The coronation of King George II

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Presque une leçon d’Histoire en musique

L’hymne Zadok the Priest de Georg Friedrich Haendel (1685-1759) et le prélude instrumental du Te Deum H 146 de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) partagent le même sort : celui d’un détournement d’usage. Initialement destinés à célébrer le Dieu du ciel, ils condescendent aujourd’hui à chauffer l’ardeur des dieux des stades ou des palais. En recouvrant leur contexte d’origine, pourront-ils reprendre possession de leurs couleurs et de leur sens originels ? C’est le pari qu’entend gagner Robert King lorsqu’il s’associe au label Château de Versailles Spectacles près de dix-huit ans après avoir enregistré le même programme dans un double-CD diffusé par le label Hyperion Records (octobre 2001). Seulement, il officie cette fois face caméra.

Un projet exaltant mais aux contours flottants. Car, si le sous-titrage du DVD annonce une « reconstitution du couronnement à l’abbaye de Westminster en 1727 », Robert King se montre plus avisé lorsqu’il promet un « splendide et merveilleux spectacle très britannique » reconstruit « à partir du mélange de musique « ancienne » des plus grands compositeurs anglais de ces cent dernières années et à partir de la musique très populaire de Haendel ». Tout simplement, explique-t-il dans le livret, parce qu’il « n’existe aucun rapport exact sur les morceaux exécutés le jour du couronnement » de George II (1683-1760), le 22 octobre 1727.

En fait, le cérémoniaire de ce couronnement offre le canevas sur lequel sont d’abord fixés les quatre célèbres Coronation Anthems (hymnes du couronnement) de Haendel. Puis, dans une perspective de réalité virtuelle, les autres étapes de la cérémonie sont suggérées par des pièces musicales principalement puisées dans le répertoire traditionnel attaché à ce type de service. Ici, l’approche du réel est magnifiquement renforcée par l’adjonction de l’image au son. Mais pourquoi ne pas aller plus loin encore ? Par exemple, en s’éloignant du mode « concert » passif et en offrant au public l’opportunité d’une relation plus intime avec la représentation. Ainsi, guidé par un conteur qui déchiffrerait instantanément les gestes imperceptibles échangés entre des protagonistes invisibles, il serait appelé à lancer lui-même des « vivat » moins millimétrés que ceux qui sont poussés par le chœur du King’s Consort.

Car cette musique est, avant tout, une musique de circonstance. Aussi, pour en pénétrer l’âme, il nous faudra, au préalable, la mettre en situation.

Lorsque George Ier (1660-1727) meurt à Osnabrück, le 11 juin 1727, son fils aîné accède au trône sans surprise. « Cette succession… constituait à plus d’un titre un non-événement », résume Bernard Cottret (Histoire d’Angleterre, PUF, 1996). Un non-événement salué « avec les solennités accoutumées » lorsque « George II et la reine son épouse furent couronnés dans l’abbaye de Westminster », soulignent laconiquement les historiens qui poursuivent la rédaction de l’Histoire d’Angleterre (1840) commencée par David Hume (1711-1776). Rien d’exceptionnel en l’espèce, si ce n’est la musique de Haendel composée pour l’occasion.

Devenu roi d’Angleterre, George II ne renie nullement ses racines hanovriennes. D’ailleurs, observent les historiens dans le tome 10 de leur Histoire d’Angleterre, « ce qui distingue particulièrement son caractère public, c’est sa prédilection pour son pays natal, et son attachement aux intérêts politiques du corps germanique, dont il embrassa les principes avec une persévérance invincible ».

Cette inclination pour le monde germanique a-t-elle influé sur le choix du compositeur principal appelé à animer musicalement la cérémonie de son couronnement ? Probablement, même si Haendel comptait, dès son retour d’Italie en 1710, parmi les familiers du Prince Electeur de Hanovre, le futur roi George Ier. Celui-ci l’avait nommé Kapellmeister de sa Cour dès le 16 juin 1710, charge qu’il assuma fugitivement avant de rejoindre l’univers de l’opéra à Londres. George Ier l’y retrouve à son accession au trône d’Angleterre et, sans rancune aucune, le nomme compositeur de la Cour en charge de l’éducation musicale des princes. Ce lien de proximité avec la famille régnante perdure car son fils, le futur George II, l’engagera également comme maître de musique de ses filles en 1727. En l’absence de l’organiste et compositeur de la Chapelle Royale (décédé en août), c’est donc naturellement vers son compositeur favori que le nouveau roi se tourne pour lui commander de nouvelles compositions à glisser dans les interstices d’un rituel commandé par la tradition.

Un cérémonial dont le Mercure de France, dans son numéro de septembre 1727, annonce la parution : « On a publié à Londres un livre in-4 avec figures, contenant les Cérémonies qui s’observent aux Couronnements des Rois et Reines d’Angleterre. On s’y étend d’abord sur le Couronnement du feu Roy Jacques II et de la Reine Marie son épouse, parce que ce couronnement doit servir de modèle à celui du Roy George II et de la Reine Caroline ». Il semble pourtant que cette information n’ait eu qu’une valeur éphémère car, selon Robert King, « ce n’est que le 20 septembre que l’ordre de la cérémonie est décidé, largement fondé sur la messe de couronnement de la Reine Anne ». Un conducteur qui, manifestement, peine à se stabiliser.

Or, pendant que le haut clergé ergote, Haendel cisèle ses hymnes. Fin septembre, ils sont prêts et, le 4 octobre, le Parker’s penny post peut annoncer une répétition générale interdite au public « afin que la foule ne gêne en rien le travail des chanteurs et des musiciens ». Le résultat promet d’être spectaculaire : « M. Haendel a composé la musique du Couronnement à l’Abbaye, qui sera interprétée par les voix italiennes ainsi que cent des meilleurs musiciens ; l’ensemble est agréé par les Juges de la musique, qui l’ont déjà entendue, et qui se sont assurés que sa qualité excédera tout ce qui a été entendu jusque lors » (livret). Cependant, n’ayant pas été destinataire des détails pratiques de la cérémonie finalement arrêtés par l’archevêque de Canterbury, William Wake (1657-1737), ou les ignorant par convenance (ce qui vexera l’archevêque), le résultat sera forcément émaillé de quelques faux pas qui ne manqueront pas d’enrayer, par moments, la mécanique de précision du cérémonial. Car, finalement, « le texte des anthems de Haendel ne correspond pas à ce qui est imprimé ; de nombreux motets sont chantés à des moments de la cérémonie qui diffèrent complètement du programme, certains morceaux devant être mis en musique ne le sont pas, et vice-versa » (livret). Des discordances qui inspireront à Monseigneur Wake « des commentaires caustique (qu’il inscrira) dans la marge de son programme ». Nous y reviendrons.

Trois siècles plus tard, le temps aura recouvert ces imperfections d’un voile pudique. Finalement, seuls les quatre Anthems de Haendel auront survécu. Et quiconque entend les ranger à nouveau dans leur écrin d’origine, doit composer lui-même le programme musical dans lequel les enchâsser. Avec pour seul guide le cérémonial officiel, celui dont Jean Barbeyrac (1674-1744) nous aidera à déchiffrer le moindre de ses fragments (Supplément au corps universel diplomatique du droit des gens, Tome 5, 1739). Une tâche à laquelle Robert King s’était consacré avec le bonheur que nous entendons saluer maintenant.

Le 22 octobre 1727 est un lundi. Dans son numéro de Novembre, le Mercure de France raconte les préparatifs de la cérémonie. Dès 6 heures du matin, les troupes se mettent en place « pour empêcher que le trop grand concours de peuple n’interrompit la marche ». Vers 8 heures, « les Pairs du Royaume, leurs épouses et les autres personnes qui devaient assister à la cérémonie, se rendirent aux divers appartements du Palais de Westminster où ils devaient être rangés ». A 10 heures, ils sont rejoints par la famille du roi et à 11 heures, l’immense cortège officiel s’ébranle, « depuis la grande porte de la Salle de Westminster jusqu’à la porte occidentale de l’Abbaye ».

C’est à ce moment précis que le DVD livre ses premières images, balayant d’abord les magnifiques voûtes de la Chapelle Royale de Versailles. Ensuite, en quelques minutes seulement, une succession de séquences miniatures figure le mouvement de cette masse humaine qui remplit progressivement l’Abbaye. D’abord, quelques tintements lancinants des cloches de Westminster préviennent la foule rassemblée à l’extérieur du début imminent de la célébration. Quant aux trompettes sans pistons, déjà positionnées dans les tribunes de la Chapelle Royale, elles figurent l’approche du cortège officiel ouvert par « l’Herbière avec ses servantes répandant des herbes odoriférantes » (Mercure de France). Puis, une cohorte constituée de cinq tambours schématise ce groupe de musiciens (fifre, tambours, timbales et trompettes) qui, le jour du couronnement, ouvrait le cortège. Ces tambours empruntent maintenant le couloir central pour rejoindre l’orchestre déjà installé dans le chœur. Du fond de la chapelle fusent quelques « vivat » bien sages. Ceux qui à l’époque de George II, avaient été poussés par « quarante écoliers de Westminster ». Car ils avaient obtenu de Jacques II (1633-1701), en 1685, le privilège de saluer le couple royal dès son entrée dans l’abbaye. Enfin, une nouvelle fanfare de trompettes signale que le roi et la reine se dirigent vers leurs « fauteuils d’Etat ».

Dans le même temps, les processions se poursuivent. A l’entrée de la Chapelle Royale de Versailles, le chœur du King’s Consort chante a cappella un hymne composé par William Child (1606-1697) : O Lord, grant the King a long life (O Seigneur, accorde une longue vie au roi). Ce full anthem (composition chorale sans partie vocale solo) avait été interprété pour la première fois le 23 avril 1661, pendant de la procession qui conduisit Charles II (1630-1685) vers le lieu de son couronnement. Le cours paisible de cette œuvre polychorale dont la partition est balisée de blanches se tourne vers Dieu pour appeler sa protection sur le nouveau roi. Essentiellement homophonique, elle se conclut par un Alleluia enthousiaste. Cet hymne, d’une élégante simplicité, renferme une énergie spirituelle qui se propage avec grâce et douceur dans le dos du public.

Maintenant, le chœur (hier, le clergé) remonte le couloir central, dans un ordre quasi militaire, pour rejoindre l’orchestre. Celui-ci l’accueille au son d’An Grand Instrumental Procession. En réalité, cette pièce instrumentale déploie l’ouverture festive de l’Occasional Oratorio (Oratorio de circonstance) HWV 62 dont Haendel composa hâtivement la musique en janvier-février 1746, réarrangeant plusieurs œuvres antérieures. Parmi elles pourraient figurer ces musiques jouées lors du voyage de George Ier sur la Tamise, le 17 juillet 1717, celles qui fourniront également la matière aux fameuses Water Music (1733) avec lesquelles notre morceau entretient manifestement des liens de parenté. Les timbales et les fanfares de trompettes embrasent le premier mouvement. Dans le second, les cordes ouvrent une séquence en imitation. Les violons, d’abord, s’égaillent joyeusement, rejoints par les altos, poursuivis par les autres instruments avant l’entrée retentissante des timbales et des cuivres. Leurs fulgurances suscitent l’allégresse et évoquent la magnificence. Un hommage solennel à la tradition monarchique qui se remet peu à peu des secousses de la Glorious Revolution (1688-1689). Mais une monarchie qui ne retrouve pas pour autant les leviers du pouvoir car « les moyens étaient entre les mains des ministres » (Histoire d’Angleterre, Tome 8, 1840).

Corrosif, Monseigneur Wake étrille les musiciens. Si l’entrée dans l’église devait être accompagnée par le chant de l’hymne I was glad (J’étais heureux), il observe que «  no Anthem at all Sung : in the Coronation of King G2 by the Negligence of the Choir of Westminster (aucun hymne ne fut chanté lors du couronnement de George II du fait de l’incurie du chœur de Westminster). Cependant, d’aucuns en doutent. En tout état de cause, Robert King corrige cette éventuelle étourderie en inscrivant à son programme l’hymne pour cinq voix mis en musique par Henry Purcell (1659-1695) pour le couronnement de Jacques II en 1685. Le texte s’inspire du Psaume 122/121 qui prend une connotation monarchique dans le contexte anglican de cette célébration. En effet, les versets du psaume saluent la montée des tribes of the Lord (tribus du Seigneur) vers the house of the Lord (la maison du Seigneur). Or, cette maison est représentée, sur terre, par l’Eglise d’Angleterre dont, depuis l’Acte de suprématie de 1534, le roi est le « chef unique et suprême ». Accompagné d’un discret continuo, l’hymne de Purcell présente tous les attributs d’un motet italien. Après avoir découpé le texte en de courtes sections, il attribue à chacune d’elles une couleur sonore différente. L’exorde fixe d’abord la tonalité d’ensemble, celle de la joie. Dans la veine des Laetatus sum (Je suis heureux) de son temps (vous écouterez avec plaisir ceux de Charpentier ou de Vivaldi), il ouvre l’hymne sur un rythme enjoué, à peine tempéré par la solennité des lieux et des circonstances. La seconde séquence est dominée par le style madrigalesque. Son écriture en imitation ranime les multitudes qui composent les tribus du Seigneur. Puis, dans un style homophone, il représente l’unité d’Israël, the seat of judgement (le siège du pouvoir). Formule qu’il répète à de nombreuses reprises, comme en hommage au nouveau souverain. Le tempo impose maintenant le recueillement. Car c’est une prière pour la paix (O pray for the peace) que le peuple adresse au roi avec d’autant plus d’insistance que, « d’un caractère vif, il était très irascible » et qu’il « aimait la guerre comme un soldat » (Histoire d’Angleterre, Tome 10, 1840). La doxologie (formule finale concluant le chant des Psaumes) retrouve une allure plus festive. Après une salutation homophone et solennelle tournée en direction de la Trinité, une magnifique fugue emporte le cours des siècles qui at it was in the beginning , is now, and ever shall be (comme il était au commencement, est maintenant et sera à jamais). Un Amen méditatif couronne l’ensemble.

Tout le monde est maintenant en place. La cérémonie peut commencer.

L’archevêque de Canterburry « se plaça, au commencement près du roi du côté de l’Orient. Le Roi s’étant levé de sa chaise, ce prélat dit à tous les assistants et au Peuple » (Jean Barbeyrac) : « Sirs, I here present unto you King George, your undoubted King/ Messeigneurs, je présente ici devant vous le Roi George, votre Souverain ». Dans le DVD, par la voix grave et assurée de Richard Savage, l’archevêque s’adresse d’abord au clergé, puis aux Pairs et aux nobles. Dans la réalité, Jean Barbeyrac précise que, après l’Orient, ce même message est également délivré « du côté du Midi, de l’Occident et du Nord… Le Roi resta, en attendant, debout auprès de son fauteuil, mais il se tournait toujours du côté où ces paroles étaient prononcées ». « L’Assemblée et le Peuple ayant donné des témoignages de leur contentement et de leur joie par des acclamations réitérées Vive le Roi George, les musiciens chantèrent une antienne, pendant laquelle Leurs Majestés firent leur première offrande entre les mains de l’Archevêque » (Mercure de France). Estampillée par une fanfare de trompette, la reconnaissance de la légitimité royale par ses sujets (Recognition) peut être maintenant célébrée par l’hymne Let thy hand be strengthened (A toi ce bras et sa promesse) HWV 259 expressément composé par Haendel pour le couronnement de George II.

Cette nouvelle intervention de la musique provoque un second coup de griffe de la part de l’archevêque de Canterbury à l’encontre des musiciens. Il annote son programme avec cette phrase assassine : « The Anthems in confusion : All irregular in the Music/ Hymnes chantés dans la confusion: tout est faux dans cette musique ». Il semble, en effet, que certains chanteurs aient entonné l’hymne suivant en lieu et place du Let thy hand be strengthened. Un problème qui proviendrait de la répartition des choristes dans plusieurs tribunes et des difficultés de communication qui en résultent à cette époque. Ceci dit, l’interprétation du King’s Consort est remarquable de pureté et de rigueur. Le texte de l’hymne, emprunté aux versets 14 et 15 du Psaume 89/88, exalte le pouvoir de justice attribué au roi. Sans tambours ni trompettes, une courte sinfonia instrumentale décline d’abord la ligne mélodique. L’allure mêle la solennité à la félicité, idéalisant ainsi les deux versants de la justice par une tonalité aussi grave que radieuse. Ces deux versets bibliques inspirent à Haendel trois mouvements. Le premier s’ouvre sur une fugue en sol majeur. Elle martèle les trois premiers mots (let thy hand/ à toi ce bras) avant d’en magnifier les prouesses (strengthened) par de longues vocalises. Son développement est émaillé de contrastes rythmiques opposant des plages caressantes à des épisodes joyeusement dansants. La seconde partie est écrite en mi mineur. En l’occurrence, une tonalité particulièrement éloquente si l’on se réfère au lexique proposé par Johann Mattheson (1681-1764) dans son Neu-eröffnete Orchestre (1713) : « trouble et tristesse, mais de telle manière qu’on espère la consolation ». Un affect qui imprègne assurément ce second mouvement pour exprimer l’espoir en une justice équitable sur laquelle repose la légitimité du trône. A moins qu’elle ne laisse transparaître un doute sur sa capacité à la rendre ainsi ! En tout état de cause, un message adressé directement au roi lorsque le chœur ne cesse de scander les mots justice et judgement/ droit ». Le dernier mouvement arbore, sur un sol majeur retrouvé, un Alleluia resplendissant. Le chœur conjugue puissance et délicatesse avant de s’incliner dans un finale majestueux.

Les évêques d’Oxford et de Saint Asaph (Pays de Galle) entament maintenant la Litanie. Une litanie dont la longueur inspire à l’archevêque de Canterbury la suggestion suivante : « To shorten the Service let this be read : so it was G2 (Pour raccourcir la célébration, la litanie peut être lue : ce qui a été fait pour George II) ». Robert King choisit la formule chantée même s’il l’abrège quelque peu. Une formule qu’il emprunte à Thomas Tallis (1505 ?-1585). Organiste de la Renaissance anglaise, celui-ci finit par être surnommé « le Père de la musique d’Eglise anglicane » parce qu’il fut l’un des premiers musiciens à composer pour le rite anglican bien qu’il ne renonça jamais à la religion catholique. Dans cette litanie, l’un des évêques, auquel Philip Tebb prête son timbre pur et argentin, psalmodie tour à tour chacune des invocations depuis le dixième rang du public. Un chœur masculin répond a cappella à chacune d’elle en enrobant son texte d’une mélodie d’une douce simplicité, délicieusement harmonisée par Tallis pour lui conférer une exceptionnelle profondeur spirituelle.

Robert King nous dispense du sermon que fit « l’Archevêque au sujet de la cérémonie » (Mercure de France). Une homélie prononcée par l’évêque d’Ely (province de Canterbury) et « qui dura à peu près une demie heure » précise Jean Barbeyrac à propos du couronnement de Jacques II. L’archevêque se lève ensuite pour faire prêter le serment au roi. Un serment « qui consiste en Demandes et en Réponses par lequel Sa Majesté promet d’observer les Lois, les Coutumes et les Privilèges accordés au Clergé et au Peuple par le roi Saint Edouard et de leur faire rendre justice avec prudence et équité », explique le correspondant londonien du Mercure de France. Une séquence parlée qui ne figure évidemment pas dans le programme musical.

Après la prestation de serment « sur le Nouveau Testament », le roi et la reine se mettent à genoux tandis que le chœur entonne le Veni Creator spiritus (Venez Esprit saint). C’est un autre compositeur anglais de la Renaissance, John Farmer (1570 ?-1601 ?), que Robert King convoque pour chanter ce Come Holy Ghost. Et c’est depuis le grand orgue de la Chapelle Royale de Versailles que Stephen Farr donne le ton à cet hymne aux contours rigoureux, à la manière d’un choral à l’anglaise, mais au pouvoir d’entraînement puissant. Au point que nous imaginons volontiers que toute une assemblée ait pu se joindre au chœur pour interpeller la Trinité avec une réelle effusion. Comme le font d’ailleurs tous les instrumentistes. Debout, ils délaissent, pour un instant, cordes, bois ou cuivres pour s’associer aux voix, partageant avec eux une ferveur collective saisissante. Un moment merveilleux, sauf lors du couronnement de George II durant lequel, ricane William Wake, « this Hymn by mistake of the Music not sung (par méprise de la Musique, cet hymne ne fut pas chanté) ».

En revanche, admet-il, il fut remplacé par l’hymne suivant : Zadok the Priest (Zadok le prêtre) HWV 258. L’évocation de Sadoq marque une nouvelle étape dans le déroulement de la cérémonie. Elle annonce l’onction (anointing) du roi par laquelle il va devenir un personnage sacré. Jean Barbeyrac décrit la scène : « Le roi, avec toute sa suite s’était rendu à l’autel, où on lui ôta ses habits royaux… Il se mit ensuite dans la chaise de Saint Edouard… qui était placée (devant l’autel) en sorte que le roi tournait le dos au Peuple… Le doyen de Westminster apporta de l’autel la coupe d’onction et la cuillère ; y ayant versé un peu d’huile, l’archevêque… oignit le roi ».

Dans cet hymne, Haendel chorégraphie littéralement le récit biblique. Selon le Premier Livres des Rois (1, 38-40), Sadoq, un grand prêtre du Temple de Jérusalem, « prit dans la Tente la corne d’huile et oignit Salomon ». D’abord, un prélude instrumental de vingt-trois mesures gravit délicatement la pente d’un crescendo d’arpèges ponctué par les cordes graves et les bois. Ce prélude projette l’image du grand prêtre quittant le tabernacle abritant l’Arche d’alliance pour se diriger cérémonieusement vers le personnage royal qui attend l’onction divine. Progression soudain brisée par l’explosion des voix et des cuivres pour signifier l’entrevue sacrée du Roi divin et du roi de chair. Le nouveau roi sacré se tourne ensuite vers son peuple and all the people rejoiced and said (et la foule immense exulte de joie et s’écrie) : God save the King (Dieu sauve le roi). Une homophonie d’une intensité à donner le frisson. Ce déluge de sons est finalement emporté par les rafales de vocalises qui électrisent l’Alelluia et l’Amen final. Haendel vient de livrer ici son hymne sans doute le plus retentissant. Pourtant, il n’innovait pas, accommodant simplement un matériau préexistant aux vives couleurs italiennes. En l’occurrence, la doxologie de son Nisi Dominus (Si le Seigneur) HWV 238 créé en 1707. Manifestement, le public britannique est tombé sous le charme. Aussi, cet hymne figurera-t-il dorénavant au programme de tous les couronnements suivants, en remplacement de l’hymne (portant le même titre) de Henry Lawes (1595-1662) attaché aux cérémonies antérieures.

Des applaudissements fusent, malencontreusement. Certes, pour le public de janvier 2018, ils sonnent l’heure de l’entracte. Mais, pour l’auditeur d’aujourd’hui, ils viennent rompre le cours d’une cérémonie qui n’en a pas connu.

Car l’onction est prolongée par l’investiture royale (du latin vestitura qui qualifie l’acte d’habiller quelqu’un). C’est effectivement à ce moment-là que le roi est d’abord revêtu du Colobium sindonis, ce simple chandail en lin blanc sans manche qui symbolise le dépouillement de toute vanité du monde et la promesse de rester nu devant Dieu. Ensuite, les regalia lui sont remis. Un à un, il est investi de ces insignes royaux (sceptres, bâton, globe, épées, bracelets, éperons, anneau). Chacun d’eux emporte une signification dont Jean Barbeyrac retrace consciencieusement l’historique. Ces gestes solennels sont accompagnés ici par l’hymne Behold O God our defender (O Seigneur, le rocher qui nous abrite) composé initialement pour le couronnement de Jacques II par un ancien organiste de la Westminster Abbey, le prédécesseur de Purcell dans cette fonction : John Blow (1649-1708). Cette pièce à quatre voix célèbre l’alliance de Dieu avec le roi, désormais son représentant sur terre. C’est avec une déférence confondue par la réjouissance que l’hymne est chanté a cappella. Un unisson sans faille, soutenu par une harmonie charnue et entraîné par un rythme souple recelant deux courts passages expressifs. Le premier s’enthousiasme à l’annonce de l’écrasement des adversaires du Seigneur, faisant vibrer par des vocalises le shall be brocken to pieces (seront brisés). Le second libère un and exalt (et élèvera) qui vante les nouveaux pouvoirs du roi sacré par l’onction.

Voici venu le moment du couronnement proprement dit, le point culminant de la cérémonie. « L’archevêque ayant béni la Couronne sur l’autel, il la prit et la mit sur la tête du roi en présence de tous les évêques ; lorsque cela fut fait, les tambours, les timbales et les trompettes se firent entendre, le Peuple cria : Vive le roi : et on fit des décharges de canons du Parc et de la Tour » (Jean Barbeyrac). Fanfares de trompettes (sans tambours ni timbales, encore moins de canons) et salutations déclamées par les musiciens préludent l’hymne The King shall rejoice in thy strength (le roi se réjouit de ta force) HWV 260 de Haendel. Celui-ci emprunte au Psaume 21/20 le texte (versets 2 et 4) de cette action de grâce en l’honneur du roi. Une sinfonia d’ouverture diffuse un enivrant parfum de félicité. Ce prologue est d’abord exposé par l’orchestre avant qu’une ritournelle radieuse n’appelle les trompettes et les timbales à en amplifier les effets. Ce témoignage de reconnaissance est ensuite décliné en cinq mouvements aux tempéraments singuliers. Le premier couvre le texte d’un manteau d’apparat. Haendel y procède à une exégèse flamboyante du verset liminaire. Enoncé d’abord par le tutti vocal et instrumental, chaque mot en est ensuite scruté, notamment ce rejoice (réjouit) emporté par un torrent bouillonnant. Une ritournelle inassouvie relance plusieurs répétitions auxquelles le génie inventif du compositeur donne, à chaque fois, un caractère inédit. Et lorsque le chœur insiste sur in the strength, O Lord (de ta force, O Seigneur), le texte coule sur une ligne mélodique descendante pour bien signaler l’origine du pouvoir dont le nouveau roi vient d’être investi. Dès l’ouverture instrumentale du second mouvement, les violons s’entretiennent avec les cordes graves sur le sens de ce don céleste, tandis que les bois galopent facétieusement. Dans un legato affable, les différents pupitres du chœur se penchent sur l’œuvre of thy salvation (de ton salut). Comme s’ils émanaient de la multitude rassemblée autour du roi, les différents pupitres expriment cette joie que procure le salut. En imitation ou de façon isolée, chacun des termes est répété dans un enlacement constant des lignes mélodiques. Autant le second mouvement s’attarde sur le texte, autant le troisième se réduit à une explosion triomphale exaltant la gloire qui irradie la personne royale. S’ensuit un mouvement fugué dans lequel les instruments rejoignent le chœur par vagues successives pour figurer les nombreux fruits attendus de la bénédiction divine. Cette prière d’action de grâce est finalement couronnée par un Alleluia qui se déploie dans une double fugue radieuse.

Le roi se dirige maintenant vers la King Edward’s Chair (ou « chaise du couronnement ») qu’Edouard Ier (1259-1307) avait fait confectionner. « L’archevêque et les autres évêques s’agenouillèrent et lui baisèrent la main » (Jean Barbeyrac) tandis que le chœur entonne le Te Deum d’Orlando Gibbons (1583-1625). Cet ancien organiste de l’abbaye de Westminster a été considéré par le musicologue anglais, Frederick Ouseley (1825-1889) comme the English Palestrina parce qu’il a donné à la musique anglicane de la fin de la Renaissance sa forme la plus pure. L’humilité de son Te Deum, sobrement accompagné par l’orgue, dissimule, en réalité, une écriture contrapunctique d’une extraordinaire fertilité. Cette pièce est emblématique du verse-anthem qui, au contraire du full-anthem, réserve des plages dédiées aux solistes. Gibbons découpe la traduction anglaise du texte latin en de multiples coupons qu’il enlumine de couleurs vives et chatoyantes. Entonné sur le mode de la psalmodie grégorienne, la suite obéit au principe d’alternance entre des solistes aux combinaisons changeantes et un chœur aux lignes mélodiques opulentes. La distribution vocale est souvent commandée par le texte. Ainsi, les solistes se voient attribuer les versets voués à la dévotion et la spiritualité tandis que le chœur se focalise sur les passages plus expressifs. Un style figuratif ciselé dans ses moindres nuances lorsque, par exemple, il matérialise l’unité et l’universalité de l’assemblée des anges et de la compagnie des apôtres par une écriture monodique tandis qu’il représente les vagues successives des prophètes et des martyrs en recourant au procédé de l’imitation. Mais sa performance dans la gestion des émotions que doit susciter sa musique ne se limite pas à la variation constante des styles. Il ajoute à sa palette la pédagogie de la répétition des passages clés et, par une judicieuse rupture rythmique, invite finalement l’assemblée toute entière à s’associer aux musiciens pour s’adresser humblement à Dieu : O Lord, have mercy upon us (Ayez pitié de nous, Seigneur).

Une fanfare de trompette signale aux participants que le roi est désormais installé sur son trône et que le moment est venu pour les dignitaires de lui jurer leur loyauté (The Hommage). « Lorsque ces serments furent prêtés, tous les Ducs, Marquis… touchèrent sa couronne, en signe qu’ils le soutiendraient de tout leur pouvoir. Chacun en particulier baisa aussi la joue gauche du roi et se retira » (Jean Barbeyrac). Quant au correspondant du Mercure de France, il tourne son regard vers la foule : « Le Trésorier de l’Hôtel du Roi jeta pendant cette cérémonie une grande quantité de médailles d’or et d’argent au Peuple qui réitéra ses acclamations ». Ce long défilé et cette distribution de médailles sont ponctués par l’hymne God spake sometime in visions (Dieu a parlé dans une vision) composé par John Blow pour le couronnement de Jacques II. Le texte est extrait du Psaume 89/88. Plus précisément ses versets 20 à 30 qui remémorent l’onction du roi David et invoquent les pouvoirs qui lui ont été concédés. Le prologue instrumental nous plonge dans une atmosphère quelque peu mystique, traversée de jeux d’échos et de fines dissonances. Le grave et l’aigu préludent le rapprochement du terrestre et du céleste à l’occasion d’une vision durant laquelle Dieu va s’exprimer. La répartition des huit voix (SSAATBBB) constituant le chœur renvoie d’ailleurs cette même image dans laquelle les voix intermédiaires sont faiblement représentées. Le discours sacré sera énoncé, sur le mode de l’alternance, par un grand et un petit chœur. L’écriture de John Blow intègre toutes les tournures stylistiques de l’époque. Ainsi, dans un même mouvement, l’exposition du texte sur un mode homophonique peut se métamorphoser en riche polyphonie. Le style concertant illumine plusieurs mouvements, multipliant les ritournelles instrumentales ou faisant étinceler I will smite down his foes before his face (j’écraserai devant lui tous ses adversaires). De même, des variations rythmiques commandées par le texte, donnent une allure martiale au my hand shall hold him fast (que ma main le rende fort) ou font vibrer In my name shall his horn be exalted (c’est moi qui exalterai son front). Enfin, il ne résiste pas à faire usage de discret madrigalismes, comme cet evermore qui ondule longuement pour signifier que le pacte d’amour est sans fin. L’hymne est couronné par un Alleluia en forme de feu d’artifice vocal qui s’éteindra doucement en signe d’hommage.

Serments et hommages touchent à leur fin. Le peuple en est averti par une salve de tambours et de trompettes. Mais la cérémonie ne peut s’achever sans le couronnement de la reine, Caroline de Brandebourg-Ansbach (1683-1737). Bien que condensé, le protocole est quasiment identique à celui du roi : « lorsqu’elle eût été conduite à l’autel (pour une courte prière),… ses Dames lui ôtèrent la coiffe d’Etat pour faciliter l’onction… (L’archevêque) fit l’onction sur sa poitrine et ses Dames séchèrent les endroits oints » (Jean Barbeyrac). Il lui remet ensuite les insignes royaux tels que l’anneau, la couronne et le sceptre. Pendant que résonne l’hymne My heart is inditing (Mon cœur tout vibrant) HWV 261 composé par Haendel, « la reine fit une profonde révérence au roi et retourna à son trône ». Dans cet hymne, l’allégresse s’exprime avec une exceptionnelle délicatesse. Il est composé de quatre merveilleux chœurs, tous nimbés de gracieuses ritournelles instrumentales. D’ailleurs, dès l’ouverture, les instruments exhalent un doux parfum de liesse. Les violons font danser les hautbois et vibrer les cœurs. Un hymne qui débute sur les paroles du Psaume 45/44 célébrant les noces du Messie (Christ) avec Israël (l’Eglise). La structure du premier chœur projette d’ailleurs l’image d’un échange de consentement en trois temps : le verset est entonné par les timbres dominés par le grave, puis repris par les pupitres du dessus avant de sceller leur union dans un tutti fusant à grand renfort de cuivres et de timbales. Les deux mouvements suivants célèbrent la grâce et la beauté. Quand le premier baigne dans une ambiance pastorale pour saluer les King’s Daughters (princesses), le second, sensiblement plus grave, s’incline devant the Queen in vesture of gold (la reine revêtue d’or). Une beauté qui ne laissera pas le roi insensible, tant le chœur répète et accentue le terme pleasure (plaisir). Une manière subtile de rappeler la fonction première d’une reine, celle d’assurer la descendance de son royal époux. Et c’est en majesté que le quatrième mouvement invoque la tradition personnifiée par la longue lignée des nursing fathers (rois pédagogues) et les nursing mothers (mères nourricières).

C’est sur ces notes étincelantes que Robert King donne le signal de la procession de sortie, au son des cloches de Westminster et de celles de toutes les églises de Londres. Pourtant, selon le programme que nous a laissé l’archevêque William Wake, la cérémonie n’était pas achevée. Car une messe suit la cérémonie du couronnement. Ainsi, durant le temps de l’Offertoire, l’orgue devait faire vibrer ses tuyaux et trois autres hymnes s’ajouter à l’Ordinaire (notamment un Gloria et un Sanctus). Robert King s’explique : « Après une telle cérémonie grandiose, la Communion est parlée et sa musique est assez anodine ». Appréciation corroborée par les contemporains. Ainsi, Jean Barbeyrac note que, une foi l’hymne achevé, « l’Archevêque fit encore quelques prières et finit le service divin par la Bénédiction générale ». Mêlé aux témoins directs, le correspondant du Mercure de France est plus laconique encore. Il ne signale aucune messe ni communion. Lorsque la reine fut ointe, « le Roi et la Reine se rendirent ensuite dans la Chapelle de Saint Edouard ; et ayant repris leurs habits ordinaires, Leurs Majestés retournèrent dans la salle de Westminster (pour le festin) dans le même ordre et avec le même cortège qu’elles en étaient venues, ayant la couronne sur la tête ». Un cortège de sortie que Robert King symbolise sous la forme d’un cordon de tambours et de trompettes qui se dirige vers la sortie de la Chapelle Royale de la même manière qu’ils y étaient entrés.

Alors que les applaudissements saluent la performance du King’s Consort, nous relisons une critique sommaire datée de janvier 2014 et qui nous paraît à la fois injuste et excessive : « Amateurs de grosses fanfares, de foule en liesse s’époumonant à crier (les adresses au roi), passionnés de cloches, possesseurs de grosses enceintes, cet enregistrement unique est fait pour vous ». Certes, cette appréciation porte sur les CD. Peut-elle s’élargir à notre DVD dont le programme est strictement identique ?

Nous ne partageons pas ce point de vue. Et cela pour trois raisons. D’abord, si le faste illumine plusieurs hymnes, d’autres baignent dans une spiritualité qui pousse à la méditation ou invite à l’introspection, comme ces magnifiques Litanies ou ce bouleversant Te Deum. Ensuite, l’ordre d’apparition des hymnes suit un fil conducteur qui éclaire le sens propre de chacun d’eux et qui explique pourquoi les uns scintillent quand d’autres contemplent. Enfin, parce qu’il parle le langage de la représentation, le visionnage du DVD guidé par la lecture du livret accompagnant les CD (disponible sur internet) procure des informations à caractère documentaire sur l’historique d’un cérémonial toujours en vigueur chez nos amis britanniques.

D’autant que l’interprétation du King’s Consort est véritablement habitée, à l’image de son chef, Robert King, qui mime, chantonne, pétrit les sons avec une gestuelle tellement expressive. Techniquement irréprochable, son exécution insuffle un supplément d’âme par le jeu délicat des nuances, des phrasés et des harmonies. Aucun musicien ne se ménage et tous participent à quelque chose de plus qu’un concert : la mise en image d’un symbole institutionnel vivant.



Publié le 09 oct. 2019 par Michel Boesch