Il canto della nutrice - Angioloni

Il canto della nutrice - Angioloni ©Benoît Auguste
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La nourrice, figure incontournable de l’opéra vénitien

Pour son premier enregistrement en récital, le jeune ténor Marco Angioloni nous livre un programme original et attachant, bâti autour des airs de nourrice des opéras vénitiens. On ne saurait apprécier pleinement ce panorama sans se remémorer au préalable la place incontournable de la nourrice dans ce répertoire. La structure élaborée de l’opéra vénitien, mise au point par Francesco Cavalli (1602 – 1676)  et ses librettistes, est construite autour d‘une double intrigue amoureuse : deux couple d’amants « nobles », dont les amours sont contrariés par de multiples péripéties (guidées par les interventions des dieux antiques, auxquels s’ajoutent quiproquos et travestissements...), et qui s’uniront au final. Autour de ces personnages gravitent de nombreux serviteurs, qui incarnent le « bon sens populaire », commentant certains épisodes de leurs leçons morales (ou immorales !). Ils sont souvent eux-mêmes protagonistes d’aventures amoureuses satiriques ou manquées, qui servent alors de mise en abyme comique à l’intrigue principale.

L’affirmation ouverte de leurs penchants charnels nourrit les aspects comiques du livret, qui constituent un ingrédient indispensable du genre. Car l’opéra vénitien confronte avec un indiscutable génie les passions les plus nobles aux pulsions les plus triviales. Cette caractéristique, que l’on retrouve également dans le théâtre de Shakespeare ou des auteurs du Siècle d’Or espagnol (comme Calderón de la Barca), correspondait également pour Cavalli à un impératif commercial : quoi de mieux que le rire, afin d’attirer le public dans les salles d’opéra ? Cette caractéristique ne s’effacera que bien plus tard. A la fin du XVIIème siècle, la réforme de l’opera seria consacre le triomphe des arias spectaculaires auprès du public. Elle gomme au passage la dimension comique de l’opéra, au profit d’une ambition morale plus conforme aux préceptes de la Contre-Réforme qui régissent désormais la création artistique dans le monde catholique. On retrouve toutefois, au détour d’opéras serias qui s’inspirent de livrets antérieurs, des « seconds rôles »  au caractère comique plus ou moins marqué : ainsi Elviro dans le Serse (1738) de Haendel, inspiré du livret de Nicolo Minato pour Cavalli (lire notre compte-rendu). Par ailleurs le goût du public pour le comique a suscité la création d’intermèdes burlesques servant d’entractes aux opéras serias napolitains. Les plus célèbres sont probablement ceux de Jean-Baptiste Pergolèse (1710 – 1736) : La Servante Maîtresse (en complément d’Il prigionier superbo – 1733, qui connaîtra une postérité bien plus large que l’opéra qu’elle accompagnait initialement), et Livietta è Tracole (en complément d’Adriano in Siria – 1734).

Les personnages secondaires de l’opéra vénitien interviennent aussi directement dans l’intrigue principale, souvent pour encourager leurs maîtres à profiter des occasions amoureuses. Pour tenter de les convaincre ils évoquent les succès amoureux de leur jeunesse, le temps qui passe et ses irréparables outrages. La nourrice est un archétype de ces rôles comiques : il s’agit par définition d’une femme âgée, très proche d’un personnage principal (généralement une autre femme) et dont elle possède la confiance ; elle en est à la fois la figure tutélaire apte à dispenser ses conseils, et aussi une sorte de double mais d’extraction populaire. La distribution des rôles de nourrice à un ténor répond à merveille aux ambitions comiques de l’opéra vénitien. Confier à un homme le rôle d’un personnage féminin constitue en soi un élément parodique, fréquemment utilisé dans le théâtre du XVIIème siècle (comme le pratiqua par exemple Molière dans Les Femmes savantes ou Les Précieuses Ridicules). L’apparence masculine condamne par avance l’expression des pulsions charnelles de ces vieilles femmes envers de jeunes hommes. Elle permet de jouer avec la morale sans la bafouer tout à fait. Car le respect de cette dernière condition correspond à une autre règle non écrite du genre : si le cours de l’intrigue autorise toutes les transgressions passagères, elle ne leur permet jamais de se matérialiser, et au final la morale reprend ses droits ! Même si la Venise du XVIIème siècle s’est affranchie de la tutelle papale, la morale catholique ne peut y être trop ouvertement bafouée. Dans un univers qui reste très marqué par la religion (Cavalli lui-même étant organiste à la cathédrale Saint-Marc), le libertinage doit demeurer une parenthèse fugace, toléré uniquement parce qu’il alimente le comique et la dérision.

Le panorama des airs de nourrice proposé par Marco Angioloni couvre une période étendue (un demi-siècle environ), et des situations variées. Celles-ci s’articulent généralement autour d’un thème central dont le décalage nourrit l’aspect comique : la force du désir amoureux féminin au travers du temps et malgré ses outrages irréparables sur les corps. Dans Muzio Scevola (l’un des derniers opéras de Cavalli, créé en 1665) l’air de Porfiria Uditemi o stelle constitue une émouvante invocation, reprise en écho dans une atmosphère musicale ténébreuse. La diction précise et détachée du ténor lui confère une grande poésie, et la chasteté des paroles pourrait aussi bien échoir à une héroïne « noble ». L’air qui précède (Ben ch’il tempo) évoque lui plus explicitement la persistance du désir féminin malgré le temps qui passe, traduit en d’ enchanteurs aigus rayonnants. Et dans l’Eritrea (du même compositeur, 1652) Misena nous livre la clé du cœur des femmes (Donne, tali noi siamo) : malgré leur vertu celles-ci ne peuvent résister aux charmes virils… Le ténor nous livre cet aveu avec beaucoup d’engagement et de sincérité, augmentés d’une pointe de rêverie mélancolique, qui confèrent au personnage une savoureuse ingénuité.

Mais cette faiblesse féminine congénitale n’exclut pas le doute. Ainsi dans Eliogabalo (1668, opéra qui ne sera jamais représenté du vivant de son compositeur), Lenia se demande si l’amour vaut les tourments qu’il suscite (Se un candor). Cet air à la fois rapide et enjoué est enlevé avec un brio qui en souligne la malice. Dans l’Orfeo d’Antonio Sartorio (compositeur vénitien du XVIIème siècle), Erinda proclame combien le tourment est indissociable de l’amour, et la douleur de la jouissance (Non ho cor) : Marco Angioloni lui prête de tendres aigus veloutés, rehaussés par les accents rythmés de la guitare.

La vieille femme décrivant les outrages du temps et incitant sa maîtresse (ou un potentiel amant) aux charmes de l’amour constitue un classique des airs de nourrice dans le répertoire de Cavalli. Dans l’Erismena (1656) Alcesta pleure ses nombreux amours passés, que les outrages du temps écartent désormais (Maledetto sia del tempo), et engage les jeunes filles à ne jamais dire non… Là encore Marco Angioloni y apporte un engagement en empathie avec son personnage, se gardant d’appuyer le comique de la situation. Plus trivialement « c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleurs soupes » - ou à peu près – nous chante Alcea (dans Orimonte, 1650) : après un nostalgique Alfin son ancor bella, elle nous rappelle que Dolce è il frutto maturo (Doux est le fruit mûr) ; elle ne regrette pas d’avoir trempé ses lèvres dans de nombreuses coupes, et relaie le conseil sur un éclat abrupt et sentencieux (Chi vuol goder).

Un peu plus délurée encore, Dema (dans l’Egisto, 1643) pousse le jeune Hipparco qu’elle convoite au libertinage, et lui avoue sans ambage son goût pour les jeunes gens (Hipparco se non hai altra amante… Piacque a me sempre più). Ce magnifique récitatif avec aria (l’un des plus longs extraits du programme) en constitue également l’un des sommets : diction ferme et précise dans le récitatif, aigus soignés de l’air, augmentés dans la reprise, qui se conclut sur la ritournelle triomphale Chi a provato mi amor. Bien délurée également cette Lenia, qui nous confie au détour d’un autre passage d’Eliogabalo qu’elle entretient un amant à grands frais (E gran cosa che l’eta, brillamment accompagné par des cordes entraînantes) et incite les jeunes filles à céder à l’amour (Giovinette superbe, aux aigus soutenus).

La verve de Cavalli et de ses librettistes pousse parfois l’érotisme plus loin encore, nous livrant des nourrices nymphomanes, prêtes à se jeter à la tête du premier venu… Le récital s’ouvre sur les airs de Mellor (dans La Doriclea, 1645), bien résolue à éprouver « les plaisirs de l’amour » (difficile d’être plus explicite !). Là encore Marco Angioloni se situe en empathie avec son personnage, exaltant la puissance et la sincérité du sentiment dans de longs aigus tournoyants, et laissant aux cordes grinçantes le soin de souligner le mordant comique de la situation. La scène de Lymphée et du Satyre à l’acte II de La Calisto (1652) est probablement la plus burlesque du genre, et également à notre sens l’une des plus osées du répertoire lyrique. La vieille Lymphée se cherche un mari à la cantonade (D’aver un consorte), et va se trouver exaucée par le Satyre, qui convie également ses comparses ! Une courte mais dense musique de ballet suggère ardemment le viol collectif qui s’ensuit, tandis que la nourrice crie à l’aide… Délicatement troussée en collaboration avec la soprano Francesca Martini dans le rôle du Satyre, la scène permet au ténor de nous attendrir sur l’ardeur naïve de la malheureuse Lymphée, à laquelle il prête ses accents mordorés.

Les deux derniers extraits sont tirés de L’Ottavia restuita al trono, opéra de jeunesse d’Alessandro Scarlatti. Cet ouvrage est nettement plus tardif que les précédents, puisqu’il date de 1703. Et il est question cette fois de vengeance dans la jolie plainte de Belisa Le Fravolette di questa bocca, aux longs aigus soulignés par des cordes denses. La reprise (nous avons rejoint le règne de l’opera seria et ses airs avec da capo) est un régal pour l’oreille, avec de superbes couleurs irisées dans le timbre. Le dernier extrait est une scène de marivaudage entre Belisa et Dorillo (avec à nouveau le concours de Francesca Martini). Elle débouche rapidement sur un duo animé (Arrogantaccio, va via) où les deux protagonistes font tous deux montre d’une belle expressivité théâtrale : les réparties fusent, dans une atmosphère de comique frais et léger, rythmé par la guitare.

Tout au long de l’enregistrement, nous avons apprécié les indéniables atouts de la voix du jeune ténor : une diction ferme et bien articulée, particulièrement appréciable dans les récitatifs, la douceur et la variété des couleurs du timbre, qui lui confèrent une belle expressivité dans les airs. A l’opposé des habituelles compositions burlesques et outrées de ces rôles, Marco Angioloni s’applique à nous en faire ressentir toute la complexité des sentiments, tiraillés entre nostalgie et désir, entre naïveté et séduction, entre amour et jalousie enfin. Il y réussit superbement.

Soulignons au passage le soin musicologique apporté à la composition du programme proposé dans ce récital. Sur les treize extraits choisis, pas moins de huit constituent des premiers enregistrements mondiaux ! Constituent également des premières les sinfonie de Muzio Scevola (Cavalli), d’Il Tito (Cesti), d’Il Girello (Melani) et du Seleucho (Sartorio), qui constituent autant d’intermèdes entre les plages chantées. L’ensemble Il Groviglio se charge de nous convaincre de l’intérêt de ces pièces orchestrales, dans lesquelles les cordes sonnent superbement : la courte mais dense sinfonia de Muzio Scevola, impeccablement rythmée par la guitare nerveuse de Fabrizio Carta ; les accords raffinés et dansants d’Il Tito ; les notes frémissantes du Seleucho. Seule la sinfonia d’Il Girello nous a moins convaincu, en raison toutefois de son caractère – que nous avons jugé plutôt conventionnel et sans grand relief, malgré une forme très marquée – et non de son interprétation. A découvrir absolument !



Publié le 01 mai 2020 par Bruno Maury