Erbame dich - A Nocte Temporis

Erbame dich - A Nocte Temporis ©Senne van der Ven
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Pour qui connaît bien son Bach, Erbarme dich évoque immédiatement l’inoubliable aria de la Passion selon Saint Matthieu où le violon solo et la voix d’alto méditent sur les larmes que Pierre vient de verser lors de son reniement. Rien de tel ici, puisque cette formule pénitentielle du « Prends pitié » renvoie à un choral pour orgue certainement apocryphe éponyme, impressionnant par sa basse martelée lui conférant un caractère oppressant, mais aussi au dernier aria de cet enregistrement, extrait de la cantate BWV 55.

J’avoue d’emblée l’ambivalence de mon attitude face à la première réception de ce cd, partagé entre doutes devant un programme apparemment mosaïque (mêlant extraits de cantates et pièces instrumentales pour flûte et pour orgue) et réelle curiosité pour des interprètes que j’estime infiniment et dont les productions antérieures dans le cadre d’autres ensembles m’ont toujours foncièrement séduit.

Alors, triple récital ou « cantate imaginaire » ? En fait, rien de tout cela. Il s’agit plutôt d’un parcours spirituel finement ciselé dans lequel l’âme traverse tout un ensemble de contrées, tantôt marquées par la jubilation (plages 1 et 8), l’affliction (plages 12 et 17), l’angoisse terrifiante (plage 7) et la méditation, qu’offrent la plupart du temps les pièces instrumentales, notamment celles où Anna Besson nous subjugue et nous élève, là où l’indicible est de rigueur. Voilà qui nous vaut quelques sommets avec l’adagio e piano de la sonate en trio BWV 1039, où l’on retrouve le mystère qu’avait su y conférer Nevermind lors d’un concert auquel j’ai eu le bonheur d’assister. La sarabande de la partita pour flûte seule est d’une évidence rare, de même que l’andante de la sonate en mi mineur, délicatement orné.

Mais bien entendu, cette flûte si présente, dialogue et commente les arias où le timbre solaire, la diction exemplaire, la palette émotionnelle de Reinoud van Mechelen triomphent de toutes les embûches de cette musique si difficile dans laquelle, avec ce tout jeune ensemble A Nocte Temporis, il a décidé de s’aventurer.

Autant dire que les craintes initiales disparaissent rapidement devant tant de maîtrise. La notice, signée de l’éminent Gilles Cantagrel, éclaire chacun des aspects des pièces abordées et souligne « le génie de Bach à exprimer les passions humaines dans toute leur diversité », la voix du ténor se voyant souvent confiée « une double incarnation, celle du pécheur accablé sous le poids de ses fautes, et celle de son espoir de leur rachat ». Quels plus grands contrastes imaginer entre l’aria provenant de la cantate pour la fête de Saint Michel, «Lass O Fürst der Cherubinen », gavotte jubilatoire et l’immense musique digne d’une Passion, « Wo wird in diesem Jammertale », qui déroule pendant plus de dix minutes, ses âpres dissonances, ses longues tenues, ses intervalles torturés ? Reinoud et ses compagnons démontrent toute leur envergure, sachant varier les éclairages et livrer des ambiances propices au recueillement, évitant tout ennui ou lassitude à l’écoute.

Le continuo, de toute beauté, est partagé entre Ronan Kernoa au violoncelle (qu’on aurait aimé voir davantage valorisé, ne serait-ce que par une sarabande des suites BWV 1007-1012, faisant ainsi pendant à celle jouée par Anna Besson) et Benjamin Allard à l’orgue. Ce dernier donne à entendre le merveilleux instrument d’André Silbermann de 1718 que possède l’église Sainte Aurélie de Strasbourg, choix des plus judicieux, puisque le frère de celui-ci, Johann-Gottfried, produisit des instruments fort estimés du Kantor.

Alors, fermez les yeux et imaginez-vous à Leipzig où le flûtiste virtuose Pierre-Gabriel Buffardin (1689-1768), musicien à la cour de Dresde, rendrait visite au Kantor, celui-ci profitant de l’aubaine pour s’offrir, en conviant l’un de ses meilleurs éléments parmi les chanteurs, un florilège de ses plus beaux arias avec flûte obligée. Il tiendrait bien entendu lui-même l’orgue, préludant et improvisant à l’envi quelque choral, le temps que ses amis reprennent souffle, admiratifs de cette musique que lui dictait le Ciel.



Publié le 04 sept. 2017 par Stefan Wandriesse