Handel in rome 1707 & Sacred Music

Handel in rome 1707 & Sacred Music ©Ensemble Ghislieri Choir & Consort - Bertrand Pichene
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Notre démarche peut paraître quelque peu singulière: d’exhumer de notre mémoire collective, un moment furtif où l’esprit s’éclaire grâce à la noble et somptueuse prestation de quelques artistes sur la scène messine.

En février dernier, lors d’une soirée, l’Arsenal de Metz (57) avait convié l’ensemble Ghislieri Choir & Consort aux fins honorables de servir la musique sacrée du XVIIIème siècle avec deux œuvres d’anthologie, le Dixit Dominus d’Handel et le Beatus vir de Jommelli. Leur seul point commun, la ville où ils ont été créés Rome.
Le public était unanime à reconnaître la riche intensité et l’exceptionnelle beauté de la représentation à laquelle il avait eu le privilège d’assister.

N’était-ce qu’un rêve ? Une illusion sonore appartenant déjà au passé ? Non, nous ne devions pas laisser sombrer à jamais ces sons dans le labyrinthe de notre mémoire.
Relions-nous à l’Avis d’une mère à sa fille (1728) d’Anne-Thérèse de Marguenat de Courcelles (1647-1733), usuellement dénommée la marquise de Lambert. «Ornez votre mémoire de choses précieuses, pensez que vous faites la provision de votre vie

C’est chose faite en se procurant deux enregistrements, Handel in Rome et Sacred Music, réalisés par le Ghislieri Choir & Consort.
Ces enregistrements contiennent chacun une partie du programme du concert donné à l’Arsenal. Bien que notre étude se consacre majoritairement aux deux œuvres citées ci-dessus, les autres pièces gravées ne seront pas ignorées pour autant et feront l’objet de commentaires cependant plus succincts.Giulio Prandi et son ensemble fondé en 2003, s’investissent pleinement dans la musique sacrée italienne du XVIIIème siècle en projetant dans la lumière des ouvrages rares ou inédits. Cette redécouverte du répertoire sacré s’appuie sur le minutieux travail « orchestré » par le chef lui-même, entouré de ses musiciens et de musicologues.

La première œuvre à retenir notre attention n’est autre que « LE » Dixit DominusHWV 232 en sol mineur de George Frideric Handel (1685-1759), inclus dans le premier enregistrement Handel In Rome.


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© Daniela Boccadoro

Les raisons pour lesquelles Handel a composé cette pièce chorale, demeurent incertaines. Plusieurs hypothèses sont émises, mais ne feront l’objet d’aucun commentaire dans notre étude.
Lors de sa composition en avril 1707 à Rome, Handel n’est âgé que de 22 ans. Malgré sa jeunesse, il affirme son don de compositeur en s’inscrivant dans les canons de l’Italianità, tendance chez les artistes étrangers, d’imiter les modèles culturels, musicaux, …, italiens.
Handel développe en neuf mouvements le texte du Psaume 110, psaume royal attribué à David et appelé en latin Dixit Dominus. Le contenu « jubilatoire » de la parole de l’Eternel s’exprime entre chœurs et arias pour solistes.
Le mouvement introductif (piste 12) oppose un chœur faisant face aux interventions vaillantes de solistes. Nous notons de suite deux points forts, l’excellente diction et l’éloquente expressivité des choristes. Ils développent une foisonnante énergie pour faire vivre ce texte. Les solistes, quant à eux, Caterina Iora (soprane I), Marta Fumagalli (alto) et Xavier Hethrington (ténor) souligent avec ferveur le contenu émotionnel notamment sur le Sede a dextris meisAssieds-toi à ma droite. Chacun, à tour de « chant », déploie une belle énergie vocale et se lance dans une ornementation riche. Soulignons également les incipit (premiers mots ou notes d’un phrase vocale et/ou instrumentale) Donec ponamJusqu’à ce que, de plein chant tenus sur des valeurs longues.
Suivant cette tumultueuse entrée, deux mouvements plus mélodiques s’immiscent dans le dialogue musical. Marta Fumagalli entonne un somptueux Virgam virtutis tuæ emittet Dominus ex SionLe Seigneur enverra le sceptre de ta puissance depuis Sion en si bémol majeur (p. 13), aux vigoureux accents appuyés sur le continuo de l’orgue (Maria Cecilia Farina) et du violoncelle (Jorge Alberto Guerrero). Sa voix ronde et chaude sert le texte avec volupté. Les aigus lancés ne « plafonnent » pas, une belle performance pour une alto. L’aria Tecum principiumQu’avec toi soit le pouvoir, le jour de ta puissance (p. 14), accompagné des violons, offre à la soprano écossaise Rachel Redmond une sublime performance. Les violons soulignent la sensualité de sa voix. La soprane se lance sans retenue dans de fines vocalises où triolets contemplatifs, crescendos, tenues de notes s’enchaînent sans dénaturer le texte. L’expressivité est incessante et accentue la magie de cette musique.
Le chœur fait de nouveau entendre sa puissance avec le quatrième mouvement Juravit DominusLe seigneur l’a juré (p. 15). Tantôt crié, tantôt « retenu », le texte vient se frotter aux dissonances marquant une légère cessure dans le discours harmonique. Est-ce l’expression de la puissance de Dieu ?
Quant au cinquième mouvement, Tu es sacerdos in æternumTu es prêtre pour l’éternité (p. 16), il entraîne le chœur dans un contrepoint où se superposent les lignes mélodiques. Les différents pupitres se chevauchent dans une parfaite homogéniété vocale. La ligne musicale est ascendante apportant une certaine vitalité grâce à l’écriture en doubles croches des voix solistes.
La forme « chœur et interventions de solistes » est de nouveau reprise dans les deux mouvements suivants. Le Dominus a dextrisLe Seigneur est à ta droite (p. 17) soumet une nouvelle voix soliste aux côtés de celles-déjà précitées. La basse Renato Dolcini engendre des graves charnels et agiles sur le confregit. Il ne « brise » aucunement le rythme effréné conduit par les musiciens et les trois autres chanteurs aux entrées fuguées. Le septième mouvement, Judicabit in nationibusIl jugera les nations (p. 18) dévoile l’implacable Jugement dernier selon un schéma répétitif et « angoissant ». Le Chœur scande Conquassabit capita in terra multorumIl fracassera les têtes d’une multitude sur la terre. Le terme «conquassabit» résonne comme les coups de marteau s’abattant sur l’enclume des Enfers.
Afin d’apaiser le peuple fidèle ou impie, face à cette « impitoyable violence », le huitième mouvement De torrente in via bibetA l’eau du torrent sur le chemin il boira (p. 19) épouse la forme d’une pastorale aux couleurs bucoliques. Mara Corazza (soprane I) et Karin Selva (soprane II) forment un magnifique duo soutenu par la riche harmonie des cordes. Les voix se marient à la perfection, aucune ne dénote ou ne prend le dessus. Le paradis a-t-il cette douceur ?
L’ultime mouvement, le Gloria Patri en sol mineur (p. 20), apparaît comme le sommet de cette œuvre avec un mélisme bien présent (répartition d’une durée musicale longue en un groupe de notes de valeur brève, « Gloria Patri »). Le chœur incarne la Trinité avec brio et se lance dans un et in sæcula, sæcularumpour les siècles des siècles, fugué. Le conclusif Amen nous libère et nous livre à l’éternité !

Les deux autres pièces présentes sur ce disque adoptent la forme de la cantate, composition profane à une ou plusieurs voix avec accompagnement. La première cantate Donna, che in cielHWV 233 (p. 01 à 09) est une action de grâce à la Vierge Marie pour son intercession dans le tremblement de terre qui a dévasté le centre de l’Italie en 1703. Elle s’articule autour d’une introduction purement musicale suivie de quatre récitatifs entre lesquels s’intercalent quatre arias.
Qui pouvait mieux servir la Vierge Marie que la soprane espagnole Maria Espada ? Le timbre frais, léger voire aérien, elle fait montre d’une époustouflante virtuosité dans les récitatifs et les airs notamment dans Tu sei la bella serena stellaTu es la belle étoile sereine (p. 05). Les vocalises soyeuses de sa voix de colorature reçoivent pour doux reflets les broderies du clavecin et des violoncelles. Les lumières divines transfigurent sa déclamation. Pendant presque trente minutes, la soprane porte à « bout de voix » cette action de grâce. Elle approche la cantate comme une tragédie lyrique, aspect qui n’est pas pour déplaire…
Nous l’accompagnons humblement par notre écoute recueillie, dans cette prière adressée à la Sainte Vierge.
Quant à la seconde cantate, Ah che troppo inegualiHWV 230 (p. 10 & 11), elle est composée d’un court récitatif et d’une aria pour soprano, cordes et continuo.
Maria Espada dispose incontestablement des qualités vocales donnant un sens interprétatif à ces cantates. Elle oscille entre éloquence contenue et ferveur intérieure, ce qui met en lumière sa grande sensibilité. Une belle découverte vocale !



La seconde œuvre Beatus vir de Niccolò Jommelli (1714-1774), peut-être moins connue que le Dixit Dominus du Cher Saxon, mérite également une approche approfondie. A cet effet, il faut « s’atteler » à son écoute… Ce psaume est contenu dans l’enregistrement Sacred Music, toujours placé sous la baguette de Giulio Prandi à la tête de son ensemble Ghislieri Choir & Consort.


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© Akòmi

Ce second disque permet de découvrir une autre facette du célèbre compositeur d’opéras, Niccolò Jommelli, celle d’un brillantissime « créateur » de musique sacrée.
Le terme « brillantissime » ne souffre d’aucune exagération. Avec Alessandro Scarlatti, Arcangelo Corelli et G. F. Handel, Jommelli est membre de la célèbre et prestigieuse Accademia dell’Arcadia fondée à Rome le 5 octobre 1690. Bien que presqu’oublié de nos jours, il jouissait lors de son vivant d’une certaine notoriété allant même jusqu’ à ce que le jeune Wolfgang Amadeus Mozart s’inspire de ses opéras pour composer les siens.

Parmi les dizaines de pièces liturgiques, le psaume Beatus vir, interprété à l’Arsenal et gravé sur le présent disque, nous captive de par sa virtuosité, sa fougue, ses passages intenses. Nous nous sentons comme transportés vers les Cieux…
Composé en 1751, probablement pour les fêtes de l’église germanique de Rome, la Chiesa Santa Maria dell’anima (Sainte Marie de l’âme), en la majeur sur le texte latin du Psaume 111, le psaume se pare de riches mouvements. L’ouverture est codifiée selon un schéma pouvant apparaître comme complexe unissant divers motifs vocaux à de sublimes crescendos instrumentaux. Puis s’ensuivent des motifs mélodiques ou rythmiques répétés obstinément à la basse, définis sous le terme ostinato. Jommelli se livre à un travail d’alchimiste. Il dose avec une minutieuse précision les interventions du grand chœur s’exprimant dans de puissantes harmonies en y ajoutant quelques gouttes d’absolu, les arias.
Cette tonalité majeure affecte au psaume un aspect jubilatoire ayant pour dessein de l’élévation vers Dieu. Le Beatus vir s’inscrit pleinement dans l’esthétique musicale européenne du milieu du XVIIIe siècle.
L’introduction musicale du psaume (p. 09) est d’une rare élégance parée d’une haletante vivacité rinforzando (augmentation de la sonorité). Les attaques, les coups d’archets sont francs, nets ne laissant aucune place à l’hésitation. Lors de ces premières mesures, l’orchestre guide la soprane à « prendre » la couleur. Suspendue à leurs indications, Francesca Boncompagni lance enfin le premier Beatus vir, qui timet DominumHeureux l’homme, qui craint le Seigneur. Sa voix, à la prodigieuse agilité, lui permet toute sorte de voltiges périlleuses : sauts d’octave sans accroche, vocalises dantesques, longues tenues de notes dans l’aigu. Le timbre est léger, illuminant sa prestation. Le chœur, quant à lui, se pose en fidèle écho de cette voix si pure, si lumineuse.
Au bonheur palpable du premier mouvement, les notes introductives de l’aria Exortum est in tenebris lumen rectisUne lumière s’est levée sur les justes au milieu des ténèbres (p. 10), s’assombrissent grâce aux longues tenues exécutées par les musiciens dans le grave. Pour relever ce changement de tonalité, une nouvelle voix se fait entendre. Emanuela Galli dote son exortum de teintes chaudes et sensuelles. Elle construit « naturellement » ses graves et projettent avec une facilité déconcertante ses aigus dans la Lumière. A la reprise du thème, elle module son ornementation. Quelle voix enluminée !
De nouveau, l’exaltation, la fougue est confiée au chœur, qui réunit d’excellents chanteurs. Le Jucundus homo, qui miseretur et commodat !Heureux l’homme qui fait miséricorde et qui prête ! (p. 11)est magistral. L’ardeur est insufflée par les instrumentistes soutenus par la ligne musicale de l’orgue, toujours tenu par Maria Cecilia Farina. Les choristes ajustent la force du chant aux mots prononcés.
Le Dispersit, dedit pauperibusIl a fait largesse, il a donné aux pauvres (p. 12) confirme l’habileté vocale de Francesca Boncompagni qui s’engage dans des trilles sur sæculum sæculi, si vertigineuses que le poids des siècles n’a aucune incidence sur la pureté vocale !
Le chœur, d’une inébranlable constance, donne vie au Peccator videbit et irasceturLe méchant le voit et s’irrite (p. 13).
D’une voix aux accents angéliques, Karin Selva se fond dans le mouvement lancé par les violons au jeu cantabile (style particulier de jouer une mélodie instrumentale pour imiter la voix humaine) et honore avec ferveur le Gloria Patri, et Filio, et Spiritu sanctoGloire au Père, et au Fils, et au Saint-esprit (p. 14). La grâce de Dieu nous inonde et envahit notre âme !
Le Sicurat erat in principio, et nunc, et semperComme il était au commencement, maintenant et toujours (p. 15) reprend sur quelques mesures le thème musical introductif. Francesca Boncompagni entretient un dialogue charnel avec le chœur, qui prononcera l’Amen final soutenu par l’orchestre et les grandes orgues.

Enregistrés également sur ce présent disque, deux autres psaumes accompagnent le jubilatoire Beatus vir. Ils sont destinés à résonner sous la nef de la basique Saint Pierre de Rome.
Composé en 1751, soit quarante-quatre ans après celui du Saxon, le psaume Dixit Dominus de Jommelli peut paraître moins grandiose que celui de son prédécesseur. Cependant, il jouit d’une certaine intensité expressive. Les mesures introductives laissées aux instruments renseignent sur cette fougue. Les cordes aux généreux élans et « entraînées » par le continuo joué à l’orgue, dévalent les mesures comme le ferait le torrent face aux pentes alpines. Le chœur fait son entrée remarquée et remarquable (Dixit Dominus, p. 01). Toujours dans une parfaite homogénéité, il vivifie ces flots torrentiels proclamant un vibrant appel au Seigneur. La diction est excellente, les voyelles découlent de la solide construction des consonnes, sans exagération. Nous avons de nouveau le plaisir à entendre Emanuela Galli qui nous gratifie de sa grâce vocale dans deux mouvements : Tecum principium (p. 02) et Dominus a dextris (p. 04). La suavité développée ne peut qu’ouvrir les portes du Paradis. Elle orne son chant d’une douceur exquise, la volupté à l’état pur. Nous sommes acquis à son charme… Ne déméritant pas les éloges, la mezzo-soprano Romina Basso apporte une belle fraîcheur au De torrente (p. 06). Son timbre médium ne la contraint nullement à rester dans ce registre puisqu’elle nous gratifie de quelques aigus aussi furtifs que le saut d’une truite dans les eaux limpides du torrent. Les sons tirés, ductiles, s’agrémentent de crescendos et decrescendos nimbés d’un arc-en-ciel musical. Parfaite technicienne du belcanto, elle rehausse son chant d’effets en vue de renforcer le discours musical. Le but ultime recherché est pleinement atteint : l’EXPRESSIVITE !
Quant au Miserere a 4 concertato per San Pietro in Roma - Miserere à 4 voix solistes pour Saint-Pierre de Rome, il abandonne la joliesse « opératique » au profit d’un style sobre, dépouillé de tout artifice inutile à la proclamation de la parole de Dieu. Respectant les canons palestriniens, imposés à Saint-Pierre, l’austérité forme le pilier de la puissance musicale s’argumentant entre les passages grégoriens attribués au chœur et les versets exécutés à 4 voix.
L’humilité n’a qu’un seul et unique reflet, la ferveur !

Ces deux enregistrements, d’une exceptionnelle qualité, sont incontournables et se complètent grâce au travail précis de Giuilo Prandi dirigeant son ensemble Ghislieri Choir & Consort. Adressons toutes nos félicitations aux autres artistes, chanteurs et musiciens, qui n’ont pas été cités dans ce compte-rendu.
Le Dixit Dominus de George Frideric Handel appartient incontestablement au patrimoine liturgique tout autant que le Beatus vir de Niccolò Jommelli. La jubilation déployée dans le premier psaume n’atténue en rien la virtuosité du second au langage moderne. Jommelli s’est libéré en quelque sorte des attaches palestriniennes en osant une musique « futuriste » profane tout en conservant l’esprit du texte. Cette inspiration avant-gardiste affranchit Jommelli en lui donnant une liberté mélodique dont étaient dépourvus certains de ses contemporains. N’a-t-il pas eu pour surnom le «Gluck italien»?
Aussi différents soient-ils, ces deux psaumes, morceaux d’anthologie, sont étroitement liés par la ville de Rome, cité mythique Urbi et orbi – à la ville de Rome et au monde entier !



Publié le 21 mars 2017 par Jean-Stéphane SOURD DURAND