Folies d’Espagne - Marin Marais

Folies d’Espagne - Marin Marais ©
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Dans l’intimité de Marin Marais

Voilà un enregistrement qui assurément fera date dans une discographie « maraisienne », qui s’enrichit d’année en année, ce dont nous ne saurions trop nous réjouir. À la suite des inoubliables albums de Jordi Savall sont apparus de multiples florilèges, puisant dans l’œuvre gigantesque (plus de 600 pièces !) légué à la postérité par le maître absolu de la viole de gambe.

Jay Bernfeld, merveilleux gambiste a bien fait d’appeler son ensemble Fuoco E cenere, tant la correspondance entre ce nom et le répertoire abordé ici semble complète. Reprendre cette image du « feu et des cendres » peut certes sembler facile, par les analogies que ne manqueront pas de susciter les pièces vives ou recueillies, issues de trois livres, respectivement de 1701 (IIe Livre), 1711 (IIIe Livre) et 1725 (Ve livre).

Mais le programme adopté nous invite avant tout à pénétrer dans l’intimité du foyer de Marin Marais, grâce au compagnonnage de longue date qu’a établi Jay Bernfeld avec ce musicien, considéré comme un ami et confident. C’est ce qui explique sans doute une transmission aussi directe que sensible de sa musique, extraordinairement vivante, à quelque trois siècles de distance.

Le son est d’une très grande générosité. La palette sonore envisage une multiplicité de couleurs, servie par une équipe de très haut vol : Bertrand Cuiller au clavecin, Ronald Martin Alonso à la viole et André Henrich au théorbe offrent un continuo riche, capiteux, inventif et constamment diversifié, en fonction du caractère de chaque pièce où même des diverses émotions propres aux différents couplets des rondeaux par exemple.

La Suite en ré majeur, tirée du IIIe livre est flamboyante. D’emblée, le prélude établit une atmosphère de noblesse et une amplitude de souffle qui ne se démentira pas jusqu’à la brillante chaconne. Mais ce serait sans compter sur la manière dont nos musiciens savent nous tenir en haleine et relancer l’intérêt au-delà de ce qui semblait constituer en soi un point culminant. Ainsi le Charivary final, dévastateur, digne de la fameuse tempête d’Alcyone ou du tremblement de terre de Sémélé s’élance dans un cataclysme époustouflant qui semble bien excéder le joyeux tintamarre de jadis consacré aux jeunes mariés, supposé par le titre.

Cette incandescence se retrouve naturellement dans les fameux Couplets de Folies d’Espagne qui juxtaposent au travers de leurs 32 épisodes, toute une série de portraits finement caractérisés : gravité du premier, profondeur et mystère du 11e (mon préféré), tourbillon du 18e, balancement du 22e, caresse du 29e, frénésie des 31e et 32e conclusifs.

Mais si le brillant et la virtuosité sont parfaitement maîtrisés, d’autres aspects essentiels de ce splendide album doivent être soulignés. La danse s’y trouve, elle aussi, servie avec bonheur. La gigue La Pagode, dans la Suite en sol mineur, virevolte. La sarabande de la Suite en ré majeur attendrit, tant la sensualité de son de Jay Bernfeld et de ses amis trouve ici matière à s’exprimer ouvertement. La chaconne en sol majeur du Ve livre fait, semble-t-il figure de passage obligé : on la trouve dans de nombreux récitals (Watillon, Joubert-Caillet, Cheatham…). Cela n’est guère étonnant, tant cette pièce lumineuse et pleine de sérénité vous donne envie d’y revenir sans cesse. Nos musiciens savent ici lui donner un allant irrésistible.

Face à cette joie, une insondable tristesse sait nous toucher au plus profond de nous-mêmes. La terrible perte d’un fils imprègne en profondeur l’hommage que Marin Marais rend à son Sylvain Marais, disparu vers 1725. À côté des Tombeaux dédiés à ses maîtres, Sainte-Colombe et Lully, non dénués de spectaculaire, notre musicien confie sa douleur, dans celui qu’il dédie à « son cadet ». C’est sans doute le sommet émotionnel de cet enregistrement, le rondeau du Tombeau réitérant sa plainte à plusieurs reprises avec un accablement croissant, que rien ne semble pouvoir consoler. Lors du dernier couplet, quelques accords incisifs laissent imaginer les Parques s’emparer de ce destin, nous saisissant par la même occasion au moment où nous nous y attendons le moins, dans cette page absolument hypnotique.

Voilà donc un magnifique ouvrage, à placer au sommet du Parnasse, aux-côtés de celui laissé par la regrettée Sophie Watillon (chez Alpha). Au-delà de la pure réussite musicale, cet enregistrement revêt de surcroît une dimension quasi philosophique : aux temps heureux de la vie (Suite en ré majeur) succèdent vicissitudes et deuil (Suite en sol mineur), quand les Folies d’Espagne, par leur caractère cyclique, invitent à méditer sur l’inexorabilité du temps qui passe.



Publié le 27 oct. 2017 par Stefan Wandriesse