Dixit Dominus, Magnificat - Haendel, Bach

Dixit Dominus, Magnificat - Haendel, Bach ©
Afficher les détails
De la prophétie au chant d'action de grâces

Coupler le début (Dixit Dominus) et la fin (Magnificat) des vêpres dominicales comme le fit Mozart en composant son Dixit et Magnificat en do majeur K 193, est une belle idée. Que Georg Friedrich Haendel soit l'auteur de ce Dixit Dominus et Johann Sebastian Bach celui du Magnificat apporte un attrait supplémentaire à cette juxtaposition tant ces deux compositeurs, provenant du même sol et appartenant à la même culture, sont différents par leur personnalité et le style de leur musique. Pour des raisons liturgiques, le Dixit Dominus aurait du précéder le Magnificat dans ce CD. C'est l'option inverse qui a été choisie dans l'enregistrement, ce que personnellement je regrette.

Le Dixit Dominus HWV 232 fut créé pour la première fois les 16 et 17 juillet 1707 à Rome comme première partie des vêpres pour la fête annuelle de l'ordre des Carmélites à l'église Santa Maria del Monte Santo.

Traduction latine du psaume 110, le Dixit Dominus est le psaume de l'Ancien Testament le plus cité dans la liturgie catholique en raison de l'interprétation prophétique qui en a été faite. A travers le sacerdoce royal de Melchisedech, c'est le sacerdoce divin du fils de Dieu qui est exalté. Le roi chanté par le psalmiste devient pour les pères de l'Eglise, le Christ, le Messie qui instaure le Royaume de Dieu. Le psaume 110 comporte en principe sept versets mais Haendel divisa en deux le verset 4 et le verset 6, et ajouta une doxologie, Gloria Patri et Filio, formule de louange qui porte à dix le nombre de chants. Dans cette œuvre ambitieuse, le Caro sassone veut impressionner ses contemporains italiens par sa science du contrepoint, héritée des maîtres d'Allemagne du nord mais il tempère également son propos par un agrément mélodique emprunté aux musiciens de la péninsule qu'il connaissait. Parmi ces derniers, on peut citer Arcangelo Corelli et Alessandro Scarlatti qu'il rencontra à Rome mais peut-être aussi Antonio Vivaldi dont le fameux Gloria RV 589 datant de 1702, venait d'être créé. Le résultat est à la hauteur des ambitions de Haendel et son Dixit Dominus est non seulement un sommet de son œuvre mais plus généralement de la musique religieuse baroque.

L'ensemble Vox luminis, dirigé par Lionel Meunier donne à ce Dixit Dominus un caractère dramatique et épique. Le premier verset Dixit Dominus, confié au chœur, a une solennité conforme à ses paroles prophétiques. On remarque le cantus firmus sur les mots donec ponum inimicos. Dans cette œuvre à la polyphonie complexe, le chœur déploie toutes ses qualités, les attaques sont précises, l'intonation exceptionnelle et la sonorité splendide. Le pupitre des sopranos est d'une pureté renversante. Dans un chœur comportant dix chanteuses et chanteurs avec deux voix par pupitre, la notion de solistes est à relativiser d'autant plus que ces derniers ne cherchent aucunement à se mettre au dessus du lot. A noter toutefois l'aria Virgam virtutis tuae chanté par Daniel Elgersma (alto) d'une belle voix agile. Le verset Tecum principium est remarquable par sa beauté mélodique et son rythme 9/8 chaloupé. Cette superbe aria a été chantée avec beaucoup de noblesse et de retenue par la voix angélique de Caroline Weynants, voix blanche, dépourvue de vibrato (comme il sied à une œuvre du début du 18ème siècle). Retour du chœur avec le verset Tu es sacerdos in aeternam (tu es prêtre pour l'éternité), une double fugue chorale d'une maîtrise impressionnante. La marche harmonique des basses tout au long du verset Dominus a dextris tuis et les retards aux voix de dessus sont tout à fait dans le style de Corelli. Indicabit in nationibus... est un étonnant canon ad infinitum. Les voix semblent surgir de toutes parts et en ordre de plus en plus dispersé au fur et à mesure que s'accumulent les ruines (implebit ruinas), un mouvement dramatique magistralement conduit par le chœur. On remarque les onomatopées pittoresques sur les paroles Conquassabit capita que Haendel prend au pied de la lettre (il broie les crânes), alors que le sens est métaphorique : il foudroie les têtes (de ses ennemis, et par extension, du mal et de la mort). Enfin, le duetto des deux sopranos Krysten Witmer et Caroline Weynants dans De torrente in via bibet, accompagné par le chœur en douceur, était un moment à la fois recueilli et enchanteur. Le dernier verset Gloria Patri et Filio..., construit sur une basse obstinée, à la manière d'une chaconne, est plein de fougue. Le cantus firmus du premier verset apparaît de nouveau aux basses et apporte une cinquième voix à la polyphonie dans un mouvement irrésistible et avec un effet grandiose. Une fugue magistrale, jubilatoire, débute sur les mots in saecula saeculorum. Sa densité et sa rigueur contrapuntique sont extrêmes et contrastent avec les fugues plus tardives de Haendel, souvent plus aérées. Le chœur Vox Luminis offre une telle lisibilité, une telle précision dans la prosodie que l'auditeur n'a aucun mal à suivre toutes les parties instrumentales. La fin piano sur Amen surprend, après la théâtralité du début de l’œuvre.

Le Magnificat BWV 243 est composé peu après la nomination de Johann Sebastian Bach en mai 1723 comme cantor à la Thomasschule de Leipzig. Dans ce poste moins prestigieux que son poste de maître de chapelle à Köthen, les responsabilités de Bach deviennent par contre bien plus importantes. L'organisation musicale des deux églises principales de la ville, Saint Thomas et Saint Nicolas lui revient désormais. Les besoins en cantates dominicales vont lui prendre presque tout son temps.

Rapportée par Saint Luc dans son évangile (Luc, 1:46-55), la prière du Magnificat (cantique de Marie) peut être considérée comme le dernier texte de l'Ancien testament. Dans ce chant d'action de grâces, Marie exprime sa foi, son espérance et remercie le Seigneur de l'avoir choisie entre toutes les femmes. En même temps, citant plusieurs psaumes de l'Ancien Testament, elle loue l'action divine en faveur de la justice et célèbre l'amour du Seigneur pour son peuple. Sur ce texte, Bach compose un chef d’œuvre musical dans lequel il combine habilement les influences italiennes (soli instrumentaux, arias da capo) avec le style polyphonique en usage en Allemagne du nord. La composition débute en 1723 et se termine en 1731. D'abord écrit en mi bémol majeur, l’œuvre est finalement transposée en ré majeur, tonalité convenant mieux aux trompettes et plus conforme aux affects exprimés dans l’œuvre si on se réfère aux considérations développées par M.-A. Charpentier (lire le tableau Tonalités et Affects établi par le site Muse Baroque).

Le choix par l'ensemble Vox Luminis d'un petit effectif choral de dix chanteuses et chanteurs (il est vrai, triés sur le volet) fait perdre un peu de volume et de puissance à l’œuvre par rapport à d'autres versions. Par contre l'équilibre entre les voix et les différentes parties instrumentales approche la perfection. Le continuo ressort davantage et les trompettes sont éclatantes. Dans le premier verset Magnificat anima mea, on est sidéré par la variété et la richesse des combinaisons sonores entre le groupe des cordes, les hautbois, les trompettes et les voix solistes ou chorales. Dans un autre verset, Fecit potentiam in bracchio suo, déployant la force de son bras, Bach illustre la puissance divine par un formidable tutti choral et orchestral. L'ensemble Vox Luminis rend justice à ce passage, et sur les mots dispersis superbos fait ressortir d'acerbes dissonances, tandis que les trois trompettes percent les nues. Dans l'aria pour alto (David Elgersma), Esurientes implevit bonis, il comble de biens les affamés, les mots divites dimisit inanes (il renvoie les riches les mains vides) donnent lieu à une amusante image musicale. La vacuité des mains des riches est traduite musicalement par le vide harmonique de la conclusion.

On note aussi de savoureux échanges entre la voix du chanteur, les flûtes et l'orgue. Si l'aria pour basse (Sebastian Myrus) Quia fecit mihi magna manque un peu de majesté, par contre l'aria pour ténor (Robert Buckland) Deposuit potentes de sede possède toute la hargne nécessaire. Les arias ou ensembles plus méditatifs ou mystiques - Quia respexit, avec hautbois obligé, le sublime duetto Et misericordia et son rythme 12/8 envoûtant, et l'émouvant Suscepit Israël - sont très réussis et les solistes, notamment Caroline Weynants (soprano), Zsuzsi Toth (soprano), Jan Kullmann (alto) et Philippe Froeliger (ténor) y déploient leurs talents. De caractère archaïque, le verset Sicut locutus est donne lieu à une fugue lente, chantée par le chœur et très sobrement accompagnée par l'orgue. L'euphonie qui résulte des combinaisons vocales est tout simplement divine. La prière du Magnificat se termine par une doxologie (Gloria Patri et Filio) reprenant les mêmes paroles que celles qui concluent le Dixit Dominus. A cette occasion Bach reprend le chœur initial pour donner une fin triomphale à l’œuvre.

La direction musicale de Lionel Meunier est remarquable par sa précision dans les deux œuvres programmées. En cela il est aidé par une phalange de cordes (en boyau nu évidemment) au dessus de tout éloge qui confère à l'orchestre un son très flatteur, notamment dans le Dixit Dominus où deux parties de violons altos, très fournies, nourrissent le medium. Dans le Juravit Dominus du même psaume, les contrastes dynamiques sont remarquablement rendus avec un spectaculaire decrescendo des cordes terminé par un triple pianissimo. Dans le Magnificat, on apprécie le magnifique solo de hautbois d'amour de l'aria Quia respexit, et l'accompagnement des deux flûtes et du violon alto dans le duetto Et misericordia. L'équilibre est parfait dans les tutti, entre bois, trompettes, cordes et un continuo très présent dans lequel on savoure la sonorité fruitée de l'orgue de Bart Jacobs.

Un CD qui procure un plaisir auditif total, tout en rendant justice à la dimension spirituelle du Magnificat et la puissance dramatique du Dixit Dominus.



Publié le 29 août 2018 par Pierre Benvéniste