Symphonies - CPE Bach

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« Il est notre père et nous sommes ses enfants »

Authentique ou non, cette sentence de Wolfgang Mozart (1756-1791) témoigne de l’admiration que les musiciens de l’époque vouaient à Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788). Pourtant la musique de ce dernier n’est pas d’un accès facile. Il n’est pas évident de siffloter un air du Bach de Hambourg car ses thèmes sont accidentés et asymétriques. C’est en partie pour cette raison que sa musique n’est pas aussi populaire que celle de Joseph Haydn (1732-1809) ou de Mozart. Par contre on ne se lasse jamais d’écouter ce compositeur car à chaque audition d’une de ses œuvres, on découvre quelque chose de nouveau.

Les symphonies au nombre de dix-huit représentent avec les concertos et les pièces pour clavier la quintessence du génie du compositeur. Le présent CD est le dernier volet d’une intégrale des symphonies, interprétée par l’Akademie für Alte Musik Berlin. Au programme: trois symphonies berlinoises et quatre symphonies hambourgeoises.

Les trois symphonies berlinoises datent de 1755 (Symphonies en do majeur Wq 174 et en ré majeur Wq 176) et de 1756 (Symphonie en mi mineur, Wq 177). La date de 1755 est très intéressante car elle précède de deux ans la date de composition présumée (1757) de la Symphonie n° 1 de Joseph Haydn. Toutefois l’influence de Carl Philip Emanuel Bach ne se fait pas encore sentir dans la vingtaine de symphonies composées avant l’installation de Haydn au service de Paul Anton Eszterhazy en 1761. Dans les symphonies berlinoises on trouve déjà les deux courants qui parcourent l’œuvre du deuxième fils de Jean-Sébastien Bach (1685-1750), le style sensible (Empfindsamkeit) et le Sturm und Drang. Le premier se traduit par de grands gestes dramatiques, des contrastes dynamiques et rythmiques, de larges intervalles, au second on attribue la fréquence du mode mineur, la présence d'unissons sauvages et l’intervention de modulations éloignées qui produisent des effets dramatiques intenses.

La Symphonie en do majeur Wq 174 est joyeuse dans ses mouvements extrêmes. Les flûtes, bassons et cors y jouent un rôle important. Elle est remarquable par un mouvement lent, Andante, très émouvant et profond dont le thème principal anticipe Joseph Haydn dans ses œuvres de maturité. Elle se termine par un Allegro en forme de contredanse. La Symphonie en ré majeur Wq 176 est richement orchestrée avec flûtes, hautbois, basson, trompettes et timbales. C’est une œuvre festive aux brillantes couleurs. Comme dans la plupart des premiers mouvements des symphonies de Bach, une transition très expressive fait la jonction entre le premier mouvement et l’Andante. Ce dernier dans le mode mineur est remarquable par un long passage en pizzicato. La symphonie s’achève par un Presto 6/8 au caractère nettement cynégétique. L’Akademie fûr Alte Musik Berlin livre une exécution sur instruments d’époque tout à fait fascinante avec des cors naturels très savoureux.

La Symphonie en mi mineur Wq 177 est la plus remarquable des symphonies berlinoises. Elle existe sous deux formes, l’une pour cordes seules Wq 177 et l’autre pour cordes et instruments à vents Wq 178. C’est la version pour cordes seules qui est enregistrée ici. On a affaire à une magnifique symphonie Sturm und Drang qui anticipe celles que Haydn allait composer entre 1769 et 1772 et tout particulièrement la Symphonie en do mineur Hob I.51 de 1771. Il y a dans le premier mouvement, Allegro assai de cette symphonie, une rage et un art de la modulation encore plus grands que chez Haydn. L’Andante moderato qui suit est, chose exceptionnelle chez Bach, un morceau d’une grande stabilité tonale et d’un agrément mélodique exceptionnel. C’est un rondo dont le refrain, une sorte de berceuse, est envoûtant. On retrouve dans l’Allegro final aux rythmes pointés caractéristiques, un climat analogue à celui du premier mouvement en moins sauvage cependant en raison d’un deuxième thème chaleureux.

Les quatre symphonies Wq 182 (1) et Wq 182 (3-5) datent de l’année 1773 et font partie d’une série de six œuvres pour cordes seules que C.P.E. Bach composa à la demande du baron Gottfried van Swieten, alors ambassadeur d’Autriche à la cour de Prusse. Selon des commentateurs de l’époque, van Swieten aurait demandé à Bach qu’il « s’y laisse complètement aller, sans tenir compte des difficultés qui en résulteraient nécessairement pour leur exécution ». D’une durée d’environ une dizaine de minutes chacune, ce sont des pièces très concentrées. Par leur audace harmonique et leur virtuosité, elles appartiennent à un genre intermédiaires entre la musique de chambre et la musique symphonique. Leur coupe est immuable, le premier mouvement est un morceau d’une grande liberté formelle, quasiment durchcomponiert même si on peut y détecter des éléments de la structure sonate. Une transition modulante enchaîne le premier mouvement au mouvement lent ; ce dernier est écrit généralement dans une tonalité éloignée du ton principal de la symphonie. Les barres de reprises réapparaissent dans le finale qui souvent est plus audacieux et intense que le premier mouvement. Les six symphonies hambourgeoises ont été interprétées récemment par Amandine Beyer et Gli Incogniti (voir mon compte-rendu).

La lumineuse Symphonie en sol majeur Wq 182.1 débute forte par un thème ensoleillé dans un tempo très vif (Allegro di molto). La réponse en canon de la contrebasse, des violoncelles, altos et seconds violons de l’Akademie für Alte Musik Berlin nous plonge dans le bonheur. Le Poco adagio dans la tonalité éloignée de mi majeur qui suit est une marche lente mélancolique, assombrie par de nombreuses modulations vers des tonalités éloignées ainsi que par de vifs contrastes entre unissons menaçants du tutti et réponses plaintives piano. Le Presto final est bien moins serein que le premier mouvement avec des accords sabrés fortissimo par les cordes aiguës au dessus de basses grondantes.

La Symphonie en do majeur Wq 182.3 débute par un Allegro assai. Le torrent de doubles croches de ce mouvement ne semble jamais s'arrêter. Le sublime Adagio qui suit est un des sommets des six symphonies. Le contraste entre les accords de septième diminuée arrachées par l'orchestre fortissimo et la plainte douloureuse des violons pianissimo est sans équivalent dans la musique de cette époque. Cet Adagio est tellement modulant et chromatique qu'on ne peut lui attribuer une tonalité. L’Akademie für Alte Musik Berlin lui rend pleinement justice par son interprétation à fleur de peau. L'Allegretto final est un mouvement sans histoires, centré sur la beauté mélodique.

Le début de l’Allegro ma non troppo de la Symphonie en la majeur Wq 182.4 est féerique avec des arpèges aériens des violons qui rivalisent de légèreté. Ici encore des unissons menaçants alternent avec des passages doux et mélodieux au milieu de modulations continues. Largo ed innocentemente, cette dénomination du mouvement lent est tout un programme. Une phrase triste débute en fa majeur, tonalité très éloignée de celle du premier mouvement, aux violons et reparaîtra sous des coloris très variés. L'ambiance est parfois paisible mais le plus souvent tourmentée. L'interprétation des artistes berlinois met en valeur toute la profondeur de cet admirable morceau. Le dernier mouvement Allegro assai est le sommet de la symphonie. Un thème agressif débute aux violons dans la tonalité improbable de fa dièse majeur au dessus d'un piétinement sauvage des basses. Le finale de la Septième symphonie en la majeur de Ludwig van Beethoven (1770-1827) se profile à l'horizon de ce splendide mouvement que les artistes berlinois abordent avec toute la hargne nécessaire.

La sombre tonalité de si mineur confère à la Symphonie Wq 182.5 une énorme tension. Le premier mouvement Allegretto est marqué par une alternance de thèmes élégiaques et dramatiques. Au centre du mouvement des accords fortissimo très dissonants mettent un comble à la tension. Le Larghetto en ré majeur apporte une détente relative. L'extraordinaire Presto dépasse en noirceur et fureur tout ce qui précède. Il commence par des accords arrachés fortissimo suivis par des arpèges descendants des violons qui parcourent tout le mouvement. Le second sujet débute comme un fugato mais très vite le contrepoint cesse, les arpèges du début reprennent et déferlent tout au long du mouvement. Un unisson final scelle l'unité d'airain de cette symphonie, la plus concentrée et la plus intense du lot.

Les virtuoses de l’Akademie für Alte Musik Berlin rendent justice à ce corpus génial et sans concession. Pas de joliesses ni de coquetteries galantes dans leur interprétation mais une volonté farouche de remuer jusqu’à la moelle l’auditeur. C’est sans aucun doute ce que Carl Philip Emanuel Bach dirigeant au clavecin, aurait souhaité communiquer aux invités du baron van Swieten.



Publié le 02 avr. 2024 par Pierre Benveniste