Dynastie - J. Rondeau

Dynastie - J. Rondeau ©Erato Warner Classics
Afficher les détails
Réunion de famille

Si Johann Sebastian Bach enfanta une nombreuse progéniture, Jean Rondeau, brillant claveciniste de la jeune génération, vient en l’espace de deux ans de produire quatre opus, dans lesquels il s’affirme comme une personnalité désormais incontournable de l’univers musical baroque. Ses précédents albums ont en commun d’être intitulés par un simple mot-clé, pour nous plonger dans un univers spécifique qu’il nous invite à découvrir. Après Imagine, consacré à Bach au travers de splendides transcriptions, Vertigo proposait une sorte de tragédie en musique purement instrumentale, de pièces spectaculaires de Jean-Philippe Rameau et Pancrace Royer. Parallèlement, merveilleux chambriste, il nous a gratifié avec ses amis de Nevermind d’un florilège de sonates de Jean-Baptiste Quentin et Louis-Gabriel Guillemain, illustrant le raffinement des « conversations » musicales comme pendant aux joutes oratoires des salons des Lumières. Ici, c’est Dynastie qui nous convie à une réunion de famille, celle des Bach, père et fils.

Ce CD annoncé au travers de vidéos en noir et blanc offre a contrario une lecture de concertos haute en couleurs. Ce n’est pas que l’idée soit révolutionnaire en soi. D’autres cd consacrés à la famille Bach peuvent être cités à titre d’exemple : le Concerto Köln avait ouvert la voie en 1989 chez Capriccio en se focalisant sur les fils (Symphonies et concerti) ou plus récemment David Bismuth au piano (Ame Son) avec des sonates et fantaisies puisées chez Johann Sebastian et dans l’abondante production de ses rejetons. Si la figure paternelle est évoquée ici de manière magistrale avec les concerti BWV 1052 et 1056, Wilhelm Friedemann, Carl Philipp Emanuel et Johann Christian sont convoqués tour à tour, à l’exception du Bach de Bückebourg, Johann Christoph Friedrich, assez souvent négligé bien qu’il possède, lui aussi, sa part d’originalité.

Ce qui frappe à la première écoute, c’est l’audace d’un programme en miroir, sombre et orageux avec une suite de concertos tous en mineur dont seuls émergent deux mouvements lents en majeur, apportant lumière et sérénité là où, gravité, fébrilité et tension extrêmes règnent le plus souvent. Le lamento, clé de voûte centrale, livre une curieuse adaptation du mouvement éponyme de la sonate en sol majeur FK7 de Wilhelm Friedemann Bach, à l’origine pour clavecin seul, que Christophe Rousset nous avait révélée avec sa fougue juvénile en 1990. Si cette page hypnotique perd en puissance une fois transcrite, notamment dans sa deuxième partie, c’est pour gagner en revanche encore en désolation et en intériorité. Soupirs et dissonances grinçantes nous plongent dans un univers assez morbide et saisissant. Regrettons que cette deuxième partie ne soit pas reprise, ce qui aurait donné plus de poids à cette page fascinante du fils aîné. Quoiqu’il en soit, Sophie Gent et Louis Créac’h (ce dernier étant l’un des brillants compagnons de route de Jean Rondeau dans leur ensemble Nevermind) nous transportent dans une vallée de larmes, grâce à cet Erbarme dich filial de toute beauté.

Les concerti du père Bach sont fort connus, le BWV 1052 étant marqué par une très grande virtuosité dans ses mouvements extrêmes - les compositions d’origine étant très certainement pour violon-, dans lesquels Jean Rondeau y déploie une absolue maîtrise technique. Ce qui ne l’empêche pas de faire chanter un instrument qui n’est pas réputé pour cela. Le mouvement lent, que Bach reprit dans sa cantate BWV 146 (Wir müssen durch viel Trübsal, nous devons passer par bien des tribulations) y déploie sa longue plainte avec une grande profondeur expressive. On pourra s’amuser à comparer cette vison avec celle de Céline Frisch et son Café Zimmermann chez Alpha, aux options chambristes quasi analogues et d’un niveau comparable. Si les premiers et troisièmes mouvements du BWV 1056 sont des plus spirituels, le mouvement lent, lui aussi réutilisé comme sinfonia introductive de la cantate 156 (Ich stehe mit einem Fuss im Grabe, j’ai déjà un pied dans la tombe), fait quant à lui montre d’un réel sens du cantabile et d’une ornementation des plus souples. Un seul regret, sans doute dû à la prise de son peut-être trop proche de la main du claveciniste : la ligne de basse s’en trouve presque trop marquée à mon goût, au début tout au moins.

Le concerto de Carl Philipp Emanuel est assez typique de sa manière excentrique, avec son esprit Sturm und Drang marqué par de violents contrastes dynamiques, de grands écarts soudains, de terrifiants unissons… Pour autant, son Poco andante nous permet de respirer après un premier mouvement frénétique, rempli de traits virtuoses, où le fils semble montrer à son père qu’il n’est pas en reste !

Mais le sommet de cet enregistrement est très vraisemblablement le concerto attribué à Johann Christian Bach, en fa mineur, comme celui de son père (BWV 1056) mais d’un tout autre esprit. Initialement considéré comme de la plume de Wilhelm Friedemann Bach - on écoutera la version qu’en donnait Guy Penson avec le Ricercar Consort chez Ricercar en 1989, Jean Rondeau le restitue au plus jeune des fils Bach dont il révèle ici l’une des facettes moins connues, éloignée de l’esprit galant qui lui est le plus souvent attaché. Le premier mouvement est d’une beauté sauvage, avec ses basses agitées où le basson d’Evolène Kiener, très judicieusement requis vient se joindre aux excellents Antoine Touche (violoncelle) et Thomas de Pierrefeu (contrebasse) pour une assise impressionnante. Le mouvement lent offre à nouveau un temps de déploration. Avec son motif mélodique faisant entendre la sensible, un arpège descendant qui s’enchaîne à une sixte napolitaine, il est à lui seul inoubliable, tant il touche par une expressivité brûlante, nous offrant un développement dont, à peine huit minutes plus tard, nous ne sortons pas indemnes, éprouvés par tant d’intensité. Dans le livret qu’il signe de sa propre main, Jean Rondeau déclare que fréquenter cette dynastie des Bach permet « d’y retrouver cette émulation fraternelle qui doit être au cœur de la musique, cette envie de partager, de ne rien posséder, de n’être que l’instant d’humanité où s’incarne la musique, pour finalement tout donner ». Voilà, en résumé, l’esprit de cette réunion de famille, qui, en dépit de sa gravité, s’avère fort réjouissante.



Publié le 13 juin 2017 par Stefan Wandriesse