Flórez - Mozart

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Le mot et la chose

Juan Diego Flórez aura donc dépassé la quarantaine – en ayant imposé sur toutes les scènes du monde une stature de ténor belcantiste hors pair – pour s'attaquer à Mozart, présentement au récital, bientôt à la scène dans Don Giovanni. Il a enregistré voici déjà près de vingt ans le petit rôle de Marzio dans Mitridate, chanté quelques airs célèbres en concert... mais ainsi qu'il s'en explique, Bellini, Donizetti, par-dessus tout Rossini chez qui il a peu de rivaux, ont toujours eu au théâtre ou au disque la préséance sur le Salzbourgeois. Étonnamment, leur rencontre se produit au moment où la carrière du Péruvien s'oriente, sur les planches du moins, vers les rôles romantiques français, plus longs, plus tendus : l'an passé Roméo à Vienne et Werther (splendide !) à Paris, le mois prochain Hoffmann à Monte-Carlo.

De quoi intriguer, même si le glamour de l'inévitable trailer nous apprend que Flórez a découvert, et sitôt adoré, la musique classique avec Mozart et sa Zauberflöte. Reste à établir qu'une technique et un tempérament de ténor rossinien peuvent non seulement séduire, mais encore convaincre comme mozartien. Si l'on peut ranger beaucoup de ces emplois sous le vocable assez lâche de tenore di grazia, les exigences diffèrent ! Le premier se collette souvent à des rôles aigus voire suraigus avec des vocalises périlleuses et possibles contre-notes en embuscade, alors que le second, plus central, charme davantage l'oreille et le cœur par la morbidezza (moelleux) et le lyrisme éperdu. Peu, du reste, ont excellé dans chaque répertoire – Rockwell Blake ou Francisco Araiza notamment, pour s'en tenir à un passé récent.

Les pages choisies peuvent à leur tour se classer en deux catégories. Belmonte, Don Ottavio, le premier Titus, Ferrando et Tamino répondent au schéma languide ci-dessus, alors qu'Alessandro (Il re pastore) et Idomeneo font assaut de vocalité au forceps ; le héros de Misero ! o sogno appartient, si l'on veut, aux deux. L'Idomeneo liminaire est ébouriffant. En version longue, le redoutable Fuor del mar – couronné d'un contre-ré ! – prodigue sur le verbe minacciar (menacer) d'entêtantes et endurantes vocalises dignes de Vargas ou de Croft, au surplus le mordant de l'émission, alla Rossini, en accentue les effrois de fauve blessé. Dans la courte aria di paragone du rare Re pastore, écueils comparables, semblables envoûtements : aux saillies virtuoses parfaitement maîtrisées, ce timbre chaud, latin, obsédant, ajoute décidément quelque chose de très capiteux.

D'autres délices se lovent dans les suaves épanchements des caractères plus tardifs, ceux des pièces de Da Ponte ou des Singspiele allemands. En ce domaine règne sans contestation, et depuis longtemps, l'aréopage des gosiers les plus châtiés ayant pour nom Dermota, Simoneau, Réti, Burrows... Il serait a priori surprenant qu'un Sud-Américain hors du sérail parvienne à pénétrer ce club extrêmement fermé. À notre sens pourtant, celui-ci y parvient haut la main. Ces airs ne recèlent pas précisément de difficulté technique insurmontable, ils ne s'aventurent ni dans les graves profonds, ni dans les aigus haut perchés. Leur incomparable beauté tient plutôt à leur veine mélodique suprême, à leur délicat affect amoroso et à leur capacité à faire travailler d'arrache-pied le legato et le souffle.

Celui de Flórez est inextinguible, c'est là tout le bénéfice de deux décennies au zénith du bel canto romantique ! Le modelé hardi et vigoureux de sa ligne, porté sur l'action tout autant que la rêverie, puise à l'évidence dans la pratique de ses Bellini, particulièrement Sonnambula et Puritani. Le plus bel exemple en est Il mio tesoro, d'un Ottavio non seulement racé, comme tant d'autres l'ont été, mais encore véhément, osons le mot : viril. Pour la première fois peut-être nous y entendons ce que livret nous dit, la plainte d'un aristocrate outragé impatient d'en découdre, en lieu et place des pleurnicheries d'un niais velléitaire. Il suffit finalement au chanteur de suivre le sens du texte pour offrir à la reprise, sur A vendicar io vado (« je vais me venger »), une sidérante fioriture de fin bretteur, par laquelle – enfin – la chose rejoint le mot.

Telle virilité se retrouve partout ailleurs, c'est un marqueur de Mozart selon Flórez. Moins de spasmes sans doute dans le magnifique Dalla sua pace, mais point de mollesse non plus, tandis que le Ferrando ardent d'Un'aura amorosa ne nous parle certes pas que d'amour désincarné. Même constat pour le Titus de Se all'impero, un empereur respecté dont la clémence n'altère en rien la détermination et l'autorité ; idem pour Tamino, Belmonte – et pour le captif de Misero ! o sogno. En ce dernier joyau qu'admirer le plus ? La parfaite mise en place d'un récitatif richissime de galbe, d'intonation, de nuances dynamiques ? Le noble désespoir de la brève invocation à l'aimée ? Ou la course à l'abîme finale, toute de mâle révolte ?

Ces épatantes (re)lectures de latin lover, brillamment confirmées le 12 novembre dernier au Théâtre des Champs-Élysées avec l'excellent Joshua Weilerstein et son Orchestre de Lausanne, inscrivent sans contredit Juan Diego Flórez dans la légende dorée de Mozart. S'il nous faut faire part de réserves, la plupart sont vénielles : la prononciation de l'allemand demeure légèrement exotique, et surtout la durée totale du CD (cinquante-deux minutes) est ô combien frustrante... d'autant que le rôle-titre de Mitridate, si idéalement taillé pour notre artiste, manque cruellement à son tour d'horizon. Cependant, la fâcherie véritable ne vient pas du ténor, mais de la phalange et de son chef.

Démiurge reconnu du violon baroque, Riccardo Minasi s'essaie depuis plusieurs années à la direction, avec moins de bonheur, pour l'expérience que nous en avons. La malchance veut que La Scintilla de Zurich ne brille pas plus par un haut niveau constant. Dans la veine des anthologies que le marketing impose depuis des lustres aux majors du disque, le soliste est invité à dérouler ses prouesses sur une toile de fond passe-partout : ici vents anecdotiques, cordes rêches, monotonie de rigueur. Ce qui serait à peine acceptable dans le cas de Bellini ne l'est plus du tout dans celui de Mozart, dont l'orchestre toujours superlatif ne pardonne aucun juste milieu. Le concert parisien précité – bien que sur instruments modernes – n'était pas à l'avantage de cet enregistrement.

Au discophile de savoir passer outre cette scorie, afin de ne rien perdre d'un festival à disposer d'emblée sur le premier rayon.



Publié le 08 déc. 2017 par Jacques Duffourg-Müller