Farinelli - Bartoli

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Ebben ? Ne andró lontana

Remontons à 1999, voici donc vingt ans. Cecilia Bartoli, déjà une bonne décennie de métier, essentiellement au service de Mozart et Rossini, signe avec le Giardino Armonico de Giovanni Antonini un Vivaldi Album devenu légende. Pas seulement qualitative (Dieu sait que la barre en est placée très haut), mais aussi quantitative, avec ses records au box office, induisant une diffusion planétaire de l'écoute et de la pratique du chant baroque. Depuis, la star a essentiellement construit sur parcours discographique sur la parution régulière de CD-albums consacrés à des compositeurs de cette mouvance, négligés voire oubliés, assortis de tournées de concerts.

Parmi tant de titres, presque tous de niveau superlatif, un en particulier retient l'attention ; de dix années le cadet du présent Farinelli, soit exactement au milieu du gué. Il s'agit bien sûr de Sacrificium (2009), double livre-CD et DVD éponyme, avec la même phalange et le même chef. À nouveau triomphe, à nouveau du baroque italien comme s'il en pleuvait – Porpora, , Araia, Vinci, Graun, Caldara, Broschi, Giacomelli. Italien certes par la langue, mais non plus vénitien comme c'était le cas pour le « prêtre roux » : napolitain.

Naples est on le sait le berceau de ce « beau chant », le bel canto, qui offrit pendant bien plus d'un siècle tant de grands rôles d'alto et de soprano, sur ses propres scènes ou celles d'autres métropoles européennes, à des castrats, des hommes ayant conservé une voix aiguë par suite de castration, ce que le mot sacrificium évoque indirectement.

Non que Bartoli fût la première à s'emparer de la chose. Les mélomanes vétérans se souviennent des expériences d'une Nella Anfuso dans Porpora. Par ailleurs, 1994 fut un accélérateur et un tournant grâce au film de Gérard Corbiau dédié au moins oublié de ces phénomènes, Carlo Broschi alias Farinelli (1705-1782) ; Christophe Rousset et son jeune ensemble étant alors à la manœuvre. La chasse au castrat était lancée. Depuis, quel contre-ténor ou quel mezzo-soprano n'y est pas allé de son récital/tournée/disque ? Pour le seul Farinelli, en vrac : Christofellis, Hallenberg (par deux fois ! XX° anniversaire des Talens Lyriques en 2011 - voir le compte-rendu, The Farinelli manuscript cette année), Genaux (lire le compte-rendu de son concert à l’Arsenal en 2018), Jaroussky, Kermes, Hansen, Fagioli, Sabadus, Mehta... tous ont participé à la fête, en partie ou en intégralité, avec des bonheurs divers. « La » Bartoli semble donc s'être fait désirer sur ce ring convoité.

Sa photo de couverture, comme de coutume, propose un « morphing » de l'artiste que chacun appréciera selon son tempérament. Ici, patente est l'allusion non dénuée d'humour (d'hommage ?) à Conchita Wurst, de son vrai nom Thomas Neuwirth, drag queen autrichienne victorieuse à l'Eurovison 2014. La métaphore est par ailleurs filée dans le livret par tout un shooting aux fascinantes déclinaisons. La part éditoriale, trilingue, est toujours aussi soignée, sans prétendre atteindre toutefois le luxe inouï de Sacrificium. Voilà pour l'emballage.

L'agencement musical ne recèle aucun scoop. Ainsi que l'exige l'auditeur épris de variété, la diva et son comparse/chef font succéder les arie di bravura les plus pyrotechniques aux lamenti les plus poignants : c'est un peu le code du genre. La liste des patronymes n'a rien de neuf non plus ; très révélatrice cependant est l'hégémonie de Nicola Porpora, qui accapare rien moins que cinq airs – soit la moitié (il était également le plus choyé de Sacrificium, quoique dans une proportion moindre). Grand pourvoyeur de partitions farinelliennes, en particulier à Londres, concurrent direct de Hændel, le pédagogue napolitain était tout le contraire d'un faiseur. Des réussites récentes – Franco Fagioli et son Porpora il Maestro, ou le Dramma de Simone Kermes – prouvent qu'il s'agissait d'un musicien complet, de tout premier plan. Ce qu'attestent sa notoriété considérable, sa longévité ainsi que le nombre de ses élèves chanteurs ou compositeurs, parmi lesquels outre Farinelli, des Caffarelli, Porporino... et, à Vienne, un Joseph Haydn !

Arrivée tardive dans la compétition, a priori pas beaucoup de nouveautés (deux premières mondiales, on s'est habitué à plus) : quel peut donc être l'intérêt de ce disque ? Réponse est fournie dès les deux premiers airs, extraits de Polifemo et de La festa d'Imeneo de Porpora. Bien que doyenne des artistes cités plus haut, Cecilia Bartoli – après trente années de carrière ! – est dans la plénitude de ses moyens extravagants. Rien ne semble avoir altéré, ne serait-ce qu'émoussé, cette voix unique capable, non seulement de couvrir une large étendue, de faire miroiter pléthore de ressources techniques, mais encore de nourrir une intense palette émotionnelle.

Alors qu'en ses débuts son grave pouvait être poitriné et assez peu solidaire du medium, il n'a cessé au fil des décennies de s'enrichir. Dense, sonore, il s'est paré de ce bronze à l'effet dramatique sûr, sans quoi toute recension Farinelli est combat perdu d'avance : cette partie de la tessiture était l'un des points forts du mythe. Ceux qui ont écrit pour lui, à commencer par son frère Riccardo Broschi, ne manquaient pas de la mettre en valeur par des intervalles d'autant plus redoutables qu'ils étaient fulgurants. Riccardo est d'ailleurs au menu, avec cette Merope que nous avons eu la chance de découvrir sur scène lors des dernières Festwochen d'Innsbruck (lire notre chronique dans ces colonnes). Quel que soit le mérite de David Hansen d'avoir relevé le défi dans le Tyrol, le festival Bartoli tue littéralement le match. L'incarnation d'un castrat par un falsettiste, si doué soit-il, restera à notre avis un pis-aller en regard des ressources d'un mezzo-soprano – surtout celui-ci.

Les atouts techniques (legato, souffle, messa di voce (voix filée) ; sauts d'octave, staccato, trilles... au service d'une coloratura spectaculaire) n'ont eux non plus pas pris une ride. Tous semblent sollicités avec plus d'aisance, de mordant que jamais. Mieux, ils le sont dans l'esprit pur du bel canto : la fioriture n'est pas une fin en soi, elle ne fait sens que par son impact dramatique. En d'autres termes, la vocalité est théâtre, et à ce jeu l'artiste demeure insurpassable. Chaque page de ce récital, à plus forte raison si elle est véloce (Semiramide regina dell'Assiria de Porpora, un slam baroque), constitue un cas d'école. Autre trouvaille au cours d'une des deux fastueuses pièces tirées de Marc'Antonio e Cleopatra de Johann Adolf Hasse. À l'instar d'une Callas osant un historique parlando dans Tosca de Puccini, la chanteuse entrecoupe la seconde d'un Adio trono, impero a Dio parlé, dont l'effet incantatoire est saisissant. Merci à elle de rappeler au passage que les castrats endossaient aussi des rôles féminins ; et que l'auditoire d'alors, peu crispé sur nos modernes questions de genre, ne trouvait rien à y redire.

Quant au spectre des émotions ! Dans un genre aussi codifié que l'opera seria, avec sa contrainte des affetti (affects) et paragoni (comparaisons), une maestria purement acrobatique ne suffit pas. À l'interprète, par quelque appui, esquive, coloration, détimbrage... en rapport avec la situation, le mot voire la syllabe, de toucher son public en plein cœur, juste une fraction de seconde parfois. Là encore, la Romaine ne connaît pas l'outrage des ans. Exemple, les barbaro et autres menzognero psalmodiés jusqu'à l'hypnose dans l'aria di furore tiré de Merope ; en prime au da capo, quelques ahanements carnassiers. Dans un registre opposé, elle réinvente tout de cette scie pour castrat qu'est devenu – à force de récitals ou de bis – Alto Giove de Porpora. Qui croit posséder à fond cette incomparable action de grâce va y découvrir des intonations inédites, un galbe capiteux – et là encore, à la reprise, une enchère sur le sublime, parfaitement rétive à toute analyse.

En ces circonstances, difficile pour les fidèles Giovanni Antonini et Giardino Armonico de sortir autre chose que le grand jeu. Sur des tempi souvent très (trop ?) allants, mais se gardant de toute pétarade, la formation milanaise, aux cordes très fruitées, suit avec une précision diabolique le crépitement de sa vedette. Pas de droit à l'erreur dans un programme ne comprenant qu'un seul air avec obbligato : c'est le Lusingato dalla speme, Porpora toujours, précédé d'un splendide récitatif et ourlé d'un merveilleux hautbois. Les cuivres tonnent quant à eux lors de l'air de colère d'Epitide (Merope) déjà cité ; à noter la prouesse de la trompette solo qui y double note à note, sur plusieurs mesures, le débit frénétique de la cantatrice. Enfin, riches de trois théorbes, les cordes pincées ravissent l'oreille de bout en bout.

Nul amateur de beau chant, de musique baroque – et de musique tout court – ne pourra faire l'économie d'une pareille corne d'abondance.



Publié le 29 déc. 2019 par Jacques Duffourg