Bach and friends. LN. Bestion de Camboulas

Bach and friends. LN. Bestion de Camboulas ©Editions Ambronnay
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Quand l’organiste est d’abord maître claveciniste

Bach and Friends. Un titre bien approximatif pour une interprétation d’une immense beauté ! Fallait-il vraiment sacrifier à la mode de l’anglicisme pour aguicher l’amateur de belle musique? Johannes Pramsohler et Philippe Grisvard avaient résisté à ce regrettable penchant (voir notre chronique : Bach & entourage) ! A l’opposé, faut-il ignorer le public de langue germanique en omettant de traduire, dans leur langue, un livret consacré à des maîtres du baroque allemand ? C’est d’ailleurs avec le même désappointement que nous déplorons l’absence de traduction, dans notre langue, des livrets accompagnant l’enregistrement des œuvres des musiciens français ! Plus grave encore, à nos yeux : le titre est historiquement inexact. D’abord, parce que Heinrich Scheidemann (1595-1663) ne pouvait se lier d’amitié avec un Johann Sebastian Bach (1685-1750) né plus de vingt ans après son décès ! Ensuite, parce que la plupart des compositeurs prétendument amis ont été, avant tout, des maîtres et des précurseurs du futur Cantor de Leipzig. Certes, il a probablement bénéficié des enseignements de Georg Böhm (1661-1733) à Lüneburg entre 1700 et 1702 et de Dietrich Buxtehude (1627 ?-1707) à Lübeck en 1706. En revanche, c’est dans les recueils et partitions qu’il aura certainement étudié les œuvres de Johann Pachelbel (1653-1706), de Johann Caspar Ferdinand Fischer (1656-1746) et de Georg Muffat (1653-1706). Si le projet avait vraiment consisté à réunir les amis musiciens de Bach, son fils, Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), aurait été d’excellent conseil pour dresser la liste des invités : « Dans les derniers temps, il appréciait particulièrement : Fux, Caldara, Haendel, Keiser, Hasse, les deux Graun, Telemann, Zelenka, Benda et tous ceux qui étaient appréciés à Berlin et à Dresde. Hormis les quatre premiers, il connaissait personnellement tous les autres » (Lettre à Johann Nikolaus Forkel – 13 janvier 1775).

Maintenant, positivons. Le lexicographe César de Rochefort (1630-1690) propose une définition de l’amitié qui peut nous faire oublier les fragilités de l’énoncé du projet affiché sur la jaquette du CD : « Une personne ne peut nous donner des plus sensibles marques de son amitié, que lorsqu’elle entreprend de nous corriger de nos deffauts … Les advertissemens vrays & libres, nous conduisent au port du salut » (Dictionnaire général et curieux – 1685). En partageant leur savoir-faire, en proposant des modèles d’écriture musicale, tous ces maîtres auront donc délivré une preuve d’amitié, contribuant ainsi à façonner le génie du jeune Johann Sebastian. La construction du programme enregistré trouve alors sa cohérence : les œuvres des maîtres constituent autant d’étapes préparant l’écoute d’une composition majeure de leur élève.

C’est à deux courts récitals que nous convie Louis-Noël Bestion de Camboulas. Un premier cycle est interprété sur la copie, réalisée par Philippe Humeau, d’un clavecin fabriqué par Johann Heinrich Gräbner (1705-1777) en 1722, à Dresde. Il est suivi par trois œuvres interprétées sur l’orgue de l’église Saint-Vincent de Ciboure (Pyrénées Atlantiques). L’instrument a été reconstruit en 2012-2013, sous la direction du facteur d’orgue belge Dominique Thomas. Il propose à l’organiste trois claviers, un pédalier et trente-cinq jeux (pour plus de détails sur la reconstruction de cet orgue, voir la chronique de Jean-Stéphane Sourd-Durand dans ces colonnes : L'art de l'orgue polyphonique).

La partie du programme interprétée sur clavecin s’ouvre avec une pièce enregistrée, dans le catalogue des œuvres de Buxtehude, dans la catégorie des œuvres pour… orgue ! Plus précisément, elle y apparaît sous la rubrique des « pièces libres manualiter » ou, en d’autres termes, des pièces ne nécessitant pas l’emploi d’un pédalier. Elles peuvent donc être entendues dans tous les lieux dotés d’un instrument à clavier : le temple, la salle de réception ou le salon bourgeois. Cette pratique était courante, rappelle Gilles Cantagrel car « il n’y avait… aucune frontière entre la maison et l’église, Luther ayant fait de l’une la réplique de l’autre » (Dietrich Buxtehude – Fayard – 2006). De plus, pour collecter les fonds nécessaires au financement de ses Abendmusiken (soirées musicales organisée, à Lübeck, durant le temps de l’Avent), il est fort probable que Buxtehude se soit produit dans les maisons des édiles pour y jouer ses pièces au clavecin. D’ailleurs, Ron Anderson (Université d’Arizona) livre un autre indice confirmant cette proximité du musicien avec les milieux cultivés de la cité. Lors de son intervention à l’occasion de la Conférence régionale des Boursiers organisée à Colorado Springs les 15 et 16 avril 2011, il analyse le Praeludium en sol mineur BuxWV 163 en appliquant sur la partition une grille de lecture inspirée des règles de la rhétorique, notamment celles de la dispositio, c’est-à-dire de la mise en ordre des moyens de la persuasion. Et le résultat est plutôt convaincant à nos oreilles.

Le discours juridique étant familier aux riches marchands de la capitale de la Ligue Hanséatique, Buxtehude en adopte la trame. Dans l’exordium, l’orateur entend capter l’attention de son auditoire ; Buxtehude l’imitera dans une séquence caractéristique du stylus phantasticus. Ce style musical donne libre cours à la virtuosité et à l’invention : « Il n’est soumis à rien, ni aux mots, ni aux sujets harmoniques ; (cette méthode de composition) a été créée pour montrer son habileté » explique le jésuite Athanasius Kircher (1602-1680) dans le vaste traité qu’il consacre à la musique (Musurgia universalis sive ars magna consoni et dissoni – 1650) : l’attachement au sens cède désormais du terrain à l’excitation des sens ! Les sonorités scintillantes ruissellent sur des successions d’arpèges descendants et ascendants qui se dissolvent en trilles électriques. Nulle ligne mélodique pour les canaliser. A bien des égards, cette entrée en matière ressemble autant à un exercice destiné à délier les doigts qu’à un prélude invitant l’auditoire au silence. Ensuite, Buxtehude confie la narratio à deux fugues. La première, dans laquelle nous distinguons trois voix, expose les faits de façon posée, élégante, épurée. La seconde, plus ample, se développe à quatre voix. Son rythme rappelle celui d’une gigue. Le compositeur semble y figurer la combativité de l’orateur, jusqu’au glissando sur lequel elle s’éteint. Une digressio se faufile entre ces deux passages fugués. Dans son style, elle rappelle l’exorde. La main gauche poursuit la main droite dans une succession de cadences livrées à la virtuosité. Dans la phase de la refutatio, des moments d’agitation intense alternent avec des instants de réflexion : l’orateur fait mine d’hésiter. Les chromatismes ascendants et descendants suivis de passages en imitation peignent l’incertitude feinte. La toccata finale emporte vigoureusement la peroratio. L’orateur n’a plus de doute. Il clame sa conviction avec fébrilité et active les ressorts de l’émotion. Des fugato émergent ponctuellement pour renvoyer à l’argumentaire. Mais le langage de la raison est vite emporté par celui de la passion quand les triples croches s’envolent sous les doigts d’un interprète de talent. Les notes finales matérialisent la conclusion de la plaidoirie : un arpège ascendant en guise de point d’interrogation musical interroge l’auditoire ; un accord frappé dans les graves, en forme de point d’exclamation, assène une réponse sans appel.

Avec Heinrich Scheidemann, nous quittons la véhémence des prétoires pour nous abandonner aux rêveries mélancoliques. Sa Pavane Lachrimae témoigne de l’influence qu’exerce alors la musique anglaise sur les compositeurs de l’Allemagne du Nord. Elève et disciple de Jan Pieterszoon Sweelinck (1562-1621), il agit comme un passeur lorsqu’il transcrit pour le clavier des pièces pour luth, qu’il les réinterprète et les adapte au goût de son temps. Cette pratique est parfaitement conforme aux usages hérités de la Renaissance : la composition est alors un canevas sur lequel les musiciens brodent leur propre ouvrage, souvent sur le mode de l’improvisation. Et Scheidemann le fait avec un art éprouvé. Aujourd’hui méconnu, il était fort apprécié dans ses fonctions d’organiste de la Katharinenkirche, l’église Sainte Catherine de Hambourg. « Il devint un des plus habiles virtuoses de son temps sur l’orgue, et se distingue autant par le mérite de ses compositions que par son talent d’exécution », rappelle François-Joseph Fétis (1784-1871) dans sa Biographie universelle des musiciens (1834-1835).

Scheidemann porte son dévolu sur le cycle de sept pavanes publié par John Dowland (1563-1626) en 1604 sous le titre : LACHRIMAE ou sept lamentations figurées en sept pavanes passionnées… Paul O’Dette les déploie toutes, sur un luth Renaissance, dans un CD distribué par Harmonia Mundi en 2002 (Seven Teares – Music of John Dowland). La pavane était alors une danse grave exécutée en cortège. Cette gravité est teintée d’une intense tristesse par un clavecin larmoyant. Un arpège en forme d’anacrouse libère le motif initial construit sur les quatre notes qui ouvrent chacune de ces sept pavanes. La transcription pour clavier a-t-elle concerné l’ensemble de ces pièces ou l’interprète aura-t-il choisi de n’en offrir qu’un aperçu ? Ne disposant pas de la partition, nous l’ignorons. En revanche, la version proposée au clavecin n’en constitue pas la transcription rigoureuse. Après l’exposé de la ligne mélodique des Lacrymae Antiquae (Anciennes larmes, soit probablement la version initiale composée dès le début des années 1590), le thème est réexposé, mais cette fois sur le mode du contrepoint en imitation, la basse relayant le dessus dans une forme de conversation sans concession. Dans la troisième variation évoquant les Lacrymae Tristes de Dowland, la basse hésite entre le rôle de continuo et celui de partenaire, assurant successivement l’un et osant l’autre. La quatrième reprise est empreinte d’une tristesse sincère quand la suivante s’écoule aux allures de Lachrimae Coactae (Larmes forcée ou feintes). La pièce s’achève sur une dernière variante dans laquelle une forme d’espoir semble effleurer. D’une façon générale, le style de Scheidemann est sobre. Il use des ornements avec retenue, laissant la ligne mélodique s’exprimer sans jamais la submerger. La sonorité parfaitement maîtrisée de l’instrument à sautereaux décrit la mélancolie dans toutes les nuances de sa couleur grise.

Avec Johann Caspar Ferdinand Fischer, nous quittons l’Allemagne du Nord pour l’Allemagne Centrale. Et l’influence anglaise qui irriguait la première, cède maintenant la place à l’inspiration française. Albert Lavignac (1846-1916) explique comment Fischer s’en était imprégné : « (il) reste quelque temps près de Lully, dont il est le copiste de musique… A Stuttgard, il se familiarisa sans doute avec les compositions des Italiens. Mais il n’a point l’emportement de ces musiciens violemment expressifs. Il reste toujours dans ses airs quelque chose de la « tendresse » un peu artificielle des Français, tendresse plus profonde chez lui, car il la nourrit de la sentimentalité grave qu’il tient de sa race : il acquiert ainsi un langage assez émouvant, parfois de souffle un peu court, mais que la sincérité garantit de la monotonie » (Encyclopédie de la musique et Dictionnaire du Conservatoire – 1931). Comme Scheidemann, il est aujourd’hui méconnu bien qu’il « fut un des plus habiles clavecinistes de son temps, et ses ouvrages prouvent que son talent comme organiste ne fut pas moins distingué », rappelle François-Joseph Fétis.

La Suite n°8 en sol majeur est extraite d’un recueil de huit suites pour le clavecin publié en 1696, puis en 1698 sous le titre de Musicalisches Blumen-Büschlein (Buisson musical fleuri). Ces huit suites sont d’une grande variété de structure et de tonalité. Si les sept premières comportent toutes un nombre variable de danses, la huitième se réduit à un Prélude suivi d’une Chaconne. Celle-ci constitue habituellement la pièce finale d’une suite de danses. Mais ici, elle n’apparaît qu’à une seule reprise, pour conclure le recueil. Et c’est probablement la fonction que Fischer a voulu lui attribuer en réduisant quasiment le Prélude « en une succession d’accords arpégés » (livret) alors que la Chaconne s’épanouit amplement. Avec le Prélude, nous retrouvons l’écriture profuse du stylus phantasticus auquel Buxtehude avait préparé nos oreilles. La virtuosité l’emporte, ici encore, sur la continuité mélodique. Les arpèges crépitent, formant des chapelets d’étincelles, surtout dans la partie centrale du mouvement. Les broderies sont d’une abondance et d’une variété dignes d’un compositeur « renommé pour faire connaître et diffuser l’art de l’ornementation en Allemagne » (Ernst Ludwig Gerber (1746-1819) – Historisch-biographisches Lexikon der Tonkünstler - 1814). Avec la Chaconne, la ligne mélodique reprend ses droits. L’entrée énonce paisiblement un thème finement ciselé, orné avec élégance. Sur une tonalité mineure, le couplet qui lui succède libère ponctuellement quelques arpèges qui interfèrent avec une mélodie bondissant ponctuellement à l’octave. Lors de la reprise du refrain, la basse développe un thème ostinato tandis que le dessus s’égaye en trilles ou tremblements. La pièce retrouve alors l’allure lente et solennelle caractéristique du genre et s’achève dans « une douce mélancolie », marqueur de l’écriture musicale de Fischer selon Lavignac. C’est probablement auprès de Jean-Baptiste Lully (1632-1687) que Fischer aura acquis son savoir-faire dans l’écriture d’une chaconne, genre fort prisé par le Florentin qui en fait une pièce maîtresse de ses opéras.

En dédiant son Hexachordum Apollinis (Six cordes d’Apollon) à Dietrich Buxtehude et Ferdinand Tobias Richter (1651-1711), Johann Pachelbel rend un double hommage à la musique de l’Allemagne du Nord et à celle de Vienne. Cette dédicace n’était pas désintéressée. Il souhaitait obtenir d’eux la faveur d’accueillir son fils aîné, Wilhelm Hieronymus Pachelbel (1685-1764) pour le former dans l’art musical. On ignore si la requête a été satisfaite. En revanche, lorsque ce recueil est publié à Nuremberg en 1699, le frontispice indique que ces « six arias à jouer sur l’orgue ou le clavecin (consistent en des) mélodies simples (auxquelles sont) ajoutées des variations pour le plaisir des amis des Muses ». L’Aria Sexta Sebaldina en fa mineur propose huit variations quand les autres n’en développent que cinq ou six. En outre, elle seule porte un nom, celui du moine Sebaldus qui est honoré dans l’église de Nuremberg dont le compositeur est l’organiste titulaire depuis 1695. Pachelbel voulait-il signaler que l’inspiration lui était venue à la tribune de l’orgue de cette église ou souhait-il dédicacer cette pièce au saint patron alors que les autres étaient dédiées à Apollon, dieu grec de la lumière, de l’harmonie et de la musique ?

Pour interpréter ces variations, Louis-Noël Bestion de Camboulas opte pour le clavecin là où Olivier Vernet avait choisi l’orgue de l’église de Saint-Etienne de Baïgorry (Pyrénées-Atlantiques) pour enregistrer le CD distribué en 2002 par Ligia Digital (Encyclopedia Organi Germaniae). Le thème est énoncé de façon paisible, épurée. La ligne mélodique est portée par une seule voix, à peine soutenue par quelques accords joués en arpèges. Les deux séquences qui la composent sont répétées pour permettre à l’auditeur de s’en imprégner. Ce thème sera d’ailleurs repris en conclusion, mais joué alors à l’octave supérieure. Chacune des variations se voit affecter une allure, un style et un timbre singuliers. Dans l‘architecture d’ensemble, elles se succèdent sur le mode de l’alternance : à une variation dominée par les croches succède une variante ponctuée de silences. L’attention de l’auditeur est ainsi tenue en éveil. De plus, l’écriture s’étoffe et se diversifie au fil des variations, créant une sensation d’amplification et provoquant différents effets de contraste  Ainsi, la structure rythmique de l’Aria est construite en mesures ternaires simples (3/4), sauf dans la septième variation où elle adopte une mesure composée (9/8). Le même effet est également recherché lorsque, dans la seconde variation, le thème renversé est repris par la basse alors que le dessus sautille de croches en croches. Enfin, l’ornementation donne à chaque pièce sa couleur propre. Parmi les plus pittoresques d’entre elles, nous avons été fascinés par la troisième et la sixième dans lesquelles des doubles croches alternent avec des quarts de soupirs et par la cinquième dont les triples croches tintinnabulent allègrement. Pachelbel maîtrise parfaitement les différents « agréments et leurs significations » que Jean-Henry d’Anglebert (1629-1691) venait de répertorier en préambule de ses Pièces de clavecin (1689). Mais il use sagement des coulés, pincés et autres « cheutes » (chutes) quand d’autres y puisent des artifices pour tenter d’impressionner leur public. Cette tempérance donne à sa musique un caractère d’intimité et illustre la conviction qu’il exprime dans la Préface de son recueil : la musique est l’art par excellence pour régir les émotions et les désirs humains.

Les maîtres ont parlé. Place maintenant à leur élève. Johann Sebastian Bach effectue son second séjour à Weimar (1708-1717) lorsqu’il compose les sept Toccatas BWV 910 à 916 destinées au clavecin. Pour Alberto Bosso (Jean Sébastian Bach – Fayard – 1979), celle qui a été gravée sur le CD aurait été écrite dans les années 1707-1710. Elle serait donc l’œuvre d’un compositeur à peine âgé de vingt-cinq ans. A l’origine, la toccata était une pièce composée « de courtes sections enchaînées qui n’ont pas nécessairement de points en commun », explique Jean-Baptiste Robin dans son article reproduit dans le Tout Bach publié en 2009 sous la direction de Bertrand Dermoncourt. Le jeune Bach va tenter de simplifier le modèle italien en limitant le nombre de ses mouvements. Celle qui figure dans le catalogue BWV sous le numéro 915 n’en comporte que deux.

Le premier se décline en trois parties. L’entrée pourrait être d’inspiration buxtehudienne. En effet, lors de son court séjour à Lübeck, en 1706, il s’est probablement initié ou perfectionné dans l’art du stylus phantasticus que Buxtehude manie avec adresse. Dans la première partie, une longue anacrouse à l’ambitus largement ouvert annonce un Adagio livré aux exercices de virtuosité. Cette entrée en matière fiévreuse a d’ailleurs un air de famille avec celle du Praeludium BuxWV 163 que nous avons écouté d’entrée. Pourtant, alors que Buxtehude laisse libre cours à la griserie technique, bien vite, une ligne mélodique se dessine, prend forme jusqu’à finir par contrôler la phrase musicale écrite par le jeune Bach : la virtuosité n’interdit pas la profondeur de l’expression. Dans un Allegro joyeux, la seconde partie déploie un ardent arioso, un récitatif en forme de longue conversation entre le dessus et la basse. Tour à tour pétulante et solennelle, sa tournure est celle qui préside aux retrouvailles joyeuses : aux effusions, durant lesquelles les deux voix s’entrelacent, succède les passages en imitation, figurant les échanges proprement dits. Mais bientôt arrive le temps de la séparation, exprimé dans un final chagriné. Le stylus phantasticus domine à nouveau l’Adagio de la troisième partie. D’allure plus mélancolique que le premier, les mordants et les cadences coiffent les accords posés par la basse, dans un cadre mélodique qui se déploie discrètement en arrière-plan.

Le second mouvement fait la part belle à une fugue à trois voix et à son renversement. Dans son charmant récit de la jeunesse de Bach (Bach Jean Sébastien. Naissance d’une vocation – Riveneuve – 2014), Jean-François Robin décrit ainsi ce genre musical : « une fugue ressemble à une promenade. Plusieurs promeneurs n’arrêtent pas de flâner sur le même chemin. Ils se dépassent, reviennent sur leurs pas et chaque fois qu’ils se croisent, ils entament une petite conversation, ils « exposent » leur sujet, ils se répondent, se mélangent ». Ici, la promenade est conduite au pas de charge. Libérée par une appogiature, une première voix développe hardiment le thème en croches pointées; deux autres voix lui répondent, vite submergées par la voix du dessus qui prend la direction de la suite du développement. Le sujet, régulièrement relancé par l’une ou l’autre des voix, parfois appuyé par des accords ou simplement emporté par des triolets, sert de guide à l’auditeur qui peut être perdu dans cet agencement subtil d’inversions et de permutations. Une courte coda fait s’envoler la Toccata, emportée par la forme virtuose du stylus phantasticus qui avait ouvert la pièce. Cette fugue est d’une redoutable difficulté d’exécution. Mais le jeu très articulé de Louis-Noël Bestion de Camboulas a libéré toute la vitalité contenue dans cette composition de jeunesse.

Le compositeur quitte maintenant son intérieur pour s’asseoir aux orgues de son église. Le passage du clavecin à l’orgue nécessite la collaboration de souffleurs d’orgues sans lesquels « le roi des instruments », selon Guillaume de Machaut (1300 ?– 1377), resterait désespérément muet.

Avec Georg Muffat, nous restons dans le monde de la Toccata. En 1690, il publie son Apparatus musico-organisticus. Ce recueil contient notamment douze toccatas : les huit premières correspondent aux modes dits « ecclésiastiques », c’est-à-dire aux modalités du chant grégorien ; les quatre autres, dont la neuvième que Louis-Noël Bestion de Camboulas nous fait entendre, s’en libèrent pour s’attacher à d’autres références. Pour le style, et notamment les ornementations, l’empreinte de son maître Lully est perceptible, particulièrement dans le second mouvement Allegro. Pour la structure de sa pièce, il applique également les enseignements tirés de l’étude attentive des œuvres de Girolamo Frescobaldi (1583-1643) qui définit ainsi le genre : « Dans les Toccatas, j’ai pris en considération qu’elles sont riches en mesures et en expressions diverses, et aussi que chacun des morceaux puisse être joué séparément » (cité par Alexandre Cellier & Henri Bachelin in L’orgue, ses éléments, son histoire, son esthétique – Editions Jeanne Laffitte - 1997). Il met également en pratique d’autres apprentissages de ce maître italien, notamment les ruptures de rythmes et les effets chromatiques de l’Adagio d’entrée. Mais ce natif (dit la tradition) de Sélestat (Bas-Rhin) adopte les tournures proches du choral orné qui se développe alors en terre germanique. Selon nous, l’allure douce et flûtée du second Adagio en constitue une aimable illustration. La pièce s’achève sur un Presto, dans un tutti virevoltant au rythme d’une gigue. Ce final apparaît comme un concentré des influences dont Muffat réalise la synthèse, de la brillance française aux inventions concertantes italiennes, offrant ainsi à l’auditeur un bouquet sonore résonnant comme un hommage à l’Europe musicale continentale de la fin du XVIIème siècle.

Le choral Vater unser im Himmelreich (Notre Père au Royaume des cieux) composé par Georg Böhm « constitue un sublime exemple d’expression baroque (et l’un des exemples les plus inventifs de toute la période). Il s’agit là d’une extraordinaire effusion lyrique : la voix se grise de son propre chant » (Georges Guillard in Guide de la musique d’orgue – Fayard – 2012). Si ce choral était l’un des préférés de Johann Sebastian Bach (il en écrira six versions différentes), c’est probablement au contact de Böhm que le jeune adolescent a pu goûter ces « variations ornées et émotionnellement chargées» (John Eliot GardinerMusique au château du ciel – Flammarion - 2013). La version ornée nous paraît la plus attachante. Mais les concepteurs du programme enregistré ont été bien inspirés de nous gratifier des trois variantes écrites par Böhm sur ce même thème. La première, très aérienne, fait dialoguer deux voix du dessus. Le thème mélodique disparaît pratiquement sous la profusion des « manières » (« Manieren » signifiant, en allemand, « ornements »). Mais son caractère chantant et apaisant en fait le charme. La seconde version s’affirme en majesté. Le plein-jeu et l’économie d’ornements soulignent davantage la ligne mélodique. Un jeu de pédale particulièrement offensif rythme l’ensemble. Mieux que la précédente, elle remplit la fonction d’invocation du Dieu régnant. Elle pourrait parfaitement conclure le chant du choral par une assemblée de fidèles. Si la première pourrait être à l’image du style chargé de Johann Adam Reinken (1623-1722) que Böhm rencontra à Hambourg dans ses années de formation, la seconde, en revanche, consacre son art de plaire avec une économie de moyens. La troisième variation est emblématique du « choral orné ». Le thème est annoncé sur un clavier, puis longuement développé, à une seule voix, sur un second clavier. Le premier fera ensuite fonction de basse continue alors que le pédalier battra le rythme avec une régularité infaillible. La limpidité de la ligne mélodique et la sobriété de l’accompagnement saisit l’auditeur qui plonge dans une méditation qu’il souhaite sans fin.

Mais le tragique de la Fantasia & Fugue en sol mineur BWV 542 le tire soudain de sa rêverie. Une légende nimbe cette partition à la « douloureuse et presque funèbre éloquence » selon Gilles Cantagrel (Le moulin et la rivière – Fayard – 1998). Voici ce qu’elle raconte. « Après treize années de vie conjugale très heureuse, (Bach) eut la douleur de perdre son épouse, en 1720, à Cöthen. Lorsqu’il revint d’un voyage entrepris à Karlsbad avec son prince, elle était morte et avait été enterrée, alors qu’il l’avait quittée en pleine santé » (Lorenz Christoph Mizler (1711-1778) – Musikalische Bibliothek – 1754). Trois mois après la disparition de Maria Barbara, l’organiste de la Jakobkiche de Hambourg décède à son tour. Bach décide de postuler. « Hambourg présentait… la double perspective d’un ressourcement et d’un changement de cadre » poursuit Gilles Cantagrel. Pour défendre sa candidature, Bach aurait composé cette Fantaisie et fugue en sol mineur, véritable « reflet d’un vécu personnel…. Ces clameurs désespérées de la fantaisie… (révèlent) tout à coup la chair nue de ses doutes intimes, alors que, dans son implacable motricité et son inéluctable progression, la fugue apparaît comme le cheminement opiniâtre, quasi héroïque, de l’homme frappé de plein fouet mais résolu à surmonter l’adversité ».

La Fantaisie (ou Prélude) débute dans une forme de rage. Des accords successifs libèrent des rafales de triples croches, provoquant une tornade qui souffle sur une note longuement tenue au pédalier. Un court répit permet de s’adonner à une douloureuse introspection. Mais la tempête de triples croches se réveille à nouveau, puis s’atténue enfin. Place maintenant au souvenir douloureux. Dans une longue méditation, l’espoir s’exprime aux claviers et l’affliction au pédalier. Quand les uns s’élèvent à pas lents, l’autre s’abîme dans les graves. Ils finissent par s’entendre dans un final traversé de chromatismes tourmentés mais s’achevant sur un accord en majesté.

La Fugue a également inspiré les musicologues. Son thème, emprunté à un air de danse hollandais (Ick ben gegroet/Je suis salué), pourrait constituer un clin d’œil aux origines néerlandaises du très redouté Reinken, successeur de Scheidemann comme titulaire des orgues de la Katarinenkirche de Hambourg. Selon Johann Mattheson (1681-1764), ce même thème « fut proposé en 1725 aux candidats participant au concours organisé par la cathédrale de Hambourg » (Alberto Basso). Cette fugue à quatre voix (dont une assurée au pédalier) est construite avec toute la rigueur attendue d’un postulant aux orgues d’une ville prestigieuse comme Hambourg. Chacune des voix expose le sujet avec méthode. Le thème se faufilera dans le développement livré à deux contre-sujets, variant les tons et sautant du clavier au pédalier dans une suite de motifs animés, tour à tour ascendants et descendants. D’ailleurs, le pédalier joue à part égale avec les claviers manuels, répétant le sujet avec gravité quand les claviers se divertissent dans les aigus. En cela, il confirme l’avis exprimé par Johann Nikolaus Forkel : « le pédalier est la partie essentielle de l’orgue ; c’est grâce à lui qu’il se distingue des autres instruments car il lui confère sa magnificence, sa grandeur et sa majesté » (Sur la vie, l’art et l’œuvre de Johann Sebastian Bach – Flammarion – 1981). C’est d’ailleurs à lui qu’il revient de réexposer le sujet, une dernière fois avant l’accord final. De bout en bout, l’effervescence domine l’écriture et l’interprétation de cette pièce. Elle dégage un parfum de revanche sur la Fantaisie qui la précède. Le compositeur fait face et se tourne résolument vers l’avenir, un avenir qui le conduira à Leipzig (1723), avec sa nouvelle épouse, Maria Magdalena.

Que ce soit à l’orgue ou au clavecin, Louis-Noël Bestion de Camboulas fait preuve d’une dextérité époustouflante. Sa technique brillante est manifestement commandée par une intelligence des textes. Par la clarté de son discours, il révèle la dentelle de l’écriture en même temps qu’il éclaire sur les intentions de son auteur. Son jeu est habité et ses nuances expressives, dans les sonorités comme dans les rythmes. Son toucher délicat et précis exerce un fort pouvoir de séduction. Mais, derrière cette explosion de virtuosité, c’est à une belle leçon d’histoire de la musique qu’il nous convie. Et c’est cette double fascination que nous a émerveillé et enthousiasmé.



Publié le 09 juin 2017 par Michel Boesch