Les fêtes d'Hébé - Rameau

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La Poésie, la Musique et la Danse au service de l'Amour

Les Fêtes d'Hébé ou Les Talens Lyriques, opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) en un prologue et trois entrées, fut créé le 21 mai 1739 à l'Académie Royale de Musique. Le livret fut écrit initialement par deux amateurs passionnés de musique, Louise-Angélique Naudin et Antoine-César Gaultier de Montdorge (1701-1768), puis révisé par l'abbé Simon-Joseph Pellegrin (1663-1745). La date de 1739 correspond à la fin d'une première période d'intense activité créatrice pour Rameau dans les domaines de l'opéra et du ballet : Les fêtes d'Hébé constituent en effet le dernier né d'une série de chefs-d’œuvre, parmi lesquels : Hyppolyte et Aricie (1733), Les Indes galantes (1735), Castor et Pollux (1737) et Dardanus (1739).

Cet opéra-ballet fut accueilli favorablement par le public. On critiqua cependant la seconde Entrée, La Musique. C'est pourquoi Rameau composa, sur un texte de l'abbé Pellegrin, une deuxième mouture de cette entrée durant le mois de juin 1739 ; l'œuvre révisée connut alors un succès éclatant. Cette dernière se maintint à l'affiche jusqu'en janvier 1740, totalisant 70 représentations. Elle fut reprise en 1747, 1756, 1757 puis à partir de 1764 avec de nombreuses modifications. Sa dernière apparition sur scène eut lieu en 1777.

L'opéra présenté dans cet enregistrement contient la version remaniée en juin 1739 de l'entrée II, La Musique. Afin qu'aucune note de Rameau ne fût perdue, la version originale de l'entrée II a été donnée en supplément à la suite de l'opéra et avec une distribution différente, ce qui en rehausse l'intérêt. J'eusse personnellement préféré que le prologue et les trois entrées se succédassent dans l'ordre qui était celui de la première représentation, de manière à ce que la première mouture de l'entrée II précédât l'entrée III comme Rameau l'avait prévu dans le premier jet de son inspiration. Le présent enregistrement a été réalisé avec la partition restituée par Pascal Denéchaud d'après le matériel d'orchestre aujourd'hui conservé à la Bibliothèque-musée de l'Opéra de Paris.

Dans le Prologue, Hébé, la déesse de la jeunesse et des plaisirs, fatiguée de la vie qu'elle mène dans l'Olympe, décide de s'associer aux bonheurs terrestres des humains. Les trois Entrées se déroulent ensuite selon un schéma identique : les amours de Sapho pour Alcée, d'Iphise pour Tirtée, d'Eglé pour Mercure sont contrariés ou bien inavoués mais les Talens lyriques, respectivement La Poésie, la Musique et la Danse, interviennent pour réunir les amants et rétablir la paix des cœurs.

Evidemment les danses orchestrales tiennent une place importante mais l'essentiel de la musique est quand même chanté. Les meilleurs interprètes du moment, Marie Fel, Julie Eeremans, Pierre Jéliote et la danseuse Marie Sallé (1709-1756) furent mis à contribution lors de sa création. L'œuvre compte de très beaux récitatifs accompagnés et beaucoup d'airs. Ces derniers, généralement très courts, revêtent des formes souvent très libres. Parmi eux se distinguent une demi-douzaine de grands airs de forme tripartite, bourrés de vocalises et influencés par l'Italie. Une ambiance élégante, galante et hédoniste bien typique du règne de Louis XV mais non dépourvue de profondeur, règne dans toute l'œuvre. Au plan harmonique, la musique de Rameau se distingue de celle de ses prédécesseurs et contemporains par des audaces harmoniques et des dissonances piquantes.

Au Prologue, les deux airs d'Hébé, Accourez, riante jeunesse et Vole Zéphire, Hébé t'appelle, de forme tripartite, sont agrémentés de brillantes vocalises dans lesquelles excelle Chantal Santon-Jeffery. Mais le sommet du prologue est la magnifique scène, Volons sur les bords de la Seine, pleine de poésie avec une superbe strophe d'Hébé, le duo d'Hébé et de l'Amour (Marie Perbost) et un admirable chœur reprenant les paroles du début.

La première Entrée, La Poésie, regorge de beautés diverses : orchestrales avec le Tambourin pour les Mariniers et Marinières aux sauvages contretemps assénés par les timbales, mais surtout vocales : la Naïade (Olivia Doray) chante d'une superbe voix, Mortels que le plaisir amène, un air très expressif. Le Ruisseau (Philippe Estèphe) intervient avec autorité : Fuis, fuis, porte ailleurs tes fureurs, un des airs les plus développés de la partition, de coupe ABA', avec d'étincelantes vocalises. Le sommet de l'acte est le brillant duo de Hymas (Philippe Estèphe) et Alcée (David Witczak), Chantez Sapho, chantez sa gloire, repris ensuite par le chœur dans une puissante et brillante péroraison. L'acte se termine sur un chœur splendide, Dieu charmant, dieu qui nous blesse, sublimé par un magnifique contrechant dans le suraigu de Sapho (Chantal Santon-Jeffery).

La deuxième Entrée, La Musique (version 2), est, à mon humble avis, le sommet de l'ouvrage au plan dramatique. Tout serait à citer dans cet acte très concentré où n'interviennent que deux personnages, Iphise et Tyrtée. L'air d'Iphise (Olivia Doray), Dieux qui me condamnez, est précédé d'un magnifique prélude orchestral. L'air est très intense et rehaussé par un admirable contrechant de la flûte. On a les larmes aux yeux devant tant de beauté. La scène 3 a un caractère presque berliozien, elle débute par un pathétique récitatif accompagné de Tyrtée (Philippe Estèphe), Célébrons ces héros d'éternelle mémoire, suivie par l'intervention puissante du chœur, Eveille-toi, vole à la gloire. Sur les mots Marchons, commandez-nous, les voix solistes, le chœur des Lacédémoniens et des Lacédémoniennes et l'orchestre se conjuguent d'une manière audacieuse pour culminer sur les mots Aux armes, acmé de la scène ! Après un air d'une noble grandeur d'Iphise avec chœur de femmes, Dieu tout puissant, la scène 6 s'achève avec l'air triomphal de Tyrtée avec chœurs, Eclatantes trompettes, annoncez la victoire, dans la lignée de scènes analogues célébrant les victoires du roi Louis XIV écrites par Jean-Baptiste Lully (1632-1787) ou Marc-Antoine Charpentier (1637-1707). A noter que l'acte se termine par une suite de danses inspirées dont une grande chaconne subtilement orchestrée alternant les modes mineurs et majeurs. Cette Entrée, La Musique, assez différente du reste de l'opéra-ballet, a été représentée seule comme une œuvre à part entière, à la cour à partir de 1764 et à l'Opéra de 1770 à 1777.

Lors de l'Entrée III, Mercure (Reinoud van Mechelen) et Eurilas (David Witczak) se disputent les faveurs de la belle Eglé (Marie Perbost) au cours de récitatifs, airs et duos très agréables et inspirés. Cette ambiance hédoniste et galante culmine avec le duo d'amour entre Mercure et Eglé, Non, non, je n'aimerai que vous, et surtout dans la scène suivante où les trois protagonistes sont rejoints par une bergère (Chantal Santon-Jeffery) et un joueur de musette (Clément Lefèvre). La bergère accompagnée par la musette chante une jolie chanson, L'Amour règne en ces bois, repris par un très beau chœur, une scène merveilleusement poétique et pastorale. L'air de Mercure, L'objet qui règne dans mon âme, de structure AA1BA'A'1, bourré de vocalises acrobatiques et typique de l'aria da capo pratiqué en Italie, conclut en beauté la partie vocale de l'œuvre. Enfin, last not least, l'opéra-ballet s'achève par le célébrissime Tambourin en rondeau tiré du Second livre pour clavecin que tout le monde a fredonné au moins une fois dans sa vie.

L'Entrée II (première version) qui vient clore l'enregistrement n'a pas la puissance expressive de la seconde version et s'intègre plus facilement dans l'œuvre, comme l'avait prévu d'ailleurs Rameau. Quelques morceaux sont communs aux deux versions ; c'est le cas de l'air avec chœur Eclatantes trompettes, ainsi que la fameuse chaconne.

La fine fleur du chant français a été convoquée à ces fêtes galantes. Les femmes y jouent un rôle de premier plan. Chantal Santon-Jeffery, soprano, endosse les rôles d'Hébé, Sapho, une Lacédemonienne et une Bergère. Le rôle d'Hébé est virtuose et la soprano nous ravit par ses vocalises et son agilité, ceux de Sapho et de la Bergère sont plus calmes et permettent à la voix de se déployer et d'émouvoir. Si on ajoute à ce qui précède l'éclat d'un timbre de voix très brillant, on peut qualifier cette prestation de lumineuse et totalement aboutie. Dans le rôle de l'Amour et d'Eglé, Marie Perbost, soprano, a fait valoir une voix délicieuse, alliant innocence et sensualité, totalement en phase avec le sujet traité. Olivia Doray, soprano (une Naïade, Iphise, deuxième version) m'a impressionné par son chant d'une grande noblesse, un timbre velouté et une diction superlative, notamment dans son magnifique Dieux qui me condamnez. Judith van Wanroij (Iphise, première version) donne une lecture très différente de cette deuxième entrée ; rompue aux subtilités du chant français, sa proposition est pleine de saveur et de charme notamment dans l'air superbe, Pour rendre à mon hymen tout l'Olympe propice, qui ne figure pas dans la deuxième version de l'entrée II.

Chez les hommes, les voix graves sont à la fête. J'ai été subjugué par Philippe Estèphe, baryton-basse (Hymas, Tyrtée, deuxième version), par l'étendu de sa tessiture, la noblesse de son chant, la beauté du timbre et la puissance de la projection. Il a toutes les qualités et l'absence de son nom sur la couverture du coffret est étonnante. David Witczak (Alcée, Eurilas, Tyrtée, première version), baryton, donne au personnage de Tyrtée beaucoup de personnalité et de vigueur ; très puissant dans le medium et l'aigu, il incarne parfaitement le guerrier plein de fougue et de courage qu'est Tyrtée. Reinoud van Mechelen (Momus, un Ruisseau, Mercure), ténor, enchante par sa voix à la fois douce et nerveuse, en particulier dans l'air avec hautbois et basson obligés, Tu veux avoir la préférence. Parfaitement qualifié pour incarner le dieu Mercure, il chante les airs les plus virtuoses de la partition et notamment celui de l'entrée III, L'objet qui règne sur mon âme, qui clôt le ballet, un éblouissant air à l'italienne où font merveille le vif-argent de ses vocalises et de ses mélismes. Lóránt Najbauer, baryton sur scène et basse dans le chœur, prête sa belle voix grave à l'Oracle et au Fleuve. Enfin Mathias Vidal met son immense talent au service du petit rôle de Lycurgue (quelques répliques de récitatif et une participation à trois courts trios en compagnie de Mercure et Tyrtée).

C'est un régal d'écouter le Purcell Choir qui dispose d'un pupitre de femmes sensationnel : l'intonation est parfaite et le son retentit avec la pureté de l'eau de roche. Les hommes ne sont toutefois pas en reste, avec un pupitre magnifique de hautes-contre, des tailles expressives et des basses nerveuses.

L'orchestre a ici un rôle de premier plan tant dans les danses que dans les parties chantées. C'est un orchestre fourni qui intervient dans les tutti avec cors et trompettes naturels de belle sonorité, ainsi que des timbales fort empressées. Le tambour de basque et la petite flûte agrémente les passages les plus pittoresques. Les cordes sont suaves dans les danses lentes et nerveuses dans les ritournelles orchestrales. Les trois flûtistes interviennent de façon admirable dans les airs les plus expressifs de la partition comme ces deux airs d'Iphise ouvrant l'Entrée II. Les hautbois, les bassons et la musette sont également pourvus de beaux solos et Pier Luigi Fabretti (premier hautbois à l'orchestre) donne joliment la réplique à Mercure dans l'air irrésistible, Tu veux avoir la préférence au début de l'entrée III. György Vashegyi s'est, une fois de plus, magnifiquement investi dans le projet ambitieux d'enregistrer des opéras français du 18ème siècle méconnus, comme la rare tragédie lyrique Hypermnestre de Charles-Hubert Gervais (1671-1744) – voir notre chronique. L'opéra-ballet Les fêtes d'Hébé constitue un joyau de ce parcours. Avec en prime une notice particulièrement bien rédigée, complète et informative, le plaisir de l'écoute est complet.

Un casting de rêve, un orchestre étincelant, des chœurs électrisants magnifient un chef-d’œuvre contemporain des débuts dans l'exercice du pouvoir de Louis le Bien-Aimé (1715-1774).



Publié le 10 sept. 2022 par Pierre Benveniste