L'Estro Vivaldiano - Venetian Composers and their mutual Influences

L'Estro Vivaldiano - Venetian Composers and their mutual Influences ©Amaury P. Gallet
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De l’aubaine naît la félicité, pourrions-nous nous exclamer ! Remercions chaleureusement le directeur artistique, Gabriel Grosbard, de nous avoir adressé le premier disque du « nouveau » Mensa Sonara.
Le terme nouveau supporte une acception tout à fait relative puisque l’ensemble Mensa Sonara a été créé en 1989 par Jean Maillet. En 2015, ce dernier en a confié la direction conjointe au violoniste Gabriel Grosbard et à l’organiste Matthieu Boutineau.

Prise en vue plongée par Amaury P. Gallet, une photographie sert de couverture au coffret-livret, dont la qualité esthétique est servie avec élégance. Le verso de la jaquette et la brochure explicative portent finement une reproduction du tableau Il Rio dei Mendicanti (ca. 1723-1724) du peintre vénitien Giovanni Antonio Canal (1697-1768), plus connu sous le nom de Canaletto. Le décor est planté, celui de la Sérénissime. A la lecture du titre de l’album, L’Estro Vivaldiano (L’Inspiration Vivaldienne), nous voguons sur les canaux de Venise et déambulons dans les méandres des ruelles… Le qualificatif de l’intitulé attire irrémédiablement notre pensée vers les œuvres d’Antonio Vivaldi (1678-1741), dit le Prêtre roux. Mais le sous-titre Venetian composers and their mutual influence (Compositeurs vénitiens et leurs influences mutuelles) recentre notre divagation.

Les musiciens de Mensa Sonara réalisent ici un enregistrement d’une qualité absolue tant sur le plan musique/interprétation que sur le soin apporté à la captation sonore. Malgré les différentes couleurs, ils ne s’égarent pas dans le dédale des œuvres enregistrées sur ce disque. Ils révèlent au grand jour des compositeurs de l’époque vénitienne, pour certains inconnus à ce jour…

Le premier compositeur à jaillir des flots se nomme Guiseppe Gentili (1669-1731). Il est musicien à San Marco et à l’Ospedale dei Mendicanti. Son nom restera au sein de la Sérénissime malgré une foisonnante créativité. Le Concerto da Camera Op. 2 No. 11 in D minor (pistes 01 à 04) en constitue le parfait exemple. La douce Sinfonia (p. 01), interprétée adagio, affirme d’entrée de jeu l’excellence des musiciens. Le violon solo de Gabriel Grosbard se pare de ses plus beaux habits. Le damas est d’une délicate finesse. Chaque dessin contrasté se reflète dans le silence du solo ou sur le fond coloré de l’orgue tenu par Matthieu Boutineau. L’organiste est prodigieux. Il scelle une assise stable aux pierres déposées par l’archet du violon solo. Il nous ceint d’une suave étole. Relevons en d’ailleurs la particularité : sortant des canaux habituels baroques, le continuo n’est pas confié à un orgue positif mais bel et bien à un grand orgue aux multiples jeux. D’esthétique nord allemande, il a été conçu en 2010 par la Manufacture Dominique Thomas pour l’église Saint Pierre à Saint-Pierre-d’Albigny (73). Une Allemande (Alemanda, p. 02) permet au violoncelle d’Antoine Touche d’affirmer sa présence. L’instrumentiste tisse ses notes comme le fil d’or rehaussant le damas originel. Lovons-nous dans la douceur sonore. Puis une Courante (Corente, p. 03), de structure irrégulière, apporte matière sur le métier. Allegro, la Gigue (Giga, p. 04) se pare de couleurs suivant les arabesques pyrotechniques de Vivaldi.
Gentili joue encore plus sur les contrastes dans les phrases musicales du Concerto Op. 6 No. 8 in B flat major (p. 05 à 07). La tonalité en Si bémol majeur pigmente les écheveaux de teintes radieuses. Des flots continus de notes de l’Andante (p. 05), jaillit l’exubérance sonore mais en étant canalisée. Prêtant une attentive écoute, nous discernons d’intéressantes asymétries dans le discours aux abords lisses. Les mouvements successifs (Grave, p. 06 et Presto, p.07) bénéficient des mêmes compliments quant à leurs interprétations expressives.
La dernière œuvre, signée de Gentili, est le Concerto Op. 6 No. 6 in A minor (p. 23 à 27). Le concerto révèle une composition libre et dégagée de toute contrainte à la manière du stilo fantastico. Ce style est particulièrement adapté aux instruments. La trame des phrases musicales se tisse dans une soyeuse harmonie, sublimée par de brefs passages contrastés.

Second compositeur mis à l’honneur sur le disque, Giuseppe Torelli (1658-1709) adopte un style musical qui s’inscrit dans la pure tradition baroque. Les aspérités voire les dissonances jalonnent la partition du Concerto in G minor (p. 08 à 11). La pièce est cosignée par Vivaldi, ce qui sème le doute sur la paternité de l’œuvre. La seule certitude concerne la date de publication en 1714 par l’imprimeur-éditeur franco-néerlandais Estienne Roger (ca. 1665-1722). Le bouillonnement musical ravit nos oreilles notamment le court Allegro (staccato, p. 10) où la précision de jeu est excellente. Chaque note a sa place et garde son homogénéité. Un nom qui nous est familier et dont nous apprécions les interventions, se fait entendre. Nul besoin de tendre l’oreille puisque Marie Rouquié tient d’une main de maître son violon. Elle s’immisce avec grâce dans le dialogue musical de l’Allegro (p. 11). L’archet jouit toujours d’une souplesse et d’une précision souveraine. La violoniste garde, en toutes circonstances, une interprétation naturelle. Nous avouons ouvertement notre inclination…
Saluons également la qualité de l’alto de Josèphe Cottet. Malgré un rôle souvent mineur qui lui est accordé dans les pièces, l’alto impose son autorité musicale avec beaucoup d’intelligence. Il communique son enthousiasme, son dynamisme aux quatre instrumentistes.

Les pistes 12 à 14 sont consacrées au compositeur vénitien Tomaso Albinoni (1671-1751), nom plus connu que celui de ses prédécesseurs dans ce disque. La Sinfonia a quattro in A major adopte une fluidité stylistique. L’Allegro (p. 12) se veut brillant. Les différents timbres s’accouplent à la perfection tissant toujours cette étoffe précieuse, canevas de la nouvelle esthétique du style vénitien. L’harmonie repose sur une multitude d’aspérités, de légers sautillements. Les mesures in fine de l’Adagio (p. 13) accueillent une descente chromatique jouée au grand orgue.

Le nom du quatrième compositeur surgit du plus reculé des canaux de la Sérénissime, celui de Johann Friedrich Schreyfogel ( ? – 1750). L’ensemble Mensa Sonara interprète le Concerto per violino in D minor (p. 15 à 17). Les influences du Prêtre roux sont indéniables, notamment par les riches nuances qui dynamisent le discours musical. Le compositeur imprime une intensité infléchie sur une note, sur une phrase ou bien encore sur un passage. L’ensemble les restitue galamment. Le mouvement Spiritoso (p. 15) nous charme grâce à la teneur de son éloquence. L’œuvre de Schreyfogel mériterait bien plus d’égards…

A la lumière de la place San Marco, le nom d’Antonio Vivaldi (1678-1741) se reflète dans les eaux de Grand Canal. Deux pièces participent au miroitement. Composée en 1728, la Sinfonia al Santo Sepolcro in B minorRV169 (p. 18 à 19). L’ouverture de l’Adagio molto (p. 18) est instable sur le plan harmonique. Elle suit un chemin allant de l’unisson filé à l’accord Si mineur. La souffrance du Christ s’exprime au travers des douloureux chromatismes. L’expression dramatique est à son paroxysme. L’Allegro ma poco (p. 19) répond à une forme de composition séquentielle, selon l’exposition « Appel/Réponse ». Un musicien ou un groupe de musiciens lance un appel auquel un ou plusieurs musiciens répondent en imitant la même phrase ou une phrase apparentée. La Sinfonia est l’une des œuvres les plus connues de Vivaldi.
Mensa Sonora nous comble avec le Concerto ripieno in A majorRV 160 (p. 20 à 22), interprété pour la première fois dans sa version originale. Les trois mouvements (Allegro – p. 20, Andante – p. 21 et Allegro – p. 21) se développent dans un langage complexe. Les violons, l’alto, le violoncelle et l’orgue s’engagent pleinement malgré l’absence de parties solistes. Chacun argumente les nombreux effets et concourt à la richesse du discours.

Se dissimulant derrière les masques vénitiens, un intriguant compositeur attire notre attention. Son nom est tout autant mystérieux, Padre Bicajo. La littérature à son sujet est rare, voire inexistante. Il a vécu au XVIIIème siècle et a composé le Concerto per violino e organ in G minor, gravé sur le disque (p. 28 à 30). Si nous ne connaissons rien de cet homme, nous constatons aisément que le concerto porte les influences irréfragables de la main vivaldienne. La structure tripartite (Allegro, Grave, Allegro) rappelle celle usitée par Vivaldi. Les allégories vivaldiennes ne sont guère loin : effets, figures, jeu d’imitation, etc. Le mouvement Grave (p. 29) est magistral. Il allie notes piquées et notes liées voire « fuguées » dans des descentes chromatiques. Il confère un certain dramatisme au concerto. Le jeu de l’orgue, stable, mérite toute notre attention… Le mouvement conclusif, l’Allegro (p. 30) laisse apparaître une texture complexe allégée par le talent des interprètes.

Mensa Sonara consacre la dernière piste du CD au compositeur Marc Antonio Ziani (1653-1715). L’ensemble interprète le mouvement Grave de la Sinfonia del Sepolcro in C major. Le titre nous rappelle celui de Vivaldi, précité. Le ton est sombre, empli de solennité. Les motifs répondent à une forme structurée par le style vénitien.

Les musiciens de Mensa Sonara usent d’une palette de nuances multicolores, aussi riches les unes que les autres. Ils développent et argumentent avec précision le discours musical. Le dynamisme qui en découle soutient notre intérêt indéfectible. Nous devinons une écoute mutuelle, ce qui traduit homogénéité et parfait équilibre.
Portons avec honneur ces soyeuses étoffes, tissées avec des fils précieux du fait de leur rareté…



Publié le 24 mai 2018 par Jean-Stéphane SOURD DURAND