Concertos pour violons - Ensemble Diderot

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La Genèse du concerto pour violon à la française

Toujours en quête de trésors musicaux oubliés, Johannes Pramsohler (voir l’entretien donné dans ces colonnes) et son ensemble Diderot, poursuivent leur démarche en proposant un tout dernier enregistrement paru chez Audax consacré cette fois aux concertos de la période baroque française écrits spécifiquement pour le violon. Un programme à la fois alléchant et original mettant à l’honneur des compositeurs tombés dans l’oubli, qu’il soit total ou relatif. En effet, aux côtés de Jean-Marie Leclair et Michel Corrette dont les noms demeurent évocateurs chez bon nombre de mélomanes, on y découvre des noms qui le sont beaucoup moins tels Jacques Aubert, Jean-Baptiste Quentin ou André-Joseph Exaudet, lesquels ne peuvent que susciter la curiosité !

Il y a de cela trente huit ans, en 1983, Reinhard Goebel et l’ensemble Musica Antiqua Köln consacraient entièrement un de leurs enregistrements aux concertos baroques français, sans se limiter au thème du violon. Au programme, Quentin et Corrette déjà, mais aussi Michel Blavet et surtout Joseph Bodin de Boismortier à qui l’on doit le premier concerto de l’histoire de la musique française baroque avec son concerto en ré majeur opus 26 n°6. Venu d’Italie avec Arcangelo Corelli, Antonio Vivaldi et surtout Giuseppe Torelli à qui on attribue généralement la paternité de cette forme musicale novatrice, le concerto n’a pas suscité d’engouement particulier chez les compositeurs de l’époque baroque française.

C’est également Torelli qui a imposé la forme actuelle du concerto en trois mouvements : vif, lent et vif. Il convient de préciser que le principe du concerto consiste en un dialogue entre un ou plusieurs instruments solistes avec l’orchestre. Et si ce concept a connu un vif succès en Italie où il est né et s’est développé durant toute l’ère baroque, ainsi qu’en Allemagne avec Jean-Sébastien Bach bien sûr, c’est durant la période romantique qu’il atteindra son apogée dans toute l’Europe. Afin de mieux appréhender la chronologie de ses développements dans les pays voisins, Vivaldi publie l’Estro Armonico en 1711, et Jean-Sébastien Bach compose les concertos BWV 1041, 1042 et 1043 vers 1720. Les premiers concertos émanant de compositeurs français sont assez tardifs et plutôt rares, le concerto est en effet loin d’être une spécialité de la musique baroque française et les pièces connues ne dépasseraient pas la vingtaine ! L’influence italienne est particulièrement présente et évidente dans ces œuvres qui combinent avec bonheur le style italien extraverti et une certaine élégance à la française.

Un succès tardif

Pourquoi la forme musicale du concerto a-t’elle tardé à connaître le succès en France ? La réponse tient à deux raisons. En 1740, un gambiste français du nom de Hubert Le Blanc, inquiet de voir son instrument se démoder, publie un traité pour défendre la viole contre « les entreprises du violon et les prétentions du violoncelle »… Ce traité montre qu'encore au milieu du XVIIIe siècle, la querelle entre les partisans de la viole, et ceux du violoncelle et du violon ne s’est pas éteinte. Le violon est encore considéré comme un instrument de musique populaire au sens péjoratif du terme, tout juste bon à faire danser. Par conséquent, la France musicale au XVIIe, jusqu’à la moitié du XVIIe siècle, est plus tournée vers des sonorités intimistes propres à l'expression individuelle que vers les effets perçus comme spectaculaires des virtuoses du violon.

Cependant, le violon a déjà bien entamé sa conquête du monde musical tout particulièrement en Italie dès le début du XVIIe siècle et finira par s’imposer timidement en France au cours du XVIIIe siècle notamment grâce à des virtuoses dans le sillage de Jean-Marie Leclair, tandis que la viole disparaîtra totalement à la fin du XVIIe siècle. La seconde raison tient à la « résistance » des Français vis à vis de la musique italienne. La plupart des compositeurs restent fidèles à une certaine esthétique française jusqu’à ce que des musiciens virtuoses et des compositeurs finissent par rendre peu à peu la musique française perméable à l’influence de la musique italienne. Rappelons également la fameuse « Querelle des Bouffons » en cette même époque, au milieu du XVIIIe siècle, qui opposera les partisans de la musique française lyrique initiée par Jean-Baptiste Lully et poursuivie par Jean-Philippe Rameau, aux partisans du style italien dit « bouffe », représentée par des compositeurs comme Giovanni Battista Pergolèse.

Cinq compositeurs sont au programme de cet enregistrement axé sur les œuvres écrites pour le violon. Michel Corrette et Jean-Marie Leclair conservent toujours les faveurs des musiciens et du public et sont encore régulièrement enregistrés. Il n’en va cependant pas de même avec Jacques Aubert, Jean-Baptiste Quentin et André Joseph Exaudet, compositeurs beaucoup plus confidentiels. Point intéressant, deux œuvres présentées sont totalement inédites et leur enregistrement constitue une première mondiale.

Deux concertos de Jacques Aubert


Frontispice du recueil d’Aubert

Un concerto de Jacques Aubert tient lieu d’introduction au programme. Compositeur, mais surtout violoniste, il est né à Paris en 1689 et mort à Belleville en 1753 (commune qui sera annexée à Paris en 1859). Point éminemment intéressant, il est l’un des élèves de Jean-Baptiste Senaillé un compositeur et violoniste également sorti fort heureusement de l’oubli récemment (lire notre chronique d’un récent CD qui lui est consacré) ! Musicien au service du prince du Condé, il fait ensuite partie des Vingt-Quatre Violons du Roi (sur cette institution, on pourra se reporter à l’article du CMBV) avant de devenir premier violon à l’Opéra. Il rejoint ensuite le Concert Spirituel avec lequel il se produit régulièrement avec succès notamment avec des concertos pour violon et orchestre de sa composition qui lui permettront de mettre en avant ses talents de violoniste. A son sujet, on peut lire dans le Mercure de France du mois de novembre 1734:  « Le Sieur Aubert, Intendant de la Musique de S.A.S.M gr le Duc, vient de donner au Public son seizième œuvre intitulé : Les Petits concerts . . . L'Auteur donnera dans le courant de l'Hyver un Livre de Concerto à 4 violons, violoncelle et basse continue ; cet ouvrage sera le premier en ce genre qui soit sorti de la plume d'un François ». En effet, le 2 février 1735, Jacques Aubert interprétait au Concert Spirituel un concerto pour violon de sa composition qui reçut un accueil enthousiaste du public.

Il est donc très probablement le premier auteur français d’un concerto pour violon, ceux de Jean-Marie Leclair, légèrement postérieurs, n’ayant été publiés qu’en 1737. Par ailleurs, outre ses quatre concertos pour quatre violons, violoncelle et basse continue qui furent donc les premiers du genre écrits par un Français, il est également l’auteur d’un opéra intitulé La Reine des Péris ainsi que de musiques de ballets. De toute évidence, ce concerto de style galant publié une vingtaine d’années après l’Estro Armonico de Vivaldi, combine à merveille les styles français et italiens. L’orchestration est simple d’apparence, mais réserve de très beaux passages au violon en particulier dans la Ciaconna qui tient lieu de 3ème mouvement. Pas de virtuosité gratuite dans cette musique de belle facture qui mérite amplement de sortir des fonds de bibliothèque ou elle sommeillait depuis 250 ans !

Un second concerto de Jacques Aubert, extrait du même opus est également proposé dans le programme. Composé de façons moins conventionnelle en quatre mouvements et débutant par un largo, ce concerto écrit en mode mineur présente des accents très « vivaldiens » en particulier dans son second mouvement, mais aussi dans son quatrième mouvement intitulé Carillon. Ces œuvres sont très plaisantes à l’écoute et particulièrement intéressantes car elles constituent un témoignage par l’exemple de la fusion de deux écoles qui s’affrontent. En tant que premier auteur français d’un concertos pour violon, le nom de Jacques Aubert devrait figurer en bonne place dans l'histoire de la musique. Toutefois, bien que l’intérêt de ces deux concertos soit indéniable, ils ne peuvent pas être comparées à ceux composés par Jean-Marie Leclair !

Un treizième concerto pour violon de Leclair

En effet, avec le concerto en mi bémol majeur de Jean-Marie Leclair (lire ici sa biographie) qui arrive juste après, on accède littéralement à une autre dimension. Ce concerto totalement inédit est enregistré en première mondiale, il ne se trouve dans aucun des deux opus 7 et 10 de six concertos chacun publiés en 1737 et 1745. Il n’a d’ailleurs jamais été publié à l’époque et il n’existe que deux versions manuscrites retrouvées dans des bibliothèques à Berlin et Stockholm… Il réserve une place de choix au violon, ce qui n’est pas vraiment surprenant, et fait montre d’une belle maîtrise du contrepoint. Mais il convient de rappeler que Leclair n’est pas un compositeur mineur loin s’en faut et qu’il fut le premier à avoir adapté avec une certaine réussite la musique italienne au goût français.

Certains passages solistes ne manquent par ailleurs pas de rappeler que Leclair était avant tout un grand virtuose du violon universellement connu en son temps. Cependant, peu de violonistes se risquent à interpréter ses œuvres qui sont réputées extrêmement difficiles techniquement ! Mais Johannes Pramsohler se joue des difficultés techniques en livrant une interprétation parfaite de cette œuvre, bien qu’il n’y ait aucune comparaison possible avec un autre enregistrement. Les aigus de certains passages d’un second mouvement plein d’émotions sont absolument parfaits de justesse, et les ornementations sont d’une extrême subtilité ! L’ensemble de cette pièce n’est pas sans rappeler à l’auditeur que Leclair est le premier compositeur français à avoir donné au violon ses lettres de noblesse.

Exaudet, une belle découverte

Une seconde œuvre inédite est présente dans l’enregistrement : un concerto à cinq instruments en mi bémol majeur, comme le concerto de Leclair, composé par André-Joseph Exaudet. Né en 1710 à Rouen et mort en 1762 à Saint-Germain en Laye, ce violoniste et compositeur a laissé un Menuet à la postérité. Ce Menuet (à écouter ici) est universellement connu, mais son nom n’est curieusement pas resté attaché à cette pièce. Sa réputation de violoniste virtuose dans sa ville natale finit par le conduire à Paris, où il rejoindra ensuite l’Académie Royale de Musique en tant que répétiteur et violon soliste, puis le Concert Spirituel. L’histoire de ce concerto est particulièrement intéressante car on dispose de trois sources distinctes. L’une se trouve à Agen sous le nom d’André-Joseph Exaudet, une deuxième à Schwerin dans le nord de l’Allemagne, cette fois sous le nom de Johann Matthias Suhl, et enfin une troisième à Dresde, cette fois sans aucun nom de compositeur.

Ces trois sources sont quasiment identiques, dans chacune des trois, on retrouve bien la petite cadence du premier mouvement sauf… celle de Dresde dans laquelle on retrouve 112 mesures supplémentaires qui constituent la magnifique cadence du troisième mouvement. Cadence n’est d’ailleurs pas vraiment le terme approprié, comme le précise Johannes Pramsohler : « à cette époque il conviendrait plutôt de la désigner sous le nom de « Fantasia » ou de « Capriccio » comme le faisaient Locatelli ou Vivaldi dans leurs concertos ». La source de Dresde mentionne d’ailleurs bien le terme de Fantasia. Mais il est loin d’être certain que cette Fantasia ait été écrite par Exaudet, à moins qu’un musicien n’ait couché sur le papier une improvisation d’Exaudet lui même qu’il aurait entendu à un concert… Toutes les suppositions sont permises et on ne le saura probablement jamais, mais le résultat est proprement stupéfiant ! Johannes Pramsohler accompagné de l’Ensemble Diderot offrent une interprétation réellement étonnante, à la fois pleine de de musicalité et de virtuosité maîtrisée de ce concerto qui constitue une bien belle découverte, voire LA découverte de cet album !

Jean-Baptiste Quentin, compositeur et virtuose

Le concerto en la majeur de Jean-Baptiste Quentin n’a pas été enregistré depuis 1983 par Reinhard Goebel et l’ensemble Musica Antiqua Köln. Mais il est vrai que Jean Baptiste Quentin est un nom quelque peu oublié dans l’histoire de la musique… et c'est bien dommage ! Né vers 1690 et mort vers 1742 à Paris, Jean-Baptiste Quentin était également un violoniste virtuose de l'époque baroque qui composa essentiellement pour son instrument favori. En 1718, il est membre de l’Académie Royale de Musique. Son nom est mentionné à plusieurs reprises dans le Mercure de France où il est fait état de ses qualités de violoniste mais sa renommée dépasse nos frontières, le musicien et musicologue allemand Friedrich Wilhelm Marpurg évoquant les grandes qualités de son jeu. Son œuvre de compositeur est assez importante, elle est surtout consacrée à la musique de chambre pour violons avec basse continue. Dans ses sonates pour violon il pousse le détail jusqu’à indiquer les coups d'archet !

Dans ce concerto, on retrouve une fois de plus un style fortement influencé par le goût italien. Dans le second mouvement, Johannes Pramsohler avoue même avoir improvisé une cadence non écrite sur la partition, empruntée en partie à Vivaldi d’après Il Grosso Mogul (ou Grand Mogol, RV 208) pour matérialiser une fois de plus l’influence italienne sur ces œuvres. Quoiqu’il en soit, le résultat est totalement convaincant ! Interprété de façon magistrale, avec une grande élégance, ces œuvres dégagent une atmosphère radieuse. Il convient de souligner l’intensité musicale de l’adagio qui n’est pas sans rappeler l’atmosphère de l’Hiver des Quatre Saisons de Vivaldi.

Un concerto hétéroclite

Le programme s’achève sur le concerto comique n°25 de Michel Corrette(lire ici sa biographie). Compositeur et organiste né à Rouen en 1707 et mort à Paris le 2 janvier 1795 (3 Pluviôse, an 3), il est l’un des premiers musiciens français à éditer des concertos. Organiste de renom, il publie plusieurs livres d’orgue, de belles « sonates pour clavecin avec accompagnement de violon » et 25 « concertos comiques ». Injustement méconnu, Corrette tient une place unique dans la musique française du XVIIIe siècle. Il s’intéresse à la chanson et aux musiques populaire, et il est à la fois un fervent défenseur du répertoire français et un propagateur de la musique italienne. Ce concerto, qui n’en est pas vraiment un, est le dernier des « 25 concertos comiques ». Sa construction est tout à fait singulière. En effet, les trois mouvements de ce concerto sont issus d’airs de même tonalité empruntés à d’autres compositeurs et accolés pour l’occasion. Mais la notion de droits d’auteurs en cette époque était inexistante et ces emprunts avait souvent pour but de rendre hommage à leur auteur initial.

L’Allegro du premier mouvement n’est autre que Les Sauvages tiré des Indes Galantes de Jean-Philippe Rameau, l’Andante du second est emprunté à Jean-Jacques Rousseau dans son opéra intitulé Le Devin de Village avec l’air Quand on sait aimer et plaire (à écouter ici), et enfin l’Allegro final n’est autre que La Fürstemberg (à écouter ici), un air à la mode à l’époque que d’aucuns attribuent à André Campra mais qui provient vraisemblablement d’une contredanse issue de la tradition populaire. De nombreuses transcriptions de cette contredanse nous sont parvenues, par Josse-François-Joseph Benaut au clavecin, Robert De Visée au théorbe sans oublier celles pour la vielle à roue ou la musette de cour ! Bien que totalement hétéroclite au premier abord, cette œuvre n’en est pas moins originale et intéressante et ne constitue pas uniquement une simple curiosité. Dans ce mouvement, le dialogue qui s’instaure entre le violon qui développe de brillantes variations face aux autres musiciens de l’ensemble Diderot, auquel s’est adjoint une flûte, est une absolue réussite. Par contre, dans le second mouvement, le violon est paradoxalement en retrait, étant remplacé par la flûte qui est soutenue par le pizzicato des autres instruments.

Avec cet album consacré aux origines du concertos pour violon dans la musique française, Johannes Pramsohler et l’Ensemble Diderot signent assurément un enregistrement de référence qui vient en complément de celui de Reinhard Goebel qui n’a pas pris une ride. L’interprétation raffinée des œuvres présentées, leur originalité, la précision dans les attaques, la justesse impeccable et la recherche évidente du beau son constituent les ingrédients de cette réussite incontestable. Hormis le fait qu’il comble un vide et met à l’honneur des compositeurs pour la plupart méconnus, Johannes Pramsohler fait revivre des œuvres extrêmement intéressantes, qui permettent de faire le lien avec le concerto de l’ère classique.

Cette compilation judicieuse de pièces que l’on peut qualifier d’hybrides matérialise en quelque sorte la pièce manquante de l’édifice qui permet de saisir l’évolution de la forme musicale du concerto en France depuis ses tous débuts. Le son du violon de Johannes Pramsohler signé Pietro Giacomo Rogeri (Brescia 1713) est proprement époustouflant et la prise de son est absolument irréprochable. Et l’on ne peut que saluer Johannes Pramsohler pour l’ensemble de son travail thématique, et en particulier pour sa contribution active à faire redécouvrir d’authentiques joyaux d’un répertoire tombé dans les oubliettes de l’histoire de la musique.



Publié le 04 nov. 2021 par Eric Lambert