Les caractères d’Ulysse - Barrucand & Geoffroy

Les caractères d’Ulysse - Barrucand & Geoffroy ©
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Odyssée à deux clavecins

Le répertoire français pour deux clavecins est plutôt rare : Pourtant quelques exemples fameux viennent immédiatement à l’esprit. Les Suites de Gaspard Leroux, auréolées de mystère puisqu’on ne sait quasiment rien de leur auteur, contiennent des pages somptueuses, qui existent dans une double version : la première pour clavecin seul, la seconde prévoyant une contrepartie permettant un jeu en trio auquel peuvent s’ajouter les enrichissements harmoniques offerts par la basse continue. François Couperin a laissé une extraordinaire Allemande inaugurant le Neuvième ordre, très ambitieuse dans son écriture. On sait également que ce maître du clavecin recommande, dans l’avis qui précède son Apothéose de Lully, de jouer ses trios à 2 clavecins, pratique qu’il adoptait lui-même, en famille ou avec ses élèves. D’ailleurs, un enregistrement, déjà ancien des Apothéoses avait été réalisé de la sorte par Christophe Rousset et William Christie.

Le recours à la transcription pour l’instrument à clavier afin de véhiculer des pièces issues du répertoire dramatique débute dès le XVIIe siècle avec d’Anglebert (pour Lully) mais aussi une foule de compositeurs anonymes (voir par exemple l’Alcide de Marin Marais dont Marie van Rhijn a donné un bel album). Au XVIIIe siècle, si Royer semble alimenter son livre de clavecin de pages issues de ses œuvres lyriques, Rameau recourt à un double procédé : élargir à l’orchestre certaines pièces réservées aux cordes pincées (les Sauvages, les Niais de Sologne…) ou adopter le cheminement inverse, notamment pour autoriser un usage domestique de symphonies (celles des Indes Galantes en l’occurrence). Ceci nous a valu dans le passé de beaux enregistrements, notamment celui de Pierre Hantaï et Skip Sempé ayant eu la main heureuse en piochant dans les œuvres du Bourguignon.

Les pièces du présent programme n’offrent guère de premières mondiales, celles-ci ayant été enregistrées in extenso dans leur version originale. L’unique tragédie en musique de Jean-Féry Rebel, Ulysse, l’a été joliment par Hugo Reyne. Quant aux ballets, qui valurent à leur auteur une grande célébrité dans ce genre, ils existent dans des versions tantôt orchestrales (Minkowski, Kuijken, Cuiller, Savall,…), tantôt chambristes (Palladian Ensemble,…). Quant à Bodin de Boismortier, il a trouvé depuis des années le meilleur ambassadeur qui soit auprès d’Hervé Niquet, qui nous a gratifiés d’un Daphnis et Chloé de haute volée et de Ballets de Village jubilatoires.

On pourrait penser de prime abord que jouées à deux clavecins, ces œuvres perdent en saveurs, dépouillées des finesses d’orchestration qui les caractérisent. C’est bien mal connaître Loris Barrucand et Clément Geoffroy, nos deux jeunes talentueux clavecinistes, parmi les meilleurs de leur génération. J’avais d’ailleurs eu le bonheur de pouvoir les entendre, il y a quelques années déjà, lors d’un magnifique concert au musée des Beaux-Arts d’Angers, où ils accompagnaient la belle Eugénie Lefebvre dans différents rôles tragiques (Armide, Médée…). Touchant deux splendides instruments historiques du Château de Versailles, ceux-ci parent leurs claviers de nombreuses couleurs, dans un programme qui sonne admirablement bien et défendu avec une conviction de chaque instant.

La suite d’Ulysse (1703) est la plus traditionnelle sur le plan du style. Elle s’ouvre par une opulente ouverture lullyste (Rebel ayant été l’élève du Surintendant) pour enchaîner des danses extraites des différents actes et se conclure sur une chaconne assez brève. Les tempi sont très enlevés et les enchaînements entre les pièces très rapides, donnant l’impression à l’auditeur d’assister à un bal avec différentes entrées de danseurs pleins de vigueur. Voilà une introduction qui sait d’emblée imposer l’attention. S’enchaînant dans la même tonalité (ré majeur), Les Caractères de la Danse (1715) reprennent une idée déjà suggérée par Lully dans le bal réglé du Bourgeois Gentilhomme (1670), qui consiste à juxtaposer différents mouvements de danses parfois inachevés. Rameau devait reprendre ce principe dans son Pygmalion (1748) lorsque la statue, accédant à la vie, apprend à danser. On sait en outre que Marie Sallé dansa cette suite de Rebel, à Londres en 1727, sous la direction de Georg Friedrich Haendel. C’est une des pages les plus heureuses de Jean-Féry : tout y charme, les mélodies, les rythmes et un art consommé dans l’agencement de ces fragments qui se succèdent avec le plus grand naturel qui soit. Chaque mouvement est parfaitement senti, avec une allure qui atteste d’une connaissance approfondie de chacun des types de danses. Si le prélude est joué avec toute la délicatesse qui sied (une sorte d’éveil matinal), la courante affirme sa personnalité péremptoire avant de céder place aux alertes menuet et bourrée qui, à leur tour, s’inclinent devant la noble chaconne que vient interrompre une mélancolique sarabande, réveillée par la gigue, elle-même secouée par le rigaudon et le passepied. La douce gavotte vient conclure ce passage en mineur avant un final plus complexe réunissant quatre mouvements, le dernier étant repris. La musette est entêtante tant son charme est prenant, elle figure la France quand la sonate, endiablée sous les doigts à la virtuosité sans faille de Loris et Clément, vient nous emporter dans le tourbillon des fureurs italiennes.

Vient alors l’œuvre la plus célèbre de Rebel, les fameux Elemens (1737) dont le Chaos introductif est à lui seul absolument inoubliable, dès qu’on l’a entendu au moins une fois. Bien avant celui de Zaïs de Rameau (1748) ou de La Création de Haydn (1798), Rebel se hasarda à faire entendre sur la fondamentale ré, toutes les autres notes de la gamme, avant de monter par unissons jusqu’à l’accord parfait, synonyme d’harmonie. Différents chaos reviennent en cours de route, chaque fois moins violents dans leurs effets, jusqu’à ce que les éléments se distinguent. Dans son avertissement, le compositeur précise : « La Basse exprime la Terre par des notes liées ensemble et qui se jouent par secousses ; les flûtes par des traits de chant qui montent et qui descendent imitent le cours et le murmure de l’eau ; L’air est peint par des tenües suivies de cadences que forment les petites flûtes ; Enfin les violons par des traits vifs et brillans représentent l’activité du feu. » Malgré tout ce raffinement orchestral, on trouve sur différents exemplaires de l’époque les annotations suivantes : « Le clavessin seul poura aussy les joüere en maniere de piece » ou encore « On poura aussy joüer le tout en manière de piece sur le clavecin ». Ces aménagements peuvent répondre bien entendu à des exigences commerciales mais attestent également de pratiques alors communes, lorsqu’il semble impossible de réunir un grand nombre de musiciens. Nos clavecinistes font remarquer fort à propos dans une note qu’ils n’étaient pas trop de deux pour aborder cette musique fort dense. Jamais ce volet introductif n’aura sonné aussi contemporain qu’à deux clavecins. Le tranchant et le brillant des sonorités accentuent encore la modernité de ce portique splendide. Si la suite laisse de côté quelques pages, elle n’en perd pas grand-chose, en en conservant les plus remarquables. En témoigne la splendide chaconne, rare spécimen à deux temps, renvoyant au feu par ses traits de plus en plus audacieux, de part et d’autre d’un épisode en mineur où les passages réservés habituellement aux hautes-contre, tailles de violons et bassons sont joués sur le grave des claviers, registre parmi les plus beaux de l’instrument à cordes pincées. Le procédé se retrouve d’ailleurs avec bonheur dans le deuxième tambourin (en mineur). Après une langoureuse sicilienne, le Caprice fournit un final éblouissant avec ses motifs en fanfares et ses guirlandes de doubles croches menées à un train d’enfer.

Le premier Ballet de Village de Bodin de Boismortier trouve lui aussi un traitement qui en renouvelle complètement la perception, puisque les sonorités agrestes des musettes de cour et des vièles font ici défaut. Ce que le ballet perd en couleurs champêtres, il le gagne en noblesse, notamment dans son « vivement » central, une fugue d’ailleurs assez extravagante aux instruments pastoraux qui trouve ici une exécution plus idiomatique. La chaconne est de belle facture, même si elle ne compense pas celle -magnifique- absente de la très belle suite extraite de Daphnis et Chloé (1747). Cette pastorale est très heureuse dans ses effets, le charme mélodique, véritable marque de fabrique de son auteur, y règne d’un bout à l’autre. Sa lumineuse ouverture avec ses figures arpégées inaugurales en sol majeur expose un monde bien différent de celle d’Ulysse encore si louisquatorzienne. Les danses trahissent la leçon reçue de Rameau. Nos clavecinistes s’en donnent à cœur joie, visiblement enchantés de ces élans irrésistibles, où les dialogues tutti orchestraux et textures allégées sont très bien rendus (rigaudons par exemple). La musette sonne presque comme le carillon d’une horloge de salon versaillais, à peine troublée par son passage en mineur. Et comment ne pas succomber à l’allant contagieux du Rondeau pour les Matelots (descendant de la matelote d’Alcyone de Marin Marais) ou des gourmands tambourins qui lui font suite ? Toute la fougue de la jeunesse s’y exprime ici sans retenue pour notre plus grande joie !

Les Plaisirs champêtres (1734), autre fantaisie chorégraphique de Rebel, viennent refermer ces Caractères d’Ulysse avec d’autres merveilles. La musette introductive avec sa basse en bourdon arpégé fait immédiatement penser à celle de Choisi du Quinzième Ordre de François Couperin, dans son Troisième Livre. Elle semble lui faire comme un clin d’œil malicieux. La chaconne qui suit est somptueuse, développée, alternant riches harmonies, traits virtuoses et passages en musette qui semblent anticiper, par ces juxtapositions, celle des Indes Galantes (1735), nous plongeant dans l’univers rêvé des Fêtes de Watteau, Lancret ou Pater. Après un passepied s’aventurant dans le registre aigu, le triptyque final réunit de terrestres bourrées et rigaudon, dont on ne peut encore une fois qu’admirer l’extraordinaire mise place, la capacité à intégrer les ornements avec une aisance confondante. Tout cela pétille, crépite. Pas de doute, cette fête à deux clavecins n’a pas fini de nous séduire !



Publié le 12 juin 2020 par Stefan Wandriesse