L'Anonyme Parisien

L'Anonyme Parisien ©Nemo Perier Stefanovitch
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BaroquiadeS tenait à vous faire découvrir, après Marin Marais, un autre compositeur pour viole de gambe, Charles Dollé. Pour beaucoup d’entre nous, ce nom est inconnu, éclipsé derrière l’astre du parfait anonymat.

«Une œuvre d’art a un auteur, et pourtant, quand elle est parfaite, elle a quelque chose d’essentiellement anonyme. Elle imite l’anonymat de l’art divin.», n’est-ce pas en ces termes que s’exprimait Simone Weil dans La Pesanteur et la Grâce en 1947 ?

Nous ne connaissons ni ses dates de naissance et de mort avec certitude, ni de faits biographiques inscrits pour l’éternité. Et pourtant, ce gambiste mérite toute notre attention. Il se montre talentueux, disposant d’une aptitude d’instrumentiste hors pair. Seuls deux faits peuvent être relevés avec cette fois-ci une certitude inébranlable. Charles Dollé n’a jamais occupé de poste à la Cour. Les seules dates précises le concernant sont 1737 et 1754, années de publication de ses œuvres.

C’est d’ailleurs l’année 1737, qui va retenir toute notre attention grâce à un jeune violiste contemporain. Face à peu d’enregistrements consacrés à Charles Dollé, Robin Pharo, accompagné de quelques amis, s’est lancé dans le projet d’enregistrer la Deuxième œuvre pour basse de viole de gambe avec la basse continue, dont les pièces sont dédiées au Prince de Carignan, nommé intendant des Menus-Plaisirs par Louis XV.
Les pièces gravées sur ce disque apparaissent comme le tombeau de ce fabuleux et fascinant instrument qu’est la viole de gambe. En effet, ces pièces considérées comme les dernières du genre, annoncent le déclin lent et irrémédiable de cet instrument. Le funeste catafalque ouvre la voie à l’hégémonie des violons, violoncelles. Glissons-nous anonymement dans cette procession. Immergeons-nous dans l’école française tardive pour viole de gambe. La fin de cette époque se ressent par l’énoncé des pièces, qui adopte un langage «moderne» : Le Tendre Engagement, Les Amusements,…
La musique de Dollé s’inspire nettement des influences de ses prédécesseurs comme Marin Marais, Antoine Forqueray, Monsieur de Sainte-Colombe mais également du claveciniste et organiste François Couperin surnommé «Le Grand». Elle se pare d’une mélodie poétique sublimée par la richesse des harmonies. Il se révèle être un compositeur très virtuose, tutoyant ainsi un autre génie de la musique pour viole de gambe : Antoine Forqueray. Sa deuxième œuvre est un recueil de suites dans un codage élaboré tout en se reposant sur un fondement restreint. Les suites ne comportent ni courante, ni fugue, … Chacune de suites est le miroir des reflets de l’école française. L’ ornementation est opulente sans jamais tomber dans le clinquant. Des signes (accents, respirations, effets) communs à Marais jalonnent le discours musical de Dollé.

Robin Pharo dévoile les lignes mélodiques avec une finesse, une exquise légèreté. En s’exprimant à la manière de Jo Coeijmans, écrivaine et parolière belge, si les notes étaient des baisers, il câlinerait de sa plume, de son archet l’âme de chacun de nous. Les respirations du violiste insufflent de la vie à ses mots, aux notes naissantes sous son habile archet. Comme l’eau des ruisseaux, les phrases musicales découlent les unes des autres gardant ainsi des allures souples et délicates, révélées par le Prélude de la Première Suite en sol majeur. Le continuo, notamment interprété au clavecin par Ronan Khalil, nous plonge dans une mélancolie empreinte de douces rêveries. L’Allemande «La Mantrÿۘ» nous tire de cette torpeur. Mais le songe nous rattrape sans que nous ne puissions nous échapper avec Le Tendre Engagement, une des plus belles pièces de cet enregistrement. Nous sommes bercés par la poésie du théorbe de Thibaut Roussel aux couleurs attendrissantes. Ballotés entre éveil et rêves, laissons-nous entraîner dans la gavotte pleine de vie du Rondeau Le Gruer. Les autres pièces de cette première suite n’ont cesse de relancer le propos poétique. Un ardent dialogue naît dans la Musette La Favorite sous les archets des violistes Robin Pharo et Ronald Martin Alonso et le claveciniste, «trahissant» les liens amicaux entre les interprètes.

La Deuxième suite, quant à elle, emploie un ton plus sombre puisqu’elle est écrite en mode mineur. Le Prélude tisse la trame tragique de la narration soutenue par les sons profonds de l’orgue positif aux mains de Loris Barrucand. La Sarabande confirme ce discours grave, sombre. Est-ce bien la nostalgie qui frappe à notre cœur ? Veut-elle s’emparer de notre âme ? Il est vain de lui résister !
Le génie de Dollé se manifeste sans détour dans Les Amusements en introduisant le paradoxe entre le titre de cette pièce et le triste sentiment qui s’en dégage lors de son interprétation. Dans l’avant dernier couplet, le gambiste se lance dans une sombre frénésie, révélant tout ainsi son talent.
Devons-nous voir un certain hommage de Dollé à son prétendu maître ? La liaison serait assez aisée à faire avec le titre interrogateur, Tombeau de Marais le Père. Le spectre de Monsieur de Sainte-Colombe plane aussi sur cette pièce, le continuo est absent. Le cortège funéraire réunit l’essence même de l’art de la viole de gambe. Les pleurs, la douleur trouvent ici une forme aboutie dans leur expression. Les prières s’adressent aux maîtres disparus de la viole de gambe.

Quant à la Troisième Suite en la majeur, elle arbore avec panache toute la palette des couleurs chatoyantes, rougeoyantes. Le soleil règne enfin en maître pour conclure cet enregistrement. Dansons sur l’entraînante Allemande La Coudole, sur l’énergique Tambourin, à la mélodie enivrante. Le Rondeau Le Turpaux aux douces intonations de l’orgue, apporte un calme dans l’ivresse de la danse. Le Carillon, aux sons «martelés», apporte une note finale joyeuse.

Ce présent enregistrement est sans conteste une formidable découverte de cet ex-Anonyme Parisien
Quel mystère réside derrière un tel aboutissement de couleurs vives et élégantes dans une perpétuelle recherche expressive ? La réponse est simple : l’Amitié !

Espérons que d’autres enregistrements nourrissent notre appétit, réveillé par ce premier disque consacré aux pièces pour viole de gambe de Charles Dollé.



Publié le 12 nov. 2016 par Jean-Stéphane SOURD DURAND