Coronation Anthems - Haendel

Coronation Anthems - Haendel ©
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Handel, le patriote

Voilà une publication qui ne manque pas d’à-propos. Alors que s’annonce pour mai prochain un nouveau couronnement, celui de Charles III, Hervé Niquet a encore une fois fait preuve de flair, suivant en cela le compositeur auquel il rend ici un vibrant hommage au terme d’une tournée l’ayant conduit à produire ce programme en différents lieux de la planète. Vingt ans après une mémorable Water Music/ Fireworks mobilisant de substantiels effectifs, ce choix interprétatif est ici renouvelé, se rapprochant avec bonheur des conditions d’exécution d’origine (on compte ici un peu plus de 80 exécutants, pour environ 200 en 1727).

Si avec la Birthday Ode for Queen Anne (janvier 1713), le Te Deum d’Utrecht (juillet 1713) ou encore le masque Haman and Mordecai (première version d’Esther, en 1718 proche des Chandos Anthems et qui contient un énorme chœur final de plus de dix minutes ), Haendel avait déjà laissé entrevoir un indéniable savoir-faire dans le registre festif, il allait inaugurer véritablement avec les Coronation Anthems (1727) la marque d’un style monumental à nul autre pareil. Cette incroyable maîtrise chorale allait générer une multitude de pages grandioses dont les plus grands spécimens se trouvent dans Israel in Egypt (1739) ou encore Solomon (1749).

Les œuvres ici choisies ont donné lieu à une ample discographie mais dont les réelles réussites ne sont pas si nombreuses que cela. Sous la conduite du regretté Simon Preston, les Coronation Anthems comme le Dettingen Te Deum se caractérisaient par une fraîcheur inaltérable à déjà quarante années de distance : le formidable Choir of Westminster Abbey avec ses fameux Trebles conférant à ces pages une lecture parfaitement idiomatique. Robert King et son King’s consort s’inscrivaient dans cette lignée grâce au Choir of New College, Oxford, couplant judicieusement les Anthems aux Royal Fireworks avant de remettre sur le métier ce corpus pour une reconstitution du couronnement de George II en 2001 puis plus récemment en 2018 à Versailles (voir la chronique de mon confrère Michel Boesch qui fournit force détails érudits sur l’événement). John Eliot Gardiner, quant à lui, s’est hélas limité à deux Anthems (Zadok the Priest et The King shall rejoice en complément d’Israel in Egypt), nous y reviendrons. Pour le seul Te Deum, couplé avec un fort beau Dixit Dominus, Diego Fasolis réunissait, il y a seize ans, l’extraordinaire Coro della Radio Svizzera et l’Ensemble Vanitas pour ce qui demeure l’une des meilleures gravures de l’œuvre.

Si Haendel, ou Handel comme on trouve justement sur la pochette (à l’anglaise), se trouve en charge de la composition de la musique du couronnement, c’est que Georg 1er juste avant de mourir l’a naturalisé. Désormais sujet de Sa Gracieuse Majesté Britannique, il n’aura de cesse de faire montre de son dévouement patriotique en de multiples occasions, tantôt graves (qu’on pense au bouleversant Funeral Anthem for Queen Caroline, 1737), tantôt heureuses (Judas Maccabæus ou l’Occasional Oratorio en 1746 pour des victoires de la couronne contre les forces jacobites du prétendant Stuart).

Loin de vouloir reconstituer l’ensemble du rite du couronnement dans l’ensemble des pièces musicales qui lui sont dévolues, Hervé Niquet et son Concert Spirituel nous convient cependant à une fête royale, marquée avant tout par la théâtralité au détriment çà-et-là de la spiritualité, ce qu’on peut parfois regretter. C’est ainsi que Zadok the Priest qui sert de portique inaugural nous laisse en partie sur notre faim. Si Handel remobilise les arpèges introductifs de son Nisi Dominus romain de vingt ans antérieurs, c’est avec un tout autre esprit. Il y ajoute des hautbois dont la pulsation en croches crée un extraordinaire sentiment d’attente et de suspense par ses modulations aux tons voisins, provoquant une surprise incommensurable lorsque le chœur à sept voix fait son entrée 23 mesures plus loin ! Or ici, le prélude nous paraît manquer de mystère et l’entrée de la masse chorale semble un peu légère et dans le lointain. Nul n’a réussi à ce jour à surpasser, ni même égaler Gardiner dont la grandeur et la puissance sont absolument surnaturelles dans cette page. Fort heureusement, la suite rattrape ce début, en particulier avec d’impressionnantes acclamations sur God save the King aux incroyables timbales (excellents Isabelle Cornélis, Laurent Sauron qui brillent d’ailleurs à de multiples reprises) et par une mise en place parfaite du volet jubilatoire sur Amen, Alleluia où l’ensemble des pupitres rivalise de virtuosité sur les vocalises conduisant à une magistrale cadence plagale.

Dépourvu de trompettes et timbales et souvent relégué en fin de programme dans nombre d’enregistrements consacrés aux Coronation Anthems, Let thy hand be strengthened est ici très judicieusement placé en deuxième position. C’est un sol majeur vigoureux qui anime la ritournelle et le premier chœur, le mot retenu pour véhiculer l’intention étant indubitablement strengthened (affermie). Reconnaissons ici l’approche remarquable de cet anthem qui apparaît souvent un peu fade au regard des autres. Il n’en est rien ici, cette page offrant une pause bienvenue dans cet océan en ré majeur. Le volet Let justice and judgement (dans le ton grave de mi mineur) constitue le moment le plus intime du corpus, rappelant l’ambiance des Chandos Anthems, à ceci près que le chœur s’appuie ici sur deux parties d’alto au lieu des deux parties de ténor propres à ces œuvres de jeunesse. La fugue finale sur Alleluia souligne le merveilleux travail contrapuntique avec un grand naturel, atteignant l’un de ses points culminants à la mesure 200 pour redescendre paisiblement vers une conclusion marquée par quelques derniers assauts des sopranos menant à un accord de septième de dominante suscitant l’attente du repos final empreint d’une tendre luminosité.

The King shall rejoice s’affirme avec une majesté un peu bonhomme dans son premier volet introduit par un long prélude propice aux dialogues entre différents chœurs d’instruments, dont les hautbois (magnifique pupitre) constituent l’élément pivot, tantôt associés aux cordes, tantôt aux trompettes et timbales avant que n’entre, mesure 29, le chœur plutôt homophonique dans sa texture même si çà et là quelques artifices contrapuntiques viennent animer le propos par de belles vocalises marquées par un mouvement ascensionnel sur rejoice, ici très bien rendues. Par un la majeur solaire, Exceeding glad shall he be ne lui cède en rien, propulsé par ses motifs en croches pointées-doubles qui vous donneraient ici l’envie irrépressible de danser. L’un des moments les plus heureux s’offre en outre à partir de la mesure 150 avec une belle marche harmonique agrémentée d’un contrechant des violons qui virevoltent de façon angélique sur des guirlandes de triolets. Renouant avec ré majeur, le massif et théâtral Glory and worship sert d’introduction à Thou hast prevented him (au relatif si mineur) qui laisse attendre le retour des trompettes à la délicate entrée à la mesure 240 pour éclater franchement à la mesure 253. L’Alleluia final prend dans son début des allures de double-fugues pour épancher plus librement ensuite son allégresse particulièrement contagieuse en raison de l’excellence du chœur vraiment irréprochable.

My heart is inditing s’inscrit comme l’une des plus grandes réussites de cet album. Destiné au couronnement de la Reine Caroline, pour laquelle le compositeur témoignait d’une sincère affection, cet anthem s’ouvre avec grâce en raison d’une légèreté de texture notable. Les solistes originellement prévus sont ici avantageusement remplacés par chacun des pupitres du chœur, intervenant à découvert le plus souvent ou à deux voix avant un tutti triomphal à la mesure 73 (encore une attente bien ménagée par un Handel totalement maître de ses moyens !), rehaussé de l’éclat des trompettes et timbales. Kings daughters offre son sourire réconfortant qu’anime un tempo soutenu avant que Upon thy right hand, par ses effets de musette (longues pédales à la basse), ne vienne, telle une berceuse maternelle, peu à peu étoffer son propos sur And the King shall have pleasure dans la douce lumière de mi majeur. Le final réaffirme sans transition ré majeur pour un chœur où les voix et instruments exultent avec un passage d’une joie extrême (mesures 308 et suivantes) pour conclure de façon solennelle et particulièrement vibrante.

De tous les Te Deum laissés par le compositeur, celui de Dettingen est le plus vaste et assurément le plus imposant. Destinée à célébrer une victoire britannique sur les Français dans le cadre de la Guerre de Succession d’Autriche (27 juin 1743), l’œuvre, bien que composée grosso modo un mois après la bataille, ne se trouva exécutée que fin novembre 1743 dans la chapelle royale du Palais St. James, Handel étant en effet à l’époque Composer of the Musick to the Chapel Royal. Ne soyons pas rancuniers et reconnaissons à cette pièce magistrale (d’ailleurs suivie d’un anthem The King shall rejoice, éponyme d’un des Coronation Anthems, mais non enregistré ici) son indéniable pouvoir d’évocation de la puissance royale. Le compositeur y fait preuve encore de son incroyable efficacité. Composé en une douzaine de jours, ce Te Deum a été parfois décrié en raison des emprunts opérés par Handel à Francesco Antonio Urio (1650-1719), auteur lui-même d’un ambitieux Te Deum (ca. 1700) ayant servi notamment de source également pour Saül, L’Allegro... et probablement d’autres œuvres. Néanmoins, à la lecture de la partition d’Urio, force est de constater la supériorité systématique du Saxon sur l’Italien. On a régulièrement l’impression d’un maître disant à son élève : « ton idée est bonne certes mais voilà ce qu’on aurait pu faire… ». C’est que Handel donne toujours une cohérence aux éléments qu’il s’approprie, ceux-ci étant fécondés par son imagination et son savoir-faire.

Dettingen fut la dernière bataille où un souverain britannique combattit en personne à la tête de ses armées, et il n’est pas hasardeux de voir ici dans le volet introductif une marche royale à l’accent martial - écho de bruits de guerre - marqué par de puissants unissons des trompettes, timbales et des cordes auxquels les hautbois (sur un motif d’Urio) apportent une touche aérienne emplie d’allégresse. Toutefois, We acknowledge Thee to be the Lord se pare d’un voile d’ombre permettant de s’éloigner de ré majeur et de varier les éclairages. Cette alternance entre jubilation et intériorité structure habilement cette immense fresque, évitant toute monotonie susceptible d’être engendrée par un texte non avare de répétitions.

Parmi les pages les plus émouvantes, retenons le To thee all angels cry aloud où dialoguent les pupitres de sopranos aux voix chaudes et riches et ceux des ténors et basses évoquant les puissances célestes, mais aussi le When thou tookest upon Thee relatif au mystère de l’Incarnation. Ce que l’on peut relativement perdre ici en nuance -la voix soliste étant remplacée par le tutti des basses- on le gagne en autorité. Voilà qui n’évacue pas pour autant la gravité, ni même l’intériorité comme en témoigne le magnifique Vouchsafe, O Lord sollicitant à nouveau toutes les basses.

Ailleurs, ce sont les ors, les drapés des étendards, les tenues d’apparat qu’on imagine avec des regards tournés vers le ciel, la louange des hommes rejoignant celle des anges. Ainsi Thou art the King of Glory semble remobiliser la formule à succès de The trumpet shall sound du Messiah (de deux ans antérieur) avant de donner lieu à un développement choral somptueux, tout comme dans Day by day, we magnify Thee qui s’achève en apothéose sur And we worship Thy name everworld without end, rehaussé d’éclatantes fanfares. Plus subtil, le merveilleux Thou sittest at the right hand of God s’établit également sur un motif d’Urio mais ici tellement magnifié par l’extraordinaire trio de voix d’hommes sur lequel il débouche que sa provenance en devient complètement accessoire. Un autre moment saisissant réside dans l’évocation du Jugement dernier introduit de façon austère par un chœur à trois voix de huit mesures dans un dépouillement total (seule la basse continue y est tolérée), We believe that Thou shalt come auquel succède un bruit de trompettes assez lugubre. C’est alors que le poignant We therfore pray Thee fait son entrée, pour délivrer son ardente prière, laquelle s’illumine sur Make them to be number’d pour être véritablement exaucée dans l’ultime verset O Lord, in Thee, have I trusted. Dans ce final, traversé d’une sérénité absolue, Handel retrouve l’esprit du chœur final de Messiah quoique par un contrepoint beaucoup moins dense. Mais nous sommes ici aux antipodes des bruits de guerre animant les pages initiales du Te Deum, c’est la paix qui obtient bel et bien la victoire, paix de l’individu ( I ) autant qu’universelle célébrée par ces masses chorales et instrumentales qui nous transportent vers les hauteurs célestes.

En conclusion, en dépit de quelques menues réserves (Zadok the Priest), voilà un album qui gagnera à être connu et goûté. Certes, les tenants de lectures plus « british » ou davantage teintées d’esprit liturgique se référeront aux versions mentionnées pour rappel ci-dessus mais ils auraient tort de bouder le plaisir procuré par ce Handel généreux et opulent qui s’offre avec gourmandise et nous témoigne une fois encore de sa profonde humanité.



Publié le 21 nov. 2022 par Stefan Wandriesse