Ballet Royal de la Naissance de Vénus - Lully

Ballet Royal de la Naissance de Vénus - Lully ©
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Un ballet pour Madame

Au cœur de l’hiver 1665, Louis XIV offre à sa belle-sœur Henriette d’Angleterre, pour laquelle il éprouve un penchant certain, un ballet où celle-ci figurera en déesse de l’amour : Vénus. Monsieur, frère du roi, se verra confier le rôle de l’étoile du point du jour. Plus d’une centaine de personnes sont mobilisées pour l’événement : dix-neuf gentilshommes, autant de dames, trente-huit maîtres à danser, une dizaine de chanteurs, autant d’instrumentistes solistes, petits violons et flûtes (Pièche, Descouteaux, les frères Hotteterre notamment). Les répétitions, au nombre de trois par semaine pendant un mois, fatiguent certains membres de la noblesse, comme le duc d’Enghien qui exprime sa lassitude face à tant d’exigence.

Le résultat dut cependant récompenser tant d’efforts puisque Loret exprime son admiration sans bornes devant ce ballet :
« Tout éclatoit de broderies,
D’argent, d’or, et de pierreries,
Qui revêtant de si beaux corps,
Ajoûtoient trézors sur trézors ;
Et leurs fronts, plus que de coûtume,
Ombragés de bouquets de plume
Mêlez d’infinis diamans
Paroissoient encor plus charmans… »

Bien que dépourvus de ces ornements vestimentaires, de ses décors, de ses éléments chorégraphiques, la renaissance de ce ballet de cour suscite un réel intérêt par la qualité de sa musique. Lully y déploie un savoir faire évident tout au long des douze entrées organisées symétriquement en deux grandes parties. L’ouverture, après son mouvement initial majestueux, offre un fugato remarquablement écrit, au contrepoint serré où les imitations passent d’une partie à une autre avec constance et fluidité. Si les danses peuvent parfois manquer de caractérisation (le carcan propre à chacune d’elles y étant pour quelque chose), il faut noter l’importance des bourrées (quelques-unes seraient d’ailleurs de Louis de Mollier selon certaines sources) et des menuets, très prisés alors. L’Entrée des Vents emploie, comme il se doit, des motifs agités de doubles croches et adopte un changement de mesure dans sa deuxième partie, illustrant l’esprit capricieux des éléments qu’elle cherche à dépeindre. Relevons encore la tournure originale et assez audacieuse dans les contours mélodiques des dernières mesures de l’entrée réunissant quatre sacrificateurs et quatre philosophes. Les partitions se montrant peu explicites quant à l’instrumentation requise, la couleur des cordes y domine nettement, ce qu’on peut parfois regretter. La présence des instrumentistes à vent, attestée par les archives, aurait pu être davantage mise en valeur ici, de manière à varier les éclairages. Néanmoins, la matière orchestrale est de très belle tenue, le son charnu et les mouvements particulièrement bien sentis. Globalement, le soin porté à la réalisation s’avère plus soutenu que celui des incursions passées de La Simphonie du Marais dans un répertoire analogue.

L’autre versant de ce ballet concerne les pages vocales qui émaillent la partition, annonçant des procédés repris ultérieurement dans les tragédies en musique du surintendant. Les récits de Neptune, de Thétis et le chœur des Tritons qui ouvrent le spectacle font déjà songer à des ensembles prenant place dans les prologues. C’est ici Madame qui est célébrée (Quelle gloire pour la mer), et non le roi mais la conception est analogue dans sa structuration. Notons aussi les motifs ondulants, en trio puis à cinq, qui s’intercalent entre les acclamations chorales et plantent un décor marin, sobre mais très efficace. Si le Neptune de Guillaume Andrieux nous semble manquer un peu de puissance et peut-être d’ambitus vocal pour camper un tel dieu (son fa octavié - quand la partition l’indique expressément dans le grave - sur empire le conduit à accentuer excessivement la dernière syllabe), la Thétis de Bénédicte Tauran s’avère idoine. Le Chœur de chambre de Namur, quant à lui, de par sa fréquentation des tragédies en musique de Lully déjà restituées avec grand bonheur par Christophe Rousset (voir nos comptes-rendus Armide, Alceste, Isis), est ici chez lui, plein d’assurance dans cette page vigoureuse à l’élan galvanisant. On regrette que la partition ne lui offre rien d’autre à se mettre sous la dent.

Une autre page vocale admirable réside dans le Dialogue des trois Grâces Admirons notre jeune et charmante déesse dont Michel Lambert est l’auteur, le beau-père de Lully ayant intégré cet ensemble au grand livre de ses airs, édité par Ballard en 1689. Ensemble raffiné qui vante à nouveau les charmes de Madame, ce trio repose sur un délicat contrepoint qui procure un élan irrésistible à l’épisode Marchons, marchons, suivons ses pas. Deborah Cachet, Bénédicte Tauran et Ambroisine Bré campent des Grâces envoûtantes, dignes de leurs devancières des Arts Florissants qui, dès 1984, en révélaient les charmes au public.

La Plainte d’Ariane, que chantait Hilaire Dupuis (belle-sœur de Michel Lambert), offre l’un des sommets expressifs de ce ballet. Dans la sombre tonalité d’ut mineur, elle déploie le chant lancinant de l’amante que Thésée a abandonnée. Tournant le dos aux références ultramontaines (nul lamento sur un ostinato ici), cette page est conçue comme un air de cour, de structure binaire, qui explore de façon magistrale les tons voisins (fa mineur, sol mineur, mi bémol majeur) pour connaître une fin poignante avec sa ligne chromatique ascendante sur Mais hélas, il s’enfuit pour ne me pas entendre. À sa suite, le double (sans-doute de Lambert) vient en orner délicatement les contours. Déborah Cachet s’y montre parfaite, là où la concurrence ne manque pas, cet air ayant été déjà enregistré de nombreuses fois (Guillemette Laurens, Johannette Zomer, Marie-Claude Chappuis, Dagmar Šašková…).

Dernière pièce vocale de cette Naissance de Vénus, la sarabande Dieu des Enfers chantée par Orphée nous permet de retrouver avec un plaisir infini Cyril Auvity, qui après nous avoir subjugués dans ce rôle chez Charpentier (voir notre compte-rendu) nous révèle ce récit, véritable air à succès à l’époque au charme mélodique immédiat et facilement mémorisable. Jean-Henry d’Anglebert en fit d’ailleurs une magistrale transcription qu’il intégra à son livre de clavecin. Curieusement, cette pièce n’était jusqu’ici connue que dans cet arrangement. Deux strophes suffisent à Orphée pour nous toucher, un « concert » intercalé entre celles-ci reprenant la sarabande en la parant d’une riche texture à cinq parties, magnifiée par ce sol mineur, l’une des tonalités de prédilection de Lully.

Il eût été plaisant et particulièrement intéressant d’offrir à la suite de ce ballet, la pastorale éponyme de Pascal Collasse, donnée à l’Académie Royale de Musique en 1696 (une quarantaine d’années plus tard) et reprenant certaines pages instrumentales de son maître Lully. Mais un coffret eût été nécessaire étant donné l’envergure de cette œuvre (un prologue et cinq actes). Christophe Rousset a préféré ici jouer la carte des compléments. Encore faut-il relativiser ce terme car il s’agit ici en fait d’un habile jeu de correspondances entre les pages du ballet et celles issues d’autres œuvres plus anciennes ou a contrario ultérieures à celui-ci.

L’Armide du Ballet des Amours déguisés (1664), chantée par Anna Bergerotti à la création, donne lieu à une vraie cantate italienne à la structure complexe, lorgnant vers les modèles de Rossi ou Caproli. Après une ritournelle, la plainte Ah Rinaldo est construite sur une basse chromatique descendante pour déboucher sur un deuxième air Ahi che s’envola, une nouvelle ritournelle introduisant une seconde strophe. Un récitatif A che spargo introduit un nouvel air Sparite, svanite auquel succèdent une troisième ritournelle, un nouveau récitatif et une reprise du troisième air. Vocalises, accords de septième, chromatismes, tout l’arsenal ultramontain est ici mobilisé au service du pathétique. Ambroisine Bré, que nous avions tant apprécié en Iris (dans l’Isis de 1677) y est ici magistrale : timbre capiteux, diction, présence scénique, s’unissent ici pour dresser un portrait impressionnant d’un personnage destiné à apporter une gloire éternelle à Lully.

La Plainte italienne de Psyché constitue l’aboutissement et le sommet de la musique italienne de Lully. Composée sur des paroles que la tradition attribue au compositeur, celle-ci s’intégrait à ce fastueux spectacle auquel Molière, Corneille et Quinault avaient collaboré pour livrer une œuvre saisissante. Lully devait, en 1678, intégrer cette page splendide à sa propre tragédie en musique Psyché, seule page italienne de tous ses opéras. Au moment où le compositeur s’apprête à créer la tragédie en musique, spécificité française, il semble que son italianité ressorte du tréfonds de son âme. Le prélude, quasiment une pompe funèbre (la page symphonique introduisant celle d’Alceste lui étant très proche, tant par la tonalité que par l’esprit) offre un climat sombre et oppressant que de nombreuses dissonances et des dialogues entre cordes et vents marqués par des intervalles expressifs contribuent à établir. Mais, à la différence d’autres plaintes qui l’ont précédée, celle-ci n’est plus solitaire (comme l’étaient celles d’Ariane ou d’Orphée plus haut) : elle s’élargit au collectif d’un trio composé d’une femme (magnifique Déborah Cachet encore) et de deux hommes affligés (Cyril Auvity si expressif et Guillaume Andrieux tellement plus convaincant ici). Par son format hors normes, son extrême qualité d’écriture, cette plainte acquiert une dimension universelle d’une émotion inouïe, servie ici par des musiciens et chanteurs totalement investis.

Il est difficile d’imaginer contraste plus saisissant avec l’intermède du « Maître d’Escole » Barbacola, un peu poète et compositeur de musique de village que Lully interprétait lui-même au cours du Ballet des Noces de Village, mascarade ridicule dansée à Vincennes le 3 octobre 1663 et reprise ensuite dans son Carnaval (1675, sorte de géniale compilation des meilleures scènes issues de ballets et de comédies, à enregistrer d’urgence). Cette page désopilante démontre, une fois encore, le génie comique de Lully : ritournelle amusante sur peu de notes, récit que double la basse continue, effets d’accélération avec un débit endiablé à la dix-neuvième mesure, exclamations d’un petit chœur d’écoliers, tout concourt à faire de cette conclusion, un feu d’artifice plein de verve. Philippe Estèphe y fait preuve d’un brio impressionnant : quelle présence ! Quelle drôlerie ! On regrette presque que la Chaconne d’Arlequin, issue du Bourgeois Gentilhomme, ne s’enchaîne pas plus vite et ne donne pas lieu à une reprise, l’effet eût été encore plus contagieux. Mais ce ne sont là que menues réserves à l’égard d’un nouvel opus réussi par Christophe Rousset et les siens. Souhaitons qu’ils n’en restent pas là (ce projet ayant pu être entrepris grâce à un don généreux de Madame Aline Floriel-Destezet). Alcidiane et Polexandre (1658), La Raillerie (1659 avec une extraordinaire chaconne La Louchie), L’Impatience (1661, avec un chœur très drôle des preneurs de tabac), Les Saisons (1661), Les Muses (1666), pour ne citer que quelques exemples, attendent toujours leur « renaissance ».



Publié le 04 oct. 2021 par Stefan Wandriesse