Caffe⸗Hauß Zimmermann - Enssle, Führer

Caffe⸗Hauß Zimmermann - Enssle, Führer ©Wellcome Collection, Londres - Louis-Marin Bonnet (1774) : Jeune fille versant le café d’une tasse dans une soucoupe (gravure - détail coloré)
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« Ei ! Wie schmeckt den Coffee süße » (« Ah! Qu’il est bon, le gout du café », J. S. Bach, Cantate du café)

Quel ambitieux projet que celui de ce CD : ressusciter l’atmosphère du célèbre Café Zimmermann de Leipzig, le temps d’un concert fantasmé qui verrait jouter Johann Sebastian Bach (1685-1750), prestigieux directeur du collegium musicum de la ville, et un flûtiste virtuose de passage dans la cité saxonne. Toute imaginaire que soit une telle scène, ce n’est ni la précision ni le souci d’information historique qui manque à la savoureuse reconstitution qu’en donnent Anne-Suse Enßle et Reinhard Führer. Du recours à la transcription – pierre angulaire de la pédagogie musicale baroque autant qu’art prisé des plus grands compositeurs – au « pan-européanisme » du programme, qui mêle goûts allemand, français et italien, tout concourt à plonger l’auditeur dans le climat musical de l’Allemagne des années 1730.

Le programme élaboré par les deux artistes se révèle des plus intéressants. Aux côtés du cantor de l’église Saint-Thomas se tiennent les compositeurs qu’il admire, comme son prédécesseur à la direction du collegium musicum, Georg Friedrich Telemann (1681-1767), auteur de Sonates méthodiques destinées au traverso, ou le Français François Couperin (1668-1733), dont Anna-Magdalena recopie les délicates Bergeries dans son Notenbüchlein. Plus touchante encore est la présence d’œuvres des élèves de Bach, musiciens déjà accomplis comme Johann Gottlieb Goldberg (1727-1756) ou apprentis encore besogneux, à l’instar de Heinrich Nicolas Gerber (1702-1775) qui réalise la basse continue d’une sonate de Tomaso Albinoni (1681-1767) sous le regard attentif de son maître.

La profonde connaissance du langage baroque et la maîtrise instrumentale d’Anne-Suse Enßle et Reinhard Führer se révèlent dans les transcriptions effectuées par leurs soins. Si le passage du violon ou du traverso à la flûte à bec nécessite des ajustements mineurs, d’autres pages font preuve d’un raffinement et d’une créativité remarquables. C’est le cas des trois chorals d’orgue transcrits, qui mettent en œuvre des dispositifs tout à fait différents : sonate en trio dans le Trio super « Allei Gott in der Höh’ sei Ehr » ; page soliste confiée au clavecin pour Jesu, meine Zuversicht ; cantus firmus surplombant confié à la flûte, tandis que le clavecin développe un discours polyphonique soutenu par de solides basses en 16 pieds, dans le Trio super « Ach bleib bein uns, Herr Jesu Christ ». De même, quelle justesse dans la transcription des Bergeries de Couperin, dans laquelle la flûte se fait véritable flûtiau de pâtre à la Watteau !

L’ensemble du programme est servi par la grande musicalité des deux interprètes. Le jeu d’Anne-Suse Enßle frappe par son articulation subtile et maîtrisée. Au sein de la seule Sonate en la mineur d’Albinoni, se succèdent ainsi détaché virtuose (deuxième et quatrième mouvements) et longues phrases soutenues (premier et troisième mouvements).

Sa science de l’ornementation est tout aussi remarquable et se manifeste par des mouvements lents ornés profusément mais avec discernement, dans le cadre strict du style mais non sans liberté. Elle n’hésite pas à ajouter ainsi une véritable petite cadenza à la fin du premier mouvement de la sonate précitée.

Seule ombre au tableau : l’usage un peu outré du portare la voce (crescendo expressif) sur les valeurs longues, par trop systématique et bien souvent réalisé au détriment de la justesse. Il faut cependant convenir que cela reste un choix d’interprétation légitime, et qu’il y a là plus une affaire de goût personnel qu’un véritable défaut technique.

Face à un tel programme, la tâche de Reinhard Führer est particulièrement ardue. En effet, la diversité des dispositifs des différentes œuvres lui impose d’être tantôt un « simple » accompagnateur réalisant une basse continue, tantôt la basse et la seconde flûte d’un effectif de sonate en trio, tantôt un grand orgue à lui tout seul ! Le défi est donc de taille, mais il est assez brillamment relevé.

Il faut d’abord saluer la qualité de l’interprétation des passages usant de l’écriture en trio (une basse et deux dessus) : flûte et aigu du clavecin se donnent la réplique et s’entremêlent avec aisance, dans une égalité sonore paradoxale mais très réussie. Reinhard Führer fait là la preuve de ses indéniables qualités d’écoute et d’initiative, ainsi que de la complicité musicale qui l’unit à sa partenaire. Cette osmose sonore est par ailleurs nettement facilitée par le choix judicieux d’un clavecin dont les aigus clairs et brillants s’unissent sans difficulté au timbre de la flûte.

Continuiste de talent, le claveciniste viennois se révèle également très convaincant dans les passages plus « solistiques », qu’il s’agisse de développer un discours distinct que vient contrepointer la flûte (Trio super « Ach bleib bein uns, Herr Jesu Christ ») ou bien d’assurer seul l’ensemble de l’édifice musical. Le bref choral orné Jesu, mein Zuversicht s’adapte ainsi particulièrement bien au clavecin et est porté par une interprétation soutenue et expressive.

La couleur sonore de l’instrument, sans cesse variée et adaptée, fait l’objet d’un soin méticuleux. Le simple ajout du 16 pieds dans le Trio super « Ach bleib bein uns, Herr Jesu Christ » en renouvelle ainsi considérablement la sonorité et en renforce le son face à l’aigu puissant de la flûte. Quel dommage de n’avoir pas fait de même dans Les Bergeries ! La partie du clavecin, concentrée dans un médium-grave un peu terne, y peine à faire entendre sa subtile polyphonie…

En définitive, malgré quelques points de détail toujours discutables, ce Caffe⸗Hauß Zimmermann tient amplement ses promesses. Défendu par un duo de choc plein de vitalité, son programme riche et intéressant séduira plus d’un amoureux de la musique baroque allemande et permet de découvrir des pages moins connues du répertoire. Ne lui manquent, au fond, que la fumée des pipes, le tintement des choppes et le fracas des applaudissements du public du vénérable établissement leipzigois…



Publié le 25 janv. 2020 par Nathan Magrecki