Dardanus - Rameau

Dardanus - Rameau ©Harmonia Mundi
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Un Dardanus haut en couleurs

Dardanus marque le terme d'une première série de compositions lyriques de Rameau. Après le succès d'Hippolyte et Arcie (1733), des Indes Galantes (1735) et de Castor et Pollux (en 1737), le compositeur livre en 1737 un nouvel opéra-ballet (Les fêtes d'Hébé, en mai) puis Dardanus en novembre. Mais cette tragédie lyrique ne rencontra pas la même faveur que les précédentes créations : le livret du jeune Charles Antoine Leclerc de la Bruère fut critiqué en raison de ses invraisemblances, et la musique toujours plus riche et plus raffinée du compositeur déconcerta probablement le public. De fait, Rameau suspendit temporairement sa production lyrique, avant de revenir à l'Académie au printemps 1744 avec une version remaniée de Dardanus, qui connut cette fois le succès. De nouvelles représentations, en 1760 et 1762, confirmèrent de manière éclatante l'attachement du public et de la Cour envers cette œuvre.

Renaud Pichon choisit de nous présenter une production essentiellement basée sur la version de 1739, avec quelques ajouts empruntés au remaniement de 1744. Si l'ajout du monologue de Dardanus au début de l'acte IV vient allonger sensiblement ce dernier, et déséquilibrer ainsi quelque peu la relative symétrie des actes, on ne s'en plaindra guère au plan musical, puisque cette modification nous permet d'y entendre un Reinoud van Mechelen briller de tous ses feux. Le rôle-titre constitue d'ailleurs une sorte de révélation pour le jeune haute-contre belge, dont on avait jusqu'ici admiré les fulgurantes interventions dans des pages musicales célèbres de Rameau (comme l'Athlète dans Castor et Pollux) ou de Lully (le Héros dans le chœur final d'Amadis), qui nous avait diverti par son enjouement dans le rôle de Tamorin (dans La caravane du Caire, de Grétry, à Versailles en 2013) mais qui n'avait pas encore endossé de rôle dramatique de cette ampleur. Il ajuste avec une réelle aisance les couleurs de son timbre aux situations qu'il traverse : amant fragile (au troisième acte, lorsqu'il vient chercher le secours d'Isménor), prisonnier vaincu aux aigus lancinants (dans le monologue Lieux funestes au début du quatrième acte) avant de reprendre le courage (sur un brillant Hâtons-nous, courons à la gloire) qui le fera voler au secours de son rival face au monstre , amant triomphant à la voix solaire au cinquième acte (N'en doutez point, c'est Dardanus lui-même, puis rivalisant de mélismes avec Iphise dans le superbe duo Lance tes traits). Sa forte expressivité dramatique ne nuit jamais à la diction , toujours très soignée ; son interprétation du rôle constitue à coup sûr une référence.

Face à lui le jeune baryton Florian Sempey incarne un Anténor particulièrement émouvant. Son timbre à la projection affirmée, ancré dans les graves, accentue le relief dramatique du personnage, dans un cheminement psychologique minutieusement décrit, qui le fait passer de guerrier et amant conquérant (au premier acte), quelque peu ébranlé par la prédiction du faux Isménor (au second acte), vaillant face au monstre (Monstre affreux) pour mieux remettre son sort dans les mains de celui qui l'a sauvé (Triste combat, fatal engagement, qui conclut brillamment le quatrième acte) et enfin reconnaître sa défaite (Il aime, il est aimé). Au-delà de son expressivité vocale, on notera également son jeu très précis sur les expressions du visage, bien rendus par la captation vidéo.

A Nahuel di Pierro reviennent les rôles de Teucer et d'Isménor. Ses graves amples et bien ronds campent un guerrier entraînant son futur gendre dans le combat (magnifique duo Mânes plaintifs avec Anténor, au premier acte), puis un père ébranlé revenant sur sa résolution initiale au cinquième acte (J'éprouve tour à tour mille troubles divers, à la voix chaleureuse et empreinte d'humanité). Son apparition au second acte en magicien, caché derrière de larges lunettes de soleil et surmonté dun heaume de plumes vertes, est un grand moment de cette production. Ses graves caverneux lui apportent une touche hypnotique lorsqu'il déclame Tout l'avenir est présent à mes yeux ; et son autorité envoûtante pour ordonner à Dardanus Entendez ma voix souveraine.

Côté féminin on ne saurait trop louer la Vénus superlative de Karina Gauvin. Très à l'aise dans sa tenue à plumes, campée sur son nuage rose, la soprano nous interpelle au prologue de son timbre charnu, aux attaques bien nettes : Accourrez, accourrez, Vénus vous appelle ! On admirera encore les tournoyants mélismes de Quand l'aquilon fougueux, et l'appel final aux beaux accents nacrés du cinquième acte : Plaisirs, chantez ! A ses côtés, l'Amour de Katherine Watson nous régale de son timbre cristallin, débité d'une diction irréprochable. Retenons tout particulièrement son énergique proclamation Je veux que sous mes lois (au prologue), tout comme ses courtes mais brillantes apparitions successives en Bellone (Allez, jeune guerrier), en Bergère (Venez, plaisirs !) et enfin en Songe à la voix aérienne (Par un sommeil agréable).

Dans le rôle d'Iphise, Gaëlle Arquez semble avoir troqué le timbre léger et enjoué de l'Amour (qui nous avait ravi dans la production d'Hippolyte et Aricie à Glyndebourne en 2013 – disponible en vidéo chez Opus Arte) pour des couleurs plus sombres. D'emblée sa fragilité nous émeut (Cesse, cruel Amour) et tout particulièrement dans son air du troisième acte (O jours affreux). Sa diction raffinée et élégante demeure toujours empreinte de fraîcheur, comme pour triompher de manière plus éclatante dans le duo final avec Dardanus (le superbe Lance tes traits précité).

Si leurs apparitions sont trop courtes pour qu'on puise les détailler, on notera encore la très bonne qualité des rôles secondaires : Etienne Bazola en Berger, Virgile Ancely et Guillaume Gutiérrez (Songes). Et l'excellent chœur Pygmalion, parfaitement rôdé dans ce répertoire, nous régale à chacune de ses nombreuses interventions : diction irréprochable, parties clairement audibles, unisson des voix dans les ensembles. On notera aussi l'expressivité faciale et gestuelle des chanteurs des chœurs, qui les intègre pleinement à l'action. On retiendra tout particulièrement l'enchanteur Paix favorable, paix adorable au troisième acte. Chœurs et chanteurs sont soutenus par un orchestre Pygmalion toujours très attentif à la ligne de chant ; à leur tête Raphaël Pichon prend un soin tout particulier à caractériser soigneusement chaque situation, chaque moment du drame. Cette direction inspirée fait merveille dans les nombreux ballets et dans les pages orchestrales, sans cesse animés par la tension de l'action. La marche guerrière qui conclut le premier acte ou la grande chaconne finale en constituent des exemples saillants.

Les chorégraphies de Christopher Williams mettent en valeur les très nombreux ballets de l'opéra, en les situant au plus près de l'action. Elles jouent sur la variété, et s'appuient tantôt sur des déplacements lâches (auxquels les chœurs participent également à l'occasion), tantôt sur des numéros en solo ou en duo, tantôt encore sur des ensembles plus savants et bien réglés, aux costumes somptueux et aux masques suggestifs. Parmi ces derniers, les ballets des Songes à l'acte IV sont un vrai régal pour l'oeil.

On ne saurait évidemment terminer ce compte-rendu sans parler des choix résolus et originaux qui guident la mise en scène. Michel Fau réussit le tour de force de respecter de très près la tradition baroque, en la couronnant d'une pointe d'ironie (clin d’œil à la fin heureuse de ce drame et aux invraisemblances du livret ?) qui alimente un décalage permanent, entre rêve et réalité. Côté tradition baroque, on citera les décors d'Emmanuel Charles (les loges du théâtre de Bordeaux figurées sur les côtés de la scène, qui accueillent régulièrement les chanteurs des chœurs, le panneau peint d'une belle perspective à l'italienne pour figurer le palais de Teucer, pour n'en citer que quelques exemples) et les lumières sourdes de Joël Fabing, qui éclairent parfois la scène à peine plus que la salle, créant d'habiles effets de noir et blanc et de sépia. Au chapitre des costumes imaginés par David Belugou les baroqueux pourront se régaler des coiffes à plumes des personnages masculins et de leurs impeccables bas blancs, et surtout de l'inénarrable monstre à la queue tridentine, caparaçonné d'or et à la tête couverte de cornes de corail rouge, sorti tout droit des profondeurs de Neptune au quatrième acte !

Chacun de ces éléments est pourtant affecté de détails qui viennent en subvertir le sérieux. Dès le prologue Vénus règne sur une entrée de music hall, l'enchanteur Isménor se cache derrière d’épaisses lunettes de soleil, les perruques sont figées dans un plastique moulé d'un kitsch affirmé, tandis que les coloris acides des lumières semblent éclairer chanteurs et décors de leur grinçante ironie... Etions-nous dans un rêve ? Un bien beau rêve en tous cas que cette production de l'Opéra de Bordeaux, qui nous tient yeux écarquillés et oreilles grandes ouvertes pendant plus de trois heures, sans jamais cesser de captiver notre attention !



Publié le 02 nov. 2016 par Bruno Maury