Giona - G-B. Bassani

Giona - G-B. Bassani ©Pieter Lastman (1583-1633) : Jonas et la baleine
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Jonas à la cour d'Este

Oratorio méconnu, Giona nous plonge dans la brillante culture musicale de la cour du duc François II d'Este, qui régnait sur Modène et Reggio à la fin du XVIIème siècle. Le duc s'entoure de nombreux musiciens : sa chapelle ne compte pas moins d'une trentaine de chanteurs et instrumentistes réguliers, tous salariés. Il n'hésite pas non plus à faire venir des solistes réputés à certaines occasions, comme pour cette représentation d'Il Mauritio de Gabrielli au théâtre Fontanelli de Modène le 29 octobre 1689. Le livret qui nous en est parvenu atteste ainsi d'une distribution de haut niveau, comprenant le castrat Giovanni Francesco Grossi (dit Il Siface) et la Cortona, soprano virtuose à la cour du duc de Mantoue Ferdinand-Charles de Gonzague. Au sein de ces riches familles ducales du nord de l'Italie, qui ont inventé l'opéra un siècle plus tôt pour entretenir leur prestige et leur renommée aux yeux de leurs courtisans et de leurs voisins, la famille d'Este peut désormais se targuer de ses alliances royales. En effet Marie Béatrice d'Este a épousé en 1673 le roi d'Angleterre James II. Afin de célébrer la gloire familiale, François II d'Este reprend le principe de l'opéra de cour, en commandant des œuvres dont les sujets constituent des allusions flatteuses à la position et aux vertus du souverain. Mais en cette fin XVIIème toute imprégnée du triomphe de la Contre-Réforme le thème religieux s'impose : les oratorios commandés conservent toutefois, comme nous le verrons plus loin, une forme musicale vivante et animée qui demeure proche de celle de l'opéra.

C'est ainsi que l'histoire biblique de Jonas fit l'objet de deux mises en musique, une par Giovanni Battista Vitali sur un poème de Domenico Bartoli, l'autre (objet du présent enregistrement) par Giovanni Battista Bassani sur un poème d'Ambrogio Ambrosini. Né vers 1650 à Padoue, Bassani avait exercé l'essentiel de son activité à Ferrare, où il fut successivement organiste, puis maître de chapelle à la cathédrale à partir de 1686. En 1712 il fut nommé maître de chapelle à l'église Santa Maria Maggiore de Bergame, ville où il mourut en 1716. Lorsqu'il se voit confier la commande de Giona, Bassani a déjà publié sept volumes de recueils instrumentaux ou vocaux, y compris des opéras et des oratorios. Mais cette commande constituait une opportunité idéale pour démontrer son talent de compositeur : non seulement le commanditaire était connu comme un amateur avisé, mais l’exécution allait pouvoir s'appuyer sur un effectif orchestral d'une ampleur peu fréquente en Italie à cette époque. Côté solistes nous ne connaissons pas les exécutants de la création. Toutefois les longs arias da capo richement ornés témoignent qu'ils étaient destinés à des chanteurs d'un très bon niveau. On peut aussi noter que le Témoin (Testo) se voit doté de nombreux airs, dont certains parmi les plus virtuoses de la partition (Cruda sirte et Quando ride l'Innocenza) : ce rôle a vraisemblablement été écrit pour une basse exceptionnelle. Il s'agissait probablement d'Antonio Cottini, renommé à cette période, et qui avait participé à la création d'Il Mauritio la même année. Concernant l'Espérance (Speranza) l'inhabituelle succession des trois airs qui lui lui sont confiés au début de l’œuvre laisse supposer qu'elle était chantée par une soprano particulièrement appréciée du duc.

La thématique de cet oratorio est tirée de l'Ancien Testament. Le dieu d'Israël a ordonné à Jonas de prêcher la foi aux habitants cruels et corrompus de Ninive. Révolté par cette mission périlleuse, Jonas s'embarque à bord d'un bateau pour rejoindre un comptoir commercial situé sur l'Atlantique, au-delà des colonnes d'Hercule (le détroit de Gibraltar) qui marquaient les limites du monde antique. Durant la traversée le bateau est pris dans une tempête qui menace de le faire chavirer. Pressé de questions par ses compagnons de voyage, Jonas avoue sa révolte contre l'ordre divin. Pour expier sa rébellion et éloigner la tempête divine il doit être jeté à la mer. Il est avalé par un gros poisson (qui deviendra une baleine dans la tradition ultérieure). Après trois jours à l'intérieur de l'animal, pendant lesquels il demande pardon à Dieu, Jonas est rejeté indemne par le poisson sur une plage. De là il rejoint Ninive, dont il réussira à convertir tous les habitants, y compris le roi.

L'oratorio est écrit pour cinq voix : le Témoin (Testo) nous décrit la progression de l'épopée de Jonas, autour duquel se pressent les conseils de l'Obéisssance (Obbedienza) et de l'Espérance (Speranza), tandis que l'Atrébate interpelle Jonas durant l'épisode de la tempête. On peut noter que l'épisode du repentir n'est traité que par allusion (dans un duo de l'Espérance et de l'Obéissance), on parvient bien vite à l'heureux dénouement (le retour de Jonas sur la terre ferme), célébré par le chœur final.

Maria Luisa Baldassari tire un bon parti de sa formation orchestrale réduite, qui fait preuve d'une excellente cohésion pour soutenir le rythme de ces pages musicales, et donner à cet oratorio le brio d'un véritable opéra. L'orgue volubile, les cordes onctueuses aux attaques bien nettes, le clavecin plus discret mais néanmoins bien audible nous restituent de façon scintillante le raffinement musical de la cour d'Este, et plus généralement de l'Italie du nord à cette époque. Les riches sonorités des violes de gambe et du lirone contribuent à ancrer cette production dans la meilleure tradition musicale du XVIIème siècle. Les instrumentistes sont très attentifs au chant, dont ils reflètent avec obligeance les nuances, en évitant soigneusement de tomber dans la préciosité ou la froide esthétique. Les tempi sont enlevés ou au contraire bien posés, dans la plus pure tradition madrigalesque c'est-à-dire en tentant de traduire le plus fidèlement possible en musique le sens des mots. Cette approche est parfaitement adaptée à la partition, dans laquelle les airs demeurent peu caractérisés par rapport aux récitatifs, au contraire de l'opera seria naissant qui allait dominer le XVIIIème siècle.

Les chanteurs de la distribution excellent dans ce style, qui appelle une diction irréprochable, et une large medium, mettant davantage l'accent sur la beauté des inflexions de la voix que sur des prouesses virtuoses. Quelque peu paradoxalement Giona, personnage-titre de l’œuvre, compte assez peu d'interventions. Le jeune contre-ténor Carlo Vistoli s'en acquitte à chaque fois avec une maîtrise consommée : le timbre diaphane, posé avec délicatesse mais sans faiblesse, est résolument expressif, en particulier lorsque son désarroi éclate en longs ornements nacrés (Core, misero cor). On retiendra aussi son éveil surpris (Chi mi sveglia ?), aux accents plaintifs des violons, ainsi que l'émouvante prière Giustissimo Nume, aux délicats reflets moirés. Vocalement le rôle le plus exigeant est confié à la basse (Testo) : Mauro Borgioni y fait pleinement honneur, en particulier dans l'étourdissant aria Cruda sirte, aux ornements pleins de brio. La voix est chaleureuse, bien ronde, et développe une belle projection qui n'étouffe toutefois pas les instruments. On notera aussi sa longue et énergique apostrophe au début de la seconde partie (Al trasgressor Profeta), portée par les violons, suivie de l'air menaçant Mortal, e che si fa ? Dans le court rôle de l'Atrebate le ténor Raffaelle Giordani exprime son riche medium, appuyé sur une prononciation bien précise, pour affronter les périls de la tempête (Si terribile).

Laura Antonaz honore sans peine le personnage de l'Espérance (Speranza). Les trois airs successifs qui constituent son entrée sont brillamment enlevés : un Pupille piangeti aux couleurs légèrement cuivrées, de beaux ornements clairs dans le Di colpevole, et un émouvant Ciglio che lagrime. On retiendra aussi son Quant'è facile, aisément dévalé d'un timbre cristallin du plus bel effet, et par-dessus tout le Consolati, o core, introduit par les brillantes attaques des violons, un véritable bijou au souvenir impérissable. L'Obéissance (Obbedienza) est également confiée à une soprano, Margherita Rotondi, dont le timbre s'accorde pleinement à celui de sa partenaire. Il s'ensuit de superbes duos qui concluent chacune des deux parties de l'oratorio (La Speme, che mi dice ? et Spera e piega). Dans les passages en solo on mentionnera son impérieuse présentation (Io l'Obbedienza son), suivie d'un air brillant (D'affanno, d'inganno). L’œuvre se conclut par un tutti enlevé (Che l'orgoglio mortale) qui rassemble les solistes.

A l'écoute de cet enregistrement, le seul disponible à notre connaissance pour cet oratorio, on mesure l'injustice qui l'a laissé dans l'oubli depuis plus de trois siècles. Aussi il convient de louer le mérite du petit label italien Tactus, qui se consacre depuis maintenant plus de trente ans à la promotion de la musique italienne de la Renaissance et du baroque, ce qui nous permet de redécouvrir des pans entiers et méconnus du répertoire (notamment celui du XVIIème siècle). Aussi nous conseillons vivement à nos amis internautes en quête de « raretés » d'aller consulter son site (www.tactus.it), qui n'est malheureusement disponible qu'en version italienne. Mais comme c'est la langue internationale de la musique, vous n'aurez aucune peine à vous y retrouver...



Publié le 01 avr. 2017 par Bruno Maury