L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato - Haendel

L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato - Haendel ©
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Autoportrait hændélien

L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato constitue une œuvre complètement atypique dans la production de Georg Friedrich Haendel. Il est bien difficile d’en définir la forme, ni opéra, ni oratorio, regardant plutôt vers l’ode pastorale quoique ses dimensions en explosent presque le cadre. Malgré un titre italien, il s’agit sans doute de la plus anglaise des œuvres de Haendel même si, ici plus encore qu’ailleurs, le compositeur y a opéré une extraordinaire synthèse de styles, regardant tantôt vers l’Italie, tantôt vers sa terre natale mais aussi offrant le plus bel hommage sorti de sa plume à sa patrie d’adoption (l’ombre de Purcell plane tout près avec ces airs sur basse contrainte, ou liant soliste et chœur). On sait le goût pour la peinture du compositeur qui, dans la dernière partie de sa vie, dépensa de coquettes sommes pour l’acquisition de belles toiles afin d’orner sa demeure de Brook Street à Londres. Haendel est un visuel, on ne le dira jamais assez, offrant ici une série de tableaux terriblement vivants et colorés où souffle un air printanier, quand l’œuvre a été composée en dix-sept jours au cœur d’un hiver glacial entre tous. Le livret de Charles Jennens, faisant dialoguer dans les deux premières parties des extraits de poèmes de Milton avant de fabriquer ses propres vers pour la troisième partie, a dû constituer un véritable défi pour le compositeur, en raison de l’absence d’action dramatique. S’affrontent en effet ici des personnages allégoriques (L’Allegro et le Penseroso, lointaine réminiscence du Trionfo del Tempo e del Disinganno de 1707) illustrant les pôles opposés de l’esprit humain (la gaieté et la mélancolie, l’extraversion et l’introversion) entre lesquels l’être humain oscille perpétuellement avant que le Moderato, symbolisant l’équilibre tempéré et rationnel typique de l’Âge des Lumières, ne vienne offrir sa conclusion moralisatrice. Victor Schoelcher, dans son ouvrage The Life of Haendel, 1857, n’hésite pas à dire que l’œuvre « exigeait toute l’audace du génie pour s’attaquer à un sujet aussi peu dramatique » et que « jamais musique n’a eu à dépendre d’elle-même aussi totalement ». Winton Dean, le grand musicologue haendelien, qualifie à juste titre l’œuvre de chef-d’œuvre, décrivant le compositeur comme « poète suprême de la nature ». Tout aussi juste est la thèse d’Emmanuel Resche-Caserta (Premier violon des Arts Florissants et auteur de l’excellente notice accompagnant cet album) qualifiant cet opus d’autoportrait en s’appuyant sur plusieurs pages musicales mettant en abîme la dissonance entre la vie intérieure du compositeur, secrète, contemplative et son image publique quasi ogresque, colérique mais aussi généreuse : L’Allegro ed il Penseroso (Pensieroso comme corrige Chrysander). Comme l’indique également son biographe, le regretté Jean-François Labie, durant les huit dernières années de sa vie, Haendel affrontera avec un certain stoïcisme, la cécité, se consacrant à remanier certaines œuvres et à diriger son Messiah pour des institutions de charité : triomphe du Moderato permettant de dépasser les pôles extrêmes et d’envisager peu à peu, avec sérénité, une fin prochaine.

Depuis plus de quarante ans, la discographie semble dominée par la version de John Eliot Gardiner, véritable miracle sur lequel le temps semble n’avoir guère d’emprise. Des solistes idoines (Michael Ginn, Patricia Kwella, Marie McLaughlin, Jennifer Smith, Maldwyn Davies, Martyn Hill et Stephen Varcoe), un chœur flamboyant, un orchestre énergisant : tout était réuni pour restituer dans les meilleures conditions possibles cette œuvre si exceptionnelle. Robert King s’y confronte en 1999 sans réellement marquer les esprits, malgré son métier. En 2000, John Nelson, avec l’Ensemble Orchestral de Paris, parvient à se montrer très convaincant, en dépit d’instruments modernes. Son plateau est très beau avec Christine Brandes, Lynne Dawson, David Daniels (permettant de goûter les variantes prévues par Haendel de certaines pages dans leur version pour voix d’alto), Alastair Miles mais surtout un Ian Bostridge absolument éblouissant tout comme le Bach Choir. Plus proche, en 2015, la version de Paul McCreesh ne manque pas d’atouts non plus et se hasarde à associer à l’ode, non sans pertinence, deux Concerti Grossi tirés de l’Opus 6 et un Concerto pour orgue de l’Opus 7. Voici la dernière en date, celle des Arts Florissants sous la direction de William Christie. On sait tout l’amour que porte ce chef à la musique de Haendel, outre un remarquable Messiah et un certain nombre d’opéras, celui-ci a offert l’une des plus extraordinaires Theodora qui soit (avec l’Irene inoubliable de la regrettée Lorraine Hunt), un délicieux Acis and Galatea d’une incroyable fraîcheur et plus récemment un Funeral Anthem for Queen Caroline de haute volée, par son intensité dramatique tout autant que sa touchante ferveur.

C’est donc avec empressement, que nous avons découvert cette nouvelle version. D’emblée, l’accompagnato inaugural semble plus lumineux qu’ailleurs (l’adjonction des hautbois nous prive du caractère sombre de la partition originale où seuls bassons, violoncelles et continuo étaient requis mais il est vrai que la version publiée chez Bärenreiter autorise cette possibilité). Cette lumière rayonne d’ailleurs d’un bout à l’autre de la partition magnifiquement servie par les forces en présence, dévoilant devant nous cette évocation ô combien variée de la vie anglaise. Il n’est dès lors guère étonnant d’être ravi par la voix juvénile de Leo Jemison (du Trinity Boys Choir), soprano garçon, conformément aux exécutions du temps de Haendel où figurait un mystérieux « boy » resté anonyme. Il est absolument épatant dès son entrée avec Come, thou goddess, fair and free à la démarche allègre, plus loin avec le bondissant Mirth, admit me with thy crew ou dans l’air féerique (presque une musique de Noël) avec carillon et chœur Oh let the merry bells ring sound qu’il introduit avec un rare aplomb. Mais à côté de ces pages jubilatoires, lui est confié dans la deuxième partie, un air And ever against eating cares qu’il colore de tendresse et de mélancolie. C’est un caractère qu’on retrouve souvent dans les pages confiées à Rachel Redmond. Celle-ci sait s’affirmer avec un très grand talent face à ses illustres devancières et défend de manière très convaincante les numéros empreints de gravité comme Come rather, goddess sage and holy ou le magnifique arioso Come, pensive nun, devout and pure reposant sur un ground très purcellien. Comment en outre résister à ses charmes dans le fabuleux Sweet bird, that shun’st the noise of folly (merveilleux épisode central marqué par un mouvement chromatique ascensionnel qui donne le frisson) ou encore les si délicates coloratures de But oh, sad virgin d’une rare maîtrise ! Dans le seul duo que compte la partition, son sommet sans doute (Haendel s’étant ici surpassé), As steals the morn upon the night, sa voix s’unit avec évidence pour de sensuels entrelacs avec celle de James Way. Celui-ci fait preuve d’une très belle présence, aussi bien dans les nombreux récitatifs accompagnés que dans nombre d’airs. Bien entendu, Haste thee, nymph, and bring with thee lui permet de briller avec sa diction précise et ces notes répétées hilarantes galvanisant le chœur quand Come, and trip it as you go lui permet de badiner et d’inviter la masse chorale à danser. Mais lui aussi sait se montrer poète notamment dans la si belle sicilienne Let me wander, not unseen (clin d’œil à Thomas Arne dont le style galant et simple était alors très en vogue) ou épique quand il s’agit de rendre hommage à Shakespeare dans le vaillant I’ll to the well-trod stage anon ou de servir de coryphée dans l’héroïque These delights if thou canst give aux vocalises doublées par la trompette à la tierce supérieure. Quant à Steten Manojlović, il sait faire preuve d’une belle énergie, qu’il s’agisse de propulser le cynégétique Mirth, admit me with thy crew, de témoigner de l’incroyable affairement de la vie citadine avec Populous cities please me then ou de célébrer les atouts de la modération avec Come, with native lustre shine et son da capo amplifié par le chœur.

Si ce dernier est moins sollicité que dans nombre d’oratorios, il n’en demeure pas moins que Haendel lui confie souvent des pages splendides avec la mission de développer un matériau exposé par les solistes. Sans toutefois égaler l’excellence du Monteverdi Choir (véritablement électrisant), le chœur des Arts Florissants est ici à son affaire. Il sait transmettre de façon contagieuse une envie irrésistible de rire dans Haste thee, nymph, and bring with thee (on comprend aisément que le roi Georges se soit tenu les côtes en entendant cette pièce absolument incroyable !). Par contraste, il sait s’affirmer de façon grave dans le si bachien These pleasures, Melancholy, give (une fugue austère d’une solidité à toute épreuve) ou massive dans l’imposant chœur final Thy pleasures, Moderation, give où le mélange d’écritures homophoniques et contrapuntiques démontre une fois encore le savoir-faire magistral du compositeur en la matière. Les voix sont belles, la diction tout à fait satisfaisante tout autant que les couleurs. Outre les deux chœurs jubilatoires en ré majeur, rehaussés de trompettes et de timbales (Populous cities please me then et These delights if thou canst give) nous laissant imaginer le compositeur regardant avec amusement l’agitation londonienne de sa fenêtre, le moment le plus extraordinaire est assurément celui des réjouissances paysannes des quelques mesures de gigue sur And young and old come forth to pay qui s’inclinent devant les gammes descendantes qu’avait introduites quelques mesures plus haut le carillon pour laisser surgir l’acclamation puissante sur on a sunshine holiday. Puis, changement de mode et d’atmosphère, l’ambiance se fait nocturne : Thus past the day avec son frémissant contrepoint de doubles croches sur les croches du chœur (by whisp’ring winds) d’une telle poésie ! Le rythme se ralentit, une belle marche harmonique, Thus past the day, to bed they creep, aboutit à une saisissante sixte napolitaine sur sleep, les pupitres s’échangent comme un « bonne nuit », l’orchestre venant conclure par cinq mesures de pur délice, nous permettant de contempler, bien douillettement installés, un ciel magnifiquement étoilé.

Décidément, cet aspect pictural est prépondérant. Il nous évoque une vignette de 1747 relatée par Jean-François Labie dans sa biographie (p.308 et 309) : « Mrs. Delany (une amie du compositeur) de passage à Londres, est dans son salon en train de peindre. Elle n’est pas seulement littérateur à l’occasion, elle prend sa peinture très au sérieux. Entre « Mr. Handel », à qui elle présente « un dessin, L’Allegro, imaginé à l’imitation de l’air Let me wander, etc. et dans lequel elle a mis toutes les images qu’elle a pu ». « Le Penseroso ajoute-t-elle, est encore à l’état d’embryon. » Ces dessins, ces images, ces couleurs, nous ne pourrions les restituer tout à fait sans évoquer un dernier élément essentiel à la beauté de cette publication : il s’agit de l’excellence instrumentale qui caractérise certains airs par des soli instrumentaux fantastiques. Nous avons évoqué plus haut la délicatesse de Sweet bird mais que serait-elle sans l’incroyable traverso de Serge Saitta ? Arpèges, roucoulades, gazouillements, tout lui est bon pour nous plonger dans un univers ornithologique dont les Français s’étaient fait une spécialité (on pense à Rameau évidemment). Glen Borling nous fait sentir des odeurs de sous-bois avec un cor d’une énergie peu commune (Mirth, admit me with thy crew constituant l’un des rares soli de cor de Haendel avec le célèbre Va tacito de Giulio Cesare). Le Oh ! Sad virgin est certes un morceau d’orfèvre avec ses vocalises ciselées mais peut-il en être autrement avec cette partie obligée de violoncelle d’une grande virtuosité (David Simpson ? La notice se montre trop peu précise à cet endroit) qui chante autant que la soprano ? Il semble d’ailleurs que les instrumentistes constituent souvent un modèle pour les voix : les hautbois de Pier Luigi Fabretti et Yanina Yacubsohn comme les bassons de Claude Wassmer et Robin Billet semblent indiquer par leur cantabile le chemin à emprunter pour la soprano et le ténor dans le sublime As steals the morn upon the night. Chambriste ou orchestral (l’intime versus le public, autre déclinaison possible de L’Allegro et du Penseroso), l’ensemble des Arts Florissants nous convainc sans peine, sous la direction inspirée de William Christie, de l’extrême beauté d’une partition que le public gagnerait à connaître davantage. Derrière l’auteur des grandes fresques, des airs de bravoure, des pièces royales de circonstance sa cache l’un des plus grands poètes musiciens de tous les temps : Haendel.



Publié le 05 sept. 2023 par Stefan Wandriesse