor da guerra e pace et Nel mondo e nell'abisso) la morale du drame.

Côté féminin la voix cristalline de Sophie Karthäuser campe superbement une Asteria déchirée par le marché que lui propose Tamerlan : renoncer à son amant pour sauver la vie de son père. Ses attaques tranchantes évoquent puissamment ce déchirement (Se non mi vuol amar). Au début du troisième acte son Cor di padre, aux ornements perlés, suscitera de larges applaudissements. Mentionnons encore son émouvant récitatif accompagné Padre, amante, suivi du bel arioso Folle sei. Ses deux autres partenaires féminines sont tout simplement magistrales. Ann Hallenberg endosse avec détermination et rouerie les habits d'Irène, la promise de Tamerlan, pour tenter de reconquérir son cœur. Au plan vocal la performance est sans surprise au rendez-vous, avec de magnifiques mélismes dans le Dal crudel che m'ha tradita, et un Par che mi nasca superlatif, au phrasé fluide et délicat, longuement applaudi. On retiendra encore le No, che sei tanto constante qui conclut brillamment le second acte, et un très digne Crudel piu non son io au troisième acte. Mais ce sont indiscutablement ses talents de comédienne qui en font une interprète inoubliable du rôle, appuyant chacune de ses paroles ou de ses présences muettes de mimiques bien visibles qui traduisent l'évolution de ses sentiments : bravo madame !

L'autre exploit de cette distribution a pour nom Delphine Galou. Dotée de vêtements qui dissimulent habilement son physique, la mezzo se glisse avec un grand naturel dans le rôle d'Andronico. Elle adopte sans peine apparente un timbre parfaitement androgyne, qui parfait l'illusion. Au plan vocal et là aussi sans surprise, la diction est d'une précision sans faille, le phrasé fluide, comme on peut l'apprécier d'emblée dans le Bella Asteria, subtilement accompagné par le clavecin. Après un long récitatif accompagné d'une grande émotion, son Benche mi sprezzi, qui clôt le premier acte, est un grand moment, superbement mis en valeur par des Talens lyriques d'une onctuosité sans pareille... Elle nous régalera encore de sa douleur éplorée dans le Cerco in vano, puis de sa fureur le Piu d'una tigre altero à la magnifique cascade d'ornements. Au troisième acte son duo avec Asteria (Vivo in te) se mue en un inoubliable instant élégiaque, soutenu par des vents aériens et qui sera vivement applaudi.

Soulignons encore une fois la qualité des Talens lyriques tout au long de ces deux spectacles, qui constituent assurément des versions de référence, tant par la qualité de leurs interprètes que par la mise en scène inspirée de Pierre Audi, qui méritait amplement ce témoignage visuel.



Publié le 19 déc. 2016 par Bruno Maury