Armida - Salieri

Armida - Salieri ©Little Tribeca - Les Talens lyriques
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Derrière la magicienne, une femme amoureuse

Heureux spectateurs du Burgtheater de Vienne qui purent assister le 2 juin 1771 à Armida, dramma per musica d'Antonio Salieri (1750-1825) sur un livret de Marco Coltellini (1724-1777) écrit à partir du poème épique, La Gerusalemme liberata de Torquato Tasso (1544-1595). Ils eurent le bonheur de voir un opéra à grand spectacle comportant des chœurs, des ensembles, des ballets, des machines complexes comme il se doit pour un opéra issu des réformes de Christoph Willibald Gluck (1714-1787) et Ranieri de' Calzabigi (1714-1795) d'une part et Tommaso Traetta (1727-1779) d'autre part. Cette deuxième réforme, entreprise au début des années 1760, bien après la première de 1700, fut inspirée par la tragédie lyrique française. Ces opéras réformés demandaient de très gros moyens dont peu de maisons d'opéra étaient capables.

L'influence d'Orfeo ed Euridice (1762) de Gluck sur l'Armida de Salieri est évidente, mais il ne faut pas négliger celle de la Sofonisba de Traetta, encore plus révolutionnaire, sur un livret de Mattia Verazi, créée à Mannheim au Hoftheater en 1762. Si on considère maintenant les opéras seria non réformés contemporains, Mitridate (1770) de Wolfgang Mozart (1756-1791), Armida abbandonata (1770) de Nicolo Jommelli (1714-1774) ou encore Temistocle (1772) de Johann Christian Bach qui consistent pour une grande part en une suite d'airs avec da capo très développés séparés par le récitatif sec, on constate qu'on est en présence de deux mondes différents.

En tout état de cause, Salieri ne lésina pas sur les moyens avec des chœurs opulents et un orchestre fourni comprenant des bois très actifs et trois trombones. Ces derniers instruments utilisés dans la musique d'église où ils doublent souvent les voix du chœur, sont rarissimes dans l'opéra contemporain de Salieri du moins à ma connaissance; ils sont toutefois présents chez Gluck dans Alceste (1667) de façon discrète. Salieri les emploie avec une générosité frisant l'intempérance. Du fait de cet usage très audacieux des bois et des cuivres, la musique d'Armida sonne avec puissance. Dans certains passages, on croirait même qu'elle a été composée au 19ème siècle.

Au premier acte, sorte de prologue décrivant les plaisirs des jardins d'Armida, Ismene, confidente d'Armida est angoissée car des vaisseaux ennemis sont en vue sur mer. Au début du deuxième acte, Rinaldo et Armida filent le parfait amour mais leur tranquillité est de courte durée car des croisés ont débarqué sur l'île. Ils sont emmenés par Ubaldo, chef des troupes venus délivrer Jerusalem. Ubaldo surprend Rinaldo endormi. Quand ce dernier se réveille, il voit son image reflétée par le bouclier d'Ubaldo. Cette image d'un guerrier avachi par les plaisirs lui fait prendre conscience de sa trahison. A l'acte III Rinaldo, déchiré entre son amour pour Armida et son honneur de guerrier, finit par renoncer à la magicienne qui désespérée s'évanouit. Cette dernière tentative n'empêche pas Rinaldo de partir combattre avec les croisés tandis qu'Armida jure vengeance.

L'Armida de Salieri débute donc quand le chevalier Rinaldo est déjà en la puissance de la magicienne. En fait le scénario est centré en partie sur le combat qui se livre chez Rinaldo entre son amour et son honneur de soldat, dilemme cornélien qui trouvera son accomplissement dans l'Armida (1784) de Giuseppe Haydn (1732-1809).

Salieri est déjà tout entier dans cette œuvre composée à 21 ans. Les tournures musicales qu'on aime tant dans La grotta di Trofonio, dans Tarare, dans Axur re d'Ormus, dans Falstaf nous enchantent également ici. La musique de Salieri ne doit rien à personne et certainement pas au jeune Mozart que le natif de Legnago ne connaissait peut-être pas à cette époque d'autant plus que le salzbourgeois était en Italie en 1770. Comme cela sera également le cas plus tard, les airs sont courts, de forme tripartite, ou à deux vitesses, parfois durchkomponiert et diffèrent des airs avec da capo très longs, des opéras serias contemporains de Mozart ou du Bach de Londres. Si les formes closes (airs et duetto) servent à exprimer les affects des protagonistes, les chœurs et les ensembles, toujours expressifs et très dramatiques, représentent la partie magique, surnaturelle de l’œuvre. Le soin apporté à la partie orchestrale est proprement sidérant dans Armida. L'orchestre est ici plus qu'un protagoniste à part entière. Qu'il s'agisse de la sinfonia, des généreux préludes orchestraux, des récitatifs accompagnés, l'orchestre impose partout sa loi et il suffit de quelques accords pour que le climat d'une scène soit porté à l'incandescence.

L’œuvre regorge de passages magnifiques. La mystérieuse sinfonia en do mineur donne le ton. A l'acte I, scène 3, le magnifique récitatif accompagné en fa majeur d'Ubaldo, Ecco, l'onda insidiosa (I.3) débute avec le gruppetto sui generis de Salieri, répété inlassablement par les violons et les flûtes tandis que s'élève un chant admirable du hautbois. On trouvera le même gruppetto et la même ambiance dans l'air d'Aspasia à l'acte I d'Axur re d'Ormus. A l'acte 2 se distingue l'air d'Armida Tremo, bel idol mio (II,1), un air tripartite de forme libre avec des vocalises raffinées lors de la troisième partie. Rinaldo lui donne la réplique dans un air avec hautbois obligé d'une grande beauté mélodique, Vieni a me, sull'ali d'oro (II.2). Le remarquable duo Rinaldo, Armida, Dilegua il tuo timore (II.4) est un bel exemple de duo d'amour anticipant le fantastique duo qui termine le premier acte de l'Armida de Haydn. L'air très virtuose en si bémol majeur de Rinaldo, Vedo l'abisso orrende (II.5) termine l'acte II. Le sommet de l'oeuvre est indubitablement le sublime chœur en do mineur, Chi sorde mi rende, qui ouvre l'acte III, précédé d'une magnifique introduction orchestrale avec trombones et suivi d'une intervention très dramatique d'Armida. Autre sommet, le vaste terzetto passionné, Armida, Rinaldo, Ubaldo, Strapparmi il cuor dal seno (III.5), entièrement durchkomponiert et sommet dramatique de l'opéra. Enfin quand Armida revient à elle après son évanouissement, Par chi ritorno in vita, sa fureur éclate en imprécations et en malédictions. Dans la scène ultime (III.6), le chœur et les trombones se déchaînent dans une fanfare dans laquelle on croit presque entendre Giuseppe Verdi.

Lors de la création de l’opéra, Armida était chantée par une soprano et Rinaldo par un castrat soprano, distribution déjà présente dans l'Armida abbandonata de Jommelli et l'Armida d'Antonio Sacchini (1730-1786). Quoique l'ambitus des deux parties de soprano fût comparable, le registre dans lequel évolue la voix d'Armida était nettement plus tendu. Une des difficultés était d'avoir un bon équilibre entre les deux voix de dessus qui sont souvent écrites à la tierce dans les duos. Excellente mozartienne, Lenneke Ruiten a brillé auparavant dans le rôle de Giunia (Lucio Silla). Son timbre de voix est très séduisant et paré de belles couleurs, sa ligne de chant harmonieuse avec un beau legato, ses vocalises parfaitement articulées sans la moindre raideur. Son chant avait une puissance émotionnelle et une portée dramatique qui convenaient parfaitement à ce rôle de femme amoureuse abandonnée par son amant. Son dépit et sa fureur éclatait de façon impressionnante dans le formidable incantation qui suit les mots d'Ismène, Infelice regina, ancora respira (III.6). Sa prestation en tous points admirable, donne à cet enregistrement sa marque. Rinaldo étant le type d'amant faible et efféminé très à la mode à l'époque de Salieri, une soprano de typologie vocale assez légère s'imposait donc et le choix de Florie Valiquette me paraissait tout à fait judicieux. En tous cas, la soprano québécoise a une voix agile, un peu acidulée qui a fait merveille dans les nombreux récitatifs accompagnés et les airs notamment dans Vieni a me sul ali d'oro (II.2) où elle dialogue avec un magnifique hautbois et vocalise avec beaucoup de grâce, de sentiment et de précision. Elle triomphait dans l'air héroïque, Vedo l'abisso orrendo (II.5), un des plus virtuoses de la partition. Teresa Iervolino de sa superbe voix de mezzo soprano incarnait un personnage non dépourvu d'humanité. Elle déployait l'étendue de son talent dans le bel air Schernita, tradita (III.3). Ashley Riches campait un Ubaldo bien droit dans ses bottes dont la voix de baryton claire et impérieuse était propre à remettre le faible Rinaldo dans le droit chemin notamment dans son air superbe Torna schiavo infelice (III.4) aux modulations audacieuses.

Christophe Rousset et ses Talens lyriques connaissent Salieri mieux que personne après les représentations et enregistrements magistraux de la Grotta di Trofonio, Les Danaïdes, Les Horaces et Tarare. On est émerveillé par la suavité, l'élégance et la virtuosité des cordes (doubles croches de la sinfonia impressionnantes de précision), la richesse de sonorité des vents parmi lesquels se distingue un admirable hautbois et trois fiers trombones. Le Chœur de chambre de Namur, très sollicité, crée une ambiance tour à tour pastorale (magnifiques cori di donzelle) ou menaçante dans les scènes infernales. Du fait de la pureté des voix de dessus et la nervosité des voix graves, cet ensemble me paraît être un modèle difficile à dépasser.

Armida triompha en 1771 et ce succès ouvrit à Salieri toutes les portes jusqu'à ce qu'il devînt finalement Kapellmeister de la cour impériale en 1788. Il occupa ensuite les plus hautes fonctions qu'un musicien pût obtenir. Il est temps de reconnaître en lui après deux siècles et demi de purgatoire, un des plus importants compositeurs de son époque. Il ne pouvait trouver meilleur défenseur que Christophe Rousset et les Talens lyriques qui, avec cette Armida, signent une de leurs plus belles réussites.



Publié le 26 févr. 2021 par Pierre Benveniste