Le Devin de village - Rousseau

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Sur un air de « Ni…Ni… »

Pour beaucoup d’entre nous, c’est face à un objet bien étrange que le nouveau label discographique Château de Versailles Spectacles nous place : la composition musicale d’un maître du verbe. Dilettantisme passager ? Nullement. Le Devin du village est l’œuvre militante d’un autodidacte en musique qui apprend le chant au sein de la maîtrise de la cathédrale d’Annecy, étudie laborieusement la théorie dans le Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels (1722) de Jean-Philippe Rameau (1683-1764), pratique la flûte à bec, le violoncelle et le clavecin, enseigne la musique à de jeunes savoyardes avant d’exercer une activité de copiste dans les dernières années de sa vie, pour survivre.

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) a également beaucoup écrit sur la musique. Le 22 août 1742, il propose vainement à l’Académie des Sciences un nouveau système de notation musicale. L’année suivante, il disserte longuement sur « la musique moderne ». Appréciant l’originalité de son approche, Denis Diderot (1713-1784) lui confie alors la rédaction, pour son Encyclopédie, de plusieurs articles relatifs à la musicologie. Mais, loin de se complaire dans l’abstraction, son imagination créatrice le pousse à mettre ses théories en pratique. Il compose alors plusieurs motets sacrés, des airs profanes et des pièces lyriques plus ou moins abouties. Même une Symphonie à cors de chasse jouée au Concert Spirituel en mai 1751. Lutteur opiniâtre, il entend ouvrir de nouveaux horizons à la musique. C’est précisément vers ce terrain que va nous entraîner Le Devin du village, seul ouvrage musical gravé de son vivant.

En général, les compositeurs restent discrets sur les conditions de la fécondation de leurs partitions. Au contraire, Rousseau ne cache rien de la gestation de son Devin. Suivons, à grands pas, le récit qu’il nous en livre dans le Livre VIII de ses Confessions.

Tout commence aux thermes de Passy. Accueilli dans la résidence de son compatriote, le joaillier genevois François Mussard (1691-1755), la discussion porte, un soir, sur « les Opere buffe (opéra bouffon) que nous avions vues l’un et l’autre en Italie, et dont nous étions tous deux transportés». Saisi par une inspiration quasi mystique, sa fébrilité l’empêche de dormir. Le matin, les premiers vers s’échappent de sa plume et « j’y adaptai des chants qui me vinrent en les faisant ». Retenons cette formule car elle souligne la relation intime et réciproque que doivent entretenir, pour lui, le texte et la musique. Trois premiers airs de ce qui deviendra le Devin viennent de naître : le premier monologue J’ai perdu mon Serviteur, l’air du devin L’amour croît s’il s’inquiète et le dernier duo A jamais, Colin, je t’engage. Les applaudissements que lui réservent ses amis l’encouragent à poursuivre. Au point « qu’en six jours mon Drame fut écrit à quelques vers près et toute ma musique esquissée : tellement que je n’eus plus à faire à Paris qu’un peu de récitatif et tout le remplissage, et j’achevai le tout avec une telle rapidité qu’en trois semaines mes scènes furent mises au net et en état d’être représentées ».

Il propose donc sa pièce à l’Opéra. « Malheureusement, elle était dans un genre absolument neuf auquel les oreilles n’étaient point accoutumées ». L’intervention providentielle de l’académicien Charles Pinot Duclos (1704-1772), futur dédicataire du Devin, lui offre cependant une seconde chance. Il « se chargea de faire essayer l’ouvrage en laissant ignorer l’Auteur ». Cet essai, dirigé par Jean-Ferry Rebel (1666-1747) et François Francoeur (1698-1787), soulève « une acclamation générale... Tous ceux qui l’entendirent en étaient enchantés au point que dès le lendemain dans toutes les sociétés on ne parlait d’autre chose ». Egalement présent, l’Intendant des Menus-Plaisirs du Roi obtint finalement que la pièce fût donnée à la Cour.

La première représentation se déroule dans la Grande Salle du château de Fontainebleau, le 18 octobre 1752. Rousseau se présente « dans le même équipage négligé qui m’était ordinaire ; grande barbe (= mal rasé) et perruque assez mal peignée ». Son accoutrement tranche avec l’élégance de ses voisins : « je me demandais si j’étais à ma place ». Il finit par affirmer sa légitimité car « personne n’a plus de droit que moi-même à jouir du fruit de mon travail et de mes talents ». Finalement, « la pièce fut très mal jouée quant aux Acteurs, mais bien chantée et bien exécutée quant à la musique ». L’effet de surprise et l’émotion gagnent peu à peu le public. « J’entendais autour de moi un chuchotement de femmes qui me semblaient belles comme des anges et qui s’entredisaient à demi-voix : cela est charmant, cela est ravissant ; il n’y a pas un son là qui ne parle au cœur ». Compte tenu du succès remporté, Rousseau est invité à rencontrer le Roi dès le lendemain : « on croyait qu’il s’agissait d’une pension, et que le Roi voulait me l’annoncer lui-même ». Pris d’un accès de « ma maudite timidité », il ne s’y rendra pas, perdant une pension mais préservant sa liberté de création. Son renoncement n’empêche pas une seconde représentation « sur ordre du Roi » : « cet Ouvrage n’eut pas moins de succès que la première fois, et l’exécution en fut encore plus parfaite » (Mercure de France, décembre 1752).

Dans ce même numéro, Le Mercure de France émet un souhait : « Le succès du Devin du Village à Fontainebleau, fait espérer aux Amateurs que l’Académie Royale de Musique (= l’Opéra de Paris) ne tardera pas de le donner sur son Théâtre ». C’est chose faite le 1er mars 1753, en pleine période du Carnaval. Mais la partition n’était déjà plus celle de Fontainebleau. Rousseau y ajoute « dans cet intervalle… l’ouverture et le divertissement ». Selon lui, ce divertissement devait respecter l’ordre qu’il dénommera plus tard « Unité de mélodie » (Dictionnaire de musique, 1767). Voici comment il la définira : « quelque unité d’objet, source de plaisir qu’ils (= tous les beaux-arts) donnent à l’esprit ; car l’attention partagée ne se repose nulle part ». En d’autres termes, il plaide pour une unité de ton et de dessein. Trop audacieux, juge la direction de l’Opéra. Alors, « il fallut coudre des chants et des danses à l’ordinaire ». En revanche, Rousseau obtient que son récitatif initial soit rétabli alors que, à Fontainebleau, celui-ci avait été remanié par le célèbre chanteur Pierre de Jélyotte (1713-1797) et Francoeur pour en gommer les aspects les plus innovants. Couplé avec l’intermède Le Jaloux corrigé du chansonnier Charles Collé (1709-1763), pour le texte, et Michel Blavet (1700-1768), pour la musique, le Devin remporte un succès populaire : « La multitude a trouvé les chants de cet Intermède très agréables, et les gens d’esprit ont remarqué de plus dans sa Musique une finesse, une vérité, une naïveté d’esprit fort rares » (Le Mercure de France, avril 1753). Une œuvre qui plaît donc d’emblée à toutes les catégories sociales.

Pour preuve de son succès, le Devin est immédiatement pastiché. Le 4 août 1753, une parodie en vaudeville, Les Amours de Bastien et Bastienne, est jouée devant le Roi. Le texte en style patoisant est rédigé par Harny de Guerville (1730- ?) en respectant scrupuleusement l’intrigue de Rousseau. Pour la musique, Justine Favart (1727-1772), l’épouse du célèbre Directeur de l’Opéra-Comique, emprunte les notes principalement à Rousseau et accessoirement au Titon et l’Aurore (1753) de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville (1711-1772) ou à l’air du Niais de Sologne (1724) extrait du second livre de clavecin de Rameau. Si Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) l’accommodera ensuite dans son singspiel portant le même nom (1768), un certain Clément reviendra au Devin pour une adaptation en créole qu’il nomme malicieusement Jeannot et Thérèse (1758), « Jeannot » comme Jean-Jacques et Thérèse en hommage à Thérèse Levasseur (1721-1801), la compagne d’infortune du philosophe-musicien.

Le Devin sera l’une des rares pièces à survivre à la Révolution. En effet, jusqu’à son ultime représentation, le 3 juin 1829, elle est régulièrement portée à l’affiche de l’Opéra de Paris. Olivier Bara comptabilise de l’ordre de quatre cents représentations, depuis sa création en 1753 à son éviction du répertoire (La réception du Devin du village sous la Restauration ou comment Rousseau fut chassé de l’Opéra in Actes du colloque sur le Devin du village, 15 avril 2003 organisé par l’Université de Lyon 2). La partition rejoint alors les rayonnages de ses archives, victime collatérale d’une querelle opposant la gérontocratie de la Restauration (les « perruques ») à la jeune génération des romantiques (les « rossinistes »).

Curieux destin pour une œuvre née d’une autre querelle, celle des Bouffons (1752-1754). Toujours dans ses Confessions, Rousseau raconte le choc culturel provoqué par les premières représentations des « Bouffons italiens » sur la scène de l’Opéra de Paris. Particulièrement La Serva Padrona (La servante maîtresse) de Giovanni Battista Pergolesi (1710-1736), le 1er août 1752. Deux styles musicaux se heurtent frontalement : la « traînerie » de la tragédie lyrique à la française et « l’accent vif et marqué de l’Italienne ». Résultat ? « La comparaison de ces deux musiques, entendues le même jour sur le même théâtre déboucha les oreilles françaises ». Acquis à la légèreté de l’écriture italienne, « la nuit ne dormant pas, j’allai rêver comment on pourrait faire pour donner en France l’idée d’un Drame de ce genre ».

Pourtant, il n’entend faire allégeance à aucun des deux styles qui s’opposent. « On a eu beau faire ; on n’a pas trouvé dans ma musique la moindre réminiscence d’aucune autre, et tous mes chants comparés aux prétendus originaux, se sont trouvés aussi neufs que le caractère de la musique que j’avais créé », se justifie-t-il. Effectivement, son Devin ne correspond strictement ni aux canons français, ni aux singularités italiennes. D’abord le texte est en français, langue à laquelle il déniera pourtant toute musicalité dans sa Lettre sur la musique française (novembre 1753) qui se solde par un intempestif : « D’où je conclus que les Français n’ont point de musique et n’en peuvent avoir ». En revanche, ses dialogues sont tous chantés (comme en Italie) alors qu’ils sont parlés dans le genre comique français. Ensuite, si l’ouverture en trois parties correspond bien aux normes rythmiques italiennes (vif, lent, vif), les indications de tempo se rapportent au référentiel français. De même, les airs multiplient les répétions, sur le modèle italien ; mais ces répétions reprennent généralement la même mélodie, écriture privilégiant la simplicité et s’écartant, de fait, du foisonnement mélodique transalpin. Et que dire du choix des danses qu’il prélève dans un large répertoire, italien (Pastorelle, Forlane), français (Menuet) mais aussi germanique (Allemande). Enfin, si Rousseau adopte bien la forme du récitatif à l’italienne (qui suit le débit de la parole alors que le récitatif français se veut plus mélodieux), il développe un sujet sentimental et pastoral qui prend nettement ses distances avec le comique désinvolte et parfois grossier des intermezzi (intermèdes) italiens. Finalement, à l’opposé de la réunion des goûts tentée par François Couperin (1668-1733), il adopte le principe du « ni… ni… » pour tracer, avec un certain succès, les contours d’un genre bouffon à la française.

Sur le plan de l’écriture musicale, il prend ouvertement le contrepied de Rameau. Dans son Traité de l’harmonie, celui-ci martèle « qu’il suffit de connaître l’Harmonie pour être parfaitement instruit de toutes les propriétés de la Musique ». Au contraire, Rousseau donne la primauté à la mélodie. Dans son Essai sur l’origine des langues où il est parlé de la mélodie et de l’imitation musicale, il indique que « la mélodie fait précisément dans la musique ce que fait le dessin dans la peinture : c’est elle qui marque les traits et les figures, dont les accords et les sons ne sont que les couleurs ». Ce parti pris caractérise le style de Rousseau. Il modèle les courbes mélodiques de façon à structurer des chants simples qui flattent l’oreille.

En sous-titrant sa partition Intermède, Rousseau désigne à la fois un genre musical né à la Renaissance italienne et le lieu contemporain de la confrontation des styles italiens et français. Par ses modestes proportions dramatiques et le nombre limité des personnages qu’il mobilise, l’intermède ne peut constituer un spectacle en soi. Aussi occupe-t-il souvent les interstices qui séparent différents actes d’un opera seria. Sa fonction est alors de distraire le public durant les longs entr’actes affectés aux changements de décors et de costumes. Mais au XVIIIème siècle, l’intermezzo revendique son autonomie. Aussi, les programmes finissent-ils par être constitués par une succession d’intermèdes. Déjà à Fontainebleau, le Devin côtoyait un Avare amoureux et la « tragédie burlesque » Arcagambis (Mercure de France, décembre 1752). De même, si Le Jaloux corrigé accompagne sa création sur la scène de l’Opéra, ce sont deux intermèdes italiens de Pergolèse qui le chaperonnent à sa reprise, la semaine suivante : La Serva Padrona qui avait « mis le feu aux poudres » et Il maestro di musica.

Dès l’origine, un intermède comporte des parties chantées agrémentées de pantomimes et de ballets. C’est exactement ce schéma qu’adopte Rousseau. Le Devin forme un tout qui peut se décliner en trois moments : une séquence dramatique de nature sentimentale, un pantomime suivi d’un divertissement. Il conte les peines de cœur et les retrouvailles de deux amoureux que le destin a temporairement séparés.

Colette se plaint d’être délaissée par Colin. Elle se confie au devin du village qui lui conseille d’attiser sa jalousie. A son tour, Colin confie au devin qu’il désire retrouver les faveurs de Colette. Le mage le rassure et entreprend d’organiser les retrouvailles. La rencontre se transforme en une scène durant laquelle l’exercice de galanterie de Colin rencontre l’indifférence feinte de Colette. Mais tout finit par un échange de consentement. Aussi, les amants et les villageois célèbrent-ils l’issue heureuse. Dans un pantomime, une autre scène de séduction se déroule. Un courtisan sollicite les faveurs d’une bergère qui restera finalement fidèle à son berger. Le tout se conclut en danses et en chanson, celle que le devin sort de sa poche et qui passe ensuite de main en main.

Une intrigue ténue est portée par une musique touchante tant les mélodies respirent la fraîcheur et le naturel. Et cela, dès l’ouverture instrumentale qui, rappelons-le, ne figurait pas dans la version donnée à Fontainebleau. Pour les musicologues, Rousseau a réemployé ici les matériaux de sa Symphonie à cors de chasse pour composer une entrée à l’italienne en trois parties. Trois couleurs sonores se succèdent : une joyeuse chamaillerie notée gay (= vif) dans laquelle le hautbois et le tutti s’interpellent en écho ; une second partie notée lent qui chemine dans une atmosphère de rêverie langoureuse ; un court final noté gay accompagne le lever du rideau.

Scène 1 - Dans un long monologue, Colette se laisser glisser sur la ligne mélodique que vient de lui tracer l’orchestre pour interpréter une charmante complainte en forme de rondeau : J’ai perdu mon bonheur/ J’ai perdu mon serviteur. Un air que, dit-on, Louis XV ne cessa de chantonner à l’issue de la représentation. Deux courts récitatifs se glissent entre ces refrains. Ils ont pour fonction de raconter leurs premiers amours (Il m’aimait autrefois) et les sentiments ambigus inspirés par la jalousie (Je veux le haïr… Peut-être m’aime-t-il encore).

Scène 2 – Un prélude instrumental tourmenté installe une atmosphère mêlant l’agitation qui a saisi Colette et l’aura trouble qui enveloppe le devin du village. A l’issue d’un dialogue en récitatif, le devin finit par convaincre Colette que Colin l’aime toujours et propose ses services pour à vos pieds ramener le volage. Dans un air joliment rythmé et porté par la flûte et les violons, Colette rappelle qu’elle aurait, elle aussi, pu céder à d’autres soupirants (Si les galants de la ville). Le devin dévoile une méthode de séduction dans un récitatif au ton doctoral (Pour vous faire aimer davantage/ Feignez d’aimer un peu moins) suivi d’un air ponctué par l’orchestre (L’amour croît, s’il s’inquiète/ Il s’endort, s’il est content). Convaincue, Colette accepte ses conseils.

Scène 3 – Seul, le devin s’adresse au public pour confesser la duplicité de sa science profonde/ Qui me fait deviner tout ce qu’ils m’ont appris. Rousseau prend ici le contrepied de la tradition du théâtre lyrique français dans lequel apparaissent également divers devins, magiciens et autres enchanteurs. Ils représentent des personnages dotés de pouvoirs magiques tandis que notre devin se joue simplement de la naïveté de jeunes villageois.

Scène 4 – Dans une suite de récitatifs en dialogue, le devin exerce une manipulation mentale sur un amant fragilisé. D’abord, il aiguise la jalousie de Colin : Colette l’a déjà oublié. Dans un charmant air Non, Non, Colette n’est pas trompeuse, Colin le dément. Pourtant, ajoute malicieusement le devin, elle lui préfère un Monsieur de la ville. Profondément troublé, Colin le supplie de l’aider à la reconquérir. Durant un court passage instrumental, le devin feint de consulter un grimoire puis lance un charme destiné à attirer Colette. Dans un nouveau clin d’œil en direction du public, il s’empresse de quitter la scène pour rejoindre Colette afin de lui indiquer ce qu’elle doit dire.

Scène 5 – Précédé d’un prélude instrumental d’une tendre mélancolie, l’air de Colin (Je vais revoir ma charmante maîtresse) projette toutes les couleurs du sentiment amoureux : l’espoir (Je vous verrai renaître encore/ Doux moments que j’ai perdu), l’enthousiasme (Quand on sait aimer et plaire) et l’assurance (Que de seigneurs d’importance).

Scène 6 – Colette apparaît mais ils feignent de ne pas se voir. Rousseau brosse ici une scène d’amour mondain dans laquelle l’inconstant finit par retrouver les grâces de la dame de son cœur. Pour éviter de faire le premier pas, chacun dialogue d’abord avec l’orchestre. Colin finit par aborder Colette : Ma Colette… Etes-vous fâchée ? Colette se montre inflexible : elle a été trahie et ne pardonne pas. Colin insiste : Non, consulte mieux ton cœur. Colette feint toujours l’intransigeance. Dans un crissement de cordes, il décide d’abandonner : Et je vais pour jamais m’éloigner du hameau. Colette l’interpelle. Pas à pas, ils se rapprochent puis s’unissent dans deux duos. Le premier, modestement accompagné par le continuo, pour effacer les traces du passé (Je me dégage à mon tour) ; le second, soutenu par tout l’orchestre, pour se promettre fidélité (A jamais Colin! Je t’engage).

Scène 7 – Le devin revendique la paternité de ces retrouvailles (Je vous ai délivré d’un cruel maléfice). Reconnaissants, Colin et Colette lui offrent un présent. Mais cela seulement dans la partition originelle car la mise en scène proposée gomme cette nouvelle marque de duplicité pour se contenter d’un généreux Je suis assez payé si vous êtes heureux. Rejoint par un orchestre enjoué, il appelle toute la jeunesse du village à s’associer au bonheur des futurs mariés.

Scène 8 – Voici venu le temps des réjouissances. Les instruments commencent par donner le ton, faisant sautiller le tempo tandis que les cordes folâtrent sagement. Le chœur les rejoint pour saluer langoureusement les fiancés puis s’émerveiller, plus résolument, du pouvoir éclatant du devin. Du chant, le chœur passe à la danse. D’abord une charmante Pastorelle durant laquelle deux villageoises offrent un bouquet à Colin pour qu’il l’offre à Colette. Rousseau définira cette danse, dans son Dictionnaire, comme un « air italien dans le genre pastoral », ajoutant que « les pastorelles italiennes ont plus d’accent, plus de grâce, autant de douceur et moins de fadeur » que les françaises. Suit une Forlane au cours de laquelle deux villageois offrent un bouquet à Colette à destination de Colin. Toujours dans son Dictionnaire, Rousseau précisera que cette danse « fort gaie » est « commune à Venise, surtout parmi les gondoliers ». Par effet de contraste, Colin s’épanche dans une romance empreinte de tendresse et d’émotion (Dans ma cabane obscure/ Toujours soucis nouveaux). Dans un style galant, elle décrit les peines et travaux du berger. Un idéal de simplicité. Simple comme la nature idéalisée telle que Rousseau aime à se la figurer.

Pantomime – Dans un long passage en musique sans paroles, c’est à une autre scène de séduction que Rousseau nous fait participer. Le public ne l’époque ne s’y s’est pas trompé. Il « a surtout goûté le Pantomime, dont la Musique a paru pleine de caractère, et dont la danse (est) parfaitement bien adaptée à la musique », témoigne Le Mercure de France dans sa parution d’avril 1753. Comme à son habitude, Rousseau livre avec une précision pointilleuse les détails de la mise en scène (ce que les spécialistes nomment « didascalies »). En outre, il affecte un caractère singulier (tonalité, couleur instrumentale et tempo) d’une grande finesse expressive à chaque étape du rituel de séduction. Précédé d’une ouverture instrumentale mimant différentes variantes de rondes populaires, un air vif et élégant accompagne l’entrée dansante de deux villageoises. L’arrivée du courtisan est plus fébrile et cabotine. Celui-ci tentera d’acheter les faveurs d’une villageoise, lui offrant une bourse (qu’elle refuse), puis un collier (dont elle se pare). Arrive le villageois sur un air un peu brusque qui s’achève sur quelques notes affligées lorsqu’il comprend que sa belle s’apprête à céder. Sensible à sa douleur, la villageoise rend le collier au courtisan qui la menace. Tous deux se jettent à ses pieds pour le supplier. De mauvais gré, il finit par y consentir et la scène s’achève sur des pas de danse au tempo affûté.

Divertissement – Comme l’ouverture, cette partie a été conçue spécifiquement pour la première représentation à l’Opéra de Paris. Tous les acteurs sont maintenant sur scène. Le devin tire de sa poche une chanson : L’art à l’amour est favorable. Pris par son rythme engageant, mêlant chants et danses, Colin, Colette et le chœur en reprennent le refrain (Ah ! Pour l’ordinaire/ L’amour ne sait guère/ Ce qu’il permet, ce qu’il défend/ C’est un enfant, c’est un enfant) avant de se partager les différents couplets. Entre chacun d’eux, les ritournelles se font de plus en plus pressantes, imposant leur dynamique effrénée pour s’achever en farandole. Une brève ariette ajoute une note de poésie bucolique à cette célébration de l’amour (Avec l’objet de mes amours/ Rien ne m’afflige, tout m’enchante). Ariette dont il admettra, dans son Rousseau juge Jean-Jacques (1785), ne pas être l’auteur des paroles qu’il attribue à Louis de Cahusac (1706-1759) « pour complaire à Mademoiselle Fel (Marie, 1713-1794) qui se plaignait qu’il n’y avait rien de brillant pour sa voix dans son rôle (= Colette) ». Cette ariette aux ornements plus savants est suivie de deux airs de danses. D’abord un Menuet auquel le Dictionnaire de Rousseau attribuera un caractère « d’une élégante et noble simplicité ». Ensuite une Allemande qui recèle « beaucoup de gaieté ». Elles nous conduisent vers un final particulièrement ravissant couronné par une ronde euphorique : Allons danser sous les ormeaux, un air qui rejoindra le catalogue des chansons enfantines durant la période révolutionnaire.

Si le label s’était contenté de ne nous offrir qu’un CD, nous aurions assurément salué la qualité de l’interprétation et le plaisir de déguster une œuvre singulière et plaisante. Pourtant, il va plus loin. En joignant au CD un DVD, il nous ouvre les portes du minuscule Théâtre de la reine Marie-Antoinette (1755-1793), à Trianon. Précisément le lieu où, le 19 septembre 1780, cette reine a interprété le rôle de Colette devant un public d’intimes alors que, en mars 1753, Madame de Pompadour (1721-1764) s’était travestie en Colin. C’est donc par le son et l’image que le label nous enchante et nous cultive. Car, si le CD suffisait pour savourer la partie dramatique proprement dite, c’est le DVD qui nous fait découvrir toutes les facettes du pantomime et le foisonnement scénique du divertissement. Aussi voulons-nous, sans nuance aucune, témoigner toute notre gratitude au label, tout jeune encore, mais indispensable pour exprimer le magnifique potentiel que recèle ce foyer culturel majeur que constitue le Château de Versailles.

La mise en scène de Caroline Mutel (qui interprète également le rôle de Colette) et la chorégraphie de Hubert Hazebroucq (également danseur) sont à l’image de la musique : simple, naturelle, sincère, aux effets apaisants.Les Nouveaux Caractères cheminent aux côtés de Sébastien d’Hérin, un chef inspiré qui s’est parfaitement imprégné du message d’un Rousseau qui voulait que sa pièce dégage « une douceur, un charme, une simplicité surtout qui la distinguent sensiblement de toute autre production du même genre » (Rousseau juge de Jean-Jacques). Par la justesse du jeu et l’intelligence de leur interprétation, les musiciens apportent un soutien orchestral aux voix et aux pas, aux chanteurs comme aux danseurs. C’est sur cette admirable trame sonore que trois solistes (Caroline Mutel, Cyrille Dubois et Frédéric Caton) tissent leurs lignes mélodiques d’un grand raffinement et d’une exceptionnelle expressivité, le texte étant porté par une diction exemplaire. A cela s’ajoute un jeu d’acteur absolument délicieux auquel nous voulons associer les remarquables danseurs de la compagnie Les Corps Eloquents. La finesse et la délicatesse de leurs mouvements sur scène révèlent une parfaite maîtrise des règles de la « belle danse ». Tous ces arts conjugués nous font ici la démonstration qu’il n’existe pas de compositeur mineur lorsque les interprètes mettent leurs talents à son service. Et ici, ils le font tous à merveille dans l’interprétation d’une musique singulière, mi- populaire et mi- savante.



Publié le 06 déc. 2018 par Michel Boesch