En seumeillant - Sollazo

En seumeillant - Sollazo ©Bertrand Pichène
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Nouvelles visions de l'Ars Subtilior

L'ensemble Sollazzo tient son nom d'un personnage d'un poème médiéval italien écrit par Simone de' Prodenzani (vers 1351 - vers 1438), il s'agit d'un musicien qui, chaque soir, joue d'un instrument différent. C'est donc tout naturellement que le nouvel enregistrement de cette formation nous donne à écouter un programme de musique du Moyen Age tardif, dans une vision renouvelée mais délicate, enthousiasmante mais précise et toujours pleine de rêves. L'Ensemble Sollazzo a été révélé à nos oreilles lors d'un extraordinaire concert du programme eeemerging 2014 (pendant le Festival d'Ambronay), il a depuis été nommé « ensemble associé du Centre culturel de rencontres d’Ambronay » pour la période 2018-2020. Cet ensemble, créé en 2014 à Bâle, est composé d'anciens élèves de conservatoires européens spécialisés dans l'enseignement de la musique du Moyen Age. Après un premier CD Parle qui veut. Chansons moralisatrices du Moyen Age (Linn Records 2017), voici leur nouvel opus.

L'ensemble est constitué de six musiciens, dont trois chanteurs (deux sopranos et un ténor), deux vièles à archet et une harpe. La direction artistique est assumée par Anna Danilevskaia, à la vielle à archet tout comme sa sœur Sophia (ténor et basse à 5 cordes). Ces deux instrumentistes, sont issues d'une famille de musiciens russes spécialisés dans la musique médiévale et dont le père, luthier, construisait des vièles. L'accord des vièles à archet est particulier car, les quelques accords décrits dans la littérature sont formés de quintes, quartes ou unisson (la tierce est évitée), cette façon d'accorder s'appelle « accord à consonances canoniques ». La musique est certes notée sur le manuscrit, mais l'interprète doit réaliser une grande partie de l'instrumentation, lui laissant une grande liberté. Certains instruments, pour un morceau donné, réalisent une improvisation mais d'autres sont très précisément notés.

La nouvelle génération d'interprètes dans le répertoire de la fin du Moyen Age, avec cette musique délicate et souvent difficile d'accès, est très inventive par rapport à ce que nous ont laissé les grands précurseurs, tel le génial David Munrow (dans les années 70) pour ne citer que lui. Depuis cette époque héroïque de découverte d'instruments et de répertoire, beaucoup d'évolutions ont été proposées, après de multiples expérimentations, toujours soumises à commentaires et discussions plus ou moins enflammées. L'une d'entre elles, et non des moindres, porte sur l'esthétique des voix et en particulier sur la présence et la fréquence du vibrato ou la puissance de celles-ci... En outre, et ce, quel que soit le répertoire vocal abordé, se pose l'éternel problème du choix du « bon accent ». Mais les interprètes conservent beaucoup de possibilités.

Le titre de ce nouvel enregistrement, En Seumeillant, nous invite à visiter, ou revisiter, les rêves et visions, charmantes ou cauchemardesques du Moyen Age, du XIIème au XVème siècle en Catalogne, Italie et France. C'est la période dite de l'Ars Subtilior caractérisée par une grande richesse dans l'écriture et un intense raffinement. L'enregistrement comprend aussi bien des pièces chantées que des moments purement instrumentaux (plages 4 et 8), qui marquent des changements d'atmosphère, tour à tour angoissante, illuminée ou rêveuse, telles les promenades musicales coutumières du Moyen Age tardif européen.

Le chant de la Sybille (anonyme catalan, plage 1), est un chant hallucinant, qui nous introduit immédiatement dans le monde des illuminées ! Le jugement dernier ne doit pas être bien loin, très angoissant mais d'une clarté glaçante avec une interprétation vocale superlative. A l'inverse les plages 7 et 9 (composées par Solage et Johannes Symonis de Haspre au XIVeme et XVème), font référence à la secte des Fumeux, des excentriques (dont le nom évoque probablement des passe-temps que l'on qualifierait aujourd'hui d'illicites) et nous laissent nous aussi dans une extase énigmatique... extraordinairement agréables à écouter (!?). La bella stella (plage 6) avec la harpe envoûtante de Vincent Kibildis, nous guide, nous le rêveur, dans un extraordinaire jardin où le lys blanc se transforme, sous nos yeux en rose blanche. Ce madrigal de Giovanni da Firenze (milieu de XIVème), est un émerveillement total.

Les deux Estampies anonymes du Codex Robertbridge (plages 4 et 8) donnent la parole aux vièles à archets dans des compositions assez virtuoses et lancinantes, dans lesquelles les sœurs Danilevskaia font preuve d'une jubilation contenue. Le harpiste est également particulièrement à son aise dans la première pièce.

Pour conclure, voici un enregistrement qui, si vous n'êtes pas un passionné de la musique du Moyen Age finissant, devrait vous réconcilier définitivement avec ce pan de notre culture musicale. Le programme, la qualité des instrumentistes et chanteurs, la clarté de l'interprétation et surtout la palette expressive d'une grande richesse donnent à entendre un opus de tout premier ordre.



Publié le 29 mai 2018 par Robert Sabatier