Le Grand Ballet - Marais

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Dans l’intimité de Marin Marais

« L'honneur que me fait le public depuis près de trente années en exécutant mes pièces m'a déterminé à lui consacrer ce troisième livre. J'espère qu'il aura la bonté de faire attention que tous les soins que j'ai pris dans cet ouvrage, n'ont eu d'autre objet que de lui plaire... ». Ainsi s’exprime Marin Marais dans la préface de son Troisième livre qu’il publie en 1711. Marin Marais, est il besoin de le rappeler, est l’une des figures les plus importantes de la viole de gambe de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle français. Evrard Titon Du Tillet dans son Parnasse François lui consacre plusieurs pages, et son introduction témoigne de son admiration pour le compositeur : « On peut dire que Marais a porté la viole à son plus haut degré de perfection, et qu’il est le premier qui en a fait connaître toute l’étendue et toute la beauté par le grand nombre d’excellentes pièces qu’il a composées sur cet instrument et par la manière admirable qu’il les exécutait ».

Virtuose inégalé en son temps, auteur de quelques six cent cinquante pièces, Marin Marais fut aussi particulièrement réputé pour son enseignement et pour la méthode de doigtés qu’il a élaborée, laquelle a eu et a encore de nos jours une influence décisive sur la technique du jeu de la viole de gambe. Musicien résolument français et adversaire de l’influence italienne contrairement à Antoine Forqueray qui fut un adepte du style italien, son nom est également cité par Hubert Le Blanc dans son fameux ouvrage intitulé Défense de la basse de viole contre les entreprises du violon et les prétentions du violoncelle publié en 1740 dans lequel il le compare à un ange, et Forqueray à un diable. Entre la publication de son Deuxième Livre en 1701 et celle du Troisième Livre auquel cet enregistrement est consacré, dix années se sont écoulées. Dans ce nouvel opus de cent trente quatre pièces publié par un musicien âgé de cinquante cinq ans au faîte de sa gloire, Marin Marais s’attache à proposer cette fois à son public des pièces plus accessibles destinées de toute évidence à ses élèves, mais également d’autres plus exigeantes pour « contenter ceux qui sont plus avancés dans la viole ».


Frontispice du Troisième Livre de Marin Marais

Ce sont donc des pièces extraites de ce Troisième Livre qui ont été choisies par l’Ensemble Vedado dirigé par le gambiste Ronald Martin Alonso pour ce premier album intitulé Le Grand Ballet, du nom de la toute dernière pièce du programme. Mais avant d’aborder l’aspect purement musical de cet enregistrement, il convient au préalable d’évoquer le parcours musical pour le moins original et atypique de Ronald Martin Alonso.

Un musicien au parcours atypique

Né à Cuba, il est attiré très tôt par la musique qu’il découvre grâce à la danse... Enfant, ses parents l’emmenaient voir les représentations du Ballet de Cuba, une compagnie de renommée mondiale très longtemps dirigée par la grande Alicia Alonso, au Grand Théâtre de La Havane. « Je restais tout le spectacle à regarder l’orchestre jouer depuis le balcon, je me suis rendu compte que c’est grâce à la danse que j’ai découvert la musique ». Dans un premier temps, il étudie la guitare et la contrebasse, mais le film Tous les matins du monde qu’il découvre au Festival de Cinéma Français de La Havane va changer le cours de sa vie à l’âge de vingt ans. En effet, il est immédiatement et irrémédiablement séduit par la viole de gambe et par la musique baroque. Il rencontre alors Teresa Paz, chef de l’ensemble Ars Longa de La Havane, et intègre aussitôt le seul ensemble de musique baroque de Cuba.

Étant guitariste à l’origine, il commence à jouer sur une vihuela prêtée par l’ensemble, puis à l’occasion de sa première tournée en France, il acquiert enfin sa toute première basse de viole et commence son apprentissage seul. Sa passion pour la viole le conduit à s’installer en France en 2003 afin d’étudier l’instrument la viole de manière plus approfondie. Après un premier contact avec Marianne Muller qui le reçoit chez elle et lui consacre tout un après-midi, il part étudier au Conservatoire de Strasbourg (CRR) dans un premier temps avec Rebeka Ruso, puis au Conservatoire de Paris (CNSMD) avec Ariane Maurette. Enfin, Ronald Martin Alonso a collaboré avec des ensembles de grand renom tels Cappella Mediterranea (de Leonardo Garcia Alarcón), Le Poème Harmonique (de Vincent Dumestre), Il Carravagio (de Camille Delaforge), l’ensemble Près de Votre Oreille (de Robin Pharo), l’ensemble Elyma (de Gabriel Garrido) - liste non exhaustive.

C’est par une Suite en sol majeur que débute le programme. Il est utile de préciser que les pièces de violes contenues dans toutes les publications de Marin Marais sont classées non par suites mais par tonalité. Ainsi, chaque musicien choisit selon son propre goût les pièces qu’il souhaite réunir dans une même suite en respectant l’ordre en usage à l’époque, une Suite débutant généralement par un Prélude ou une Allemande et s’achevant généralement par une pièce au tempo plus rapide, souvent une Gigue ou une Chaconne. Un Prélude majestueux ouvre donc cette première suite et laisse d’emblée entrevoir un son ample de la viole, soutenue par un continuo irréprochable. Suit un Caprice enjoué, une Allemande presque martiale suivie de son Double qui dévoile de belles diminutions. Une Courante enlevée, puis une Sarabande pleine de gravité laissent place à une Gigue endiablée qui tient lieu de conclusion. Une autre Gigue de la même tonalité, jouée à cette fois à la guitare seule, tient lieu d’intermède. Interprétée à la guitare baroque seule par Manuel de Grange, cette pièce de François Campion, guitariste aussi célèbre en son époque que Robert de Visée, est un petit trésor de raffinement qui fait de manière très judicieuse le lien avec la très fameuse pièce de Marin Marais justement intitulée La Guitare, l’une de ses premières « pièces de caractère ». Quelques accords de guitare fort à propos remplacent les accords en pizzicatos à la viole que l’on entend habituellement en guise d’introduction, la guitare est rapidement rejointe par la viole de Ronald Martin Alonso puis par les autres musiciens de l’ensemble.

Une interprétation très personnelle

L’interprétation à la fois originale et personnelle de La Guitare proposée par l’Ensemble Vedado, à la fois fougueuse et légère, est particulièrement réussie ! A l’origine, cette pièce aurait été écrite en hommage à Robert de Visée, les accords sur la viole évoquant ainsi le professeur de guitare du Roi Soleil. Le programme se poursuit avec une Suite en do majeur dont on retiendra tout particulièrement un Prélude particulièrement expressif permettant d’apprécier au mieux la subtilité du jeu de Ronald Martin Alonso qui s’attache à interpréter chaque pièce au plus près des volontés de Marin Marais. En effet, hormis les instructions habituelles pour pousser ou tirer l’archet indiquées sur la partition par un « p » et un « t », les liaisons, les staccatos..., Marais ajoute une indication supplémentaire matérialisée par la lettre « e ». Comme l’explique Marin Marais, « les plus belles pièces perdent complètement leur saveur si elles ne sont pas interprétées avec goût… le « e » indique qu’il faut exprimer ou gonfler la frappe de l’archet en appuyant plus ou moins sur la corde selon les besoins de la pièce, parfois au début de la note ou parfois sur le « point »… Cela donne de l’esprit aux pièces sans lesquelles elles seraient trop fades. ».

Et l’interprétation proposée par Ronald Martin Alonso de toutes ces pièces se place totalement dans cet esprit ! Un autre Caprice, une Allemande et une Courante des plus séduisantes suivies chacune de leur Double, une Sarabande majestueuse, une Gigue tourbillonnante et une Chaconne qui offre de beaux développements succèdent à ce Prélude. Cette dernière Chaconne est immédiatement suivie d’un nouvel intermède particulièrement cohérent, peut être destiné à rompre la monotonie (qui pourtant ne s’installe pas loin s’en faut !). En effet, c’est une splendide Chaconne de Jean-Henry D ‘Anglebert écrite dans cette même tonalité de do majeur qui est interprétée de façon magistrale au clavecin seul par Paolo Zanzu.

Le Grand Ballet, une pièce virtuose

La troisième et dernière Suite du programme est écrite en tonalité de la mineur. Difficile de citer chacune des pièces qui la composent, cependant, il convient de citer la Sarabande de cette cette suite. Le duo viole/ théorbe, à la fois poétique et empreint de nostalgie, est littéralement magique, admirablement servi par une interprétation pleine de sensibilité. La Gigue d’une grande vivacité, et en particulier son double, étonnent par leur virtuosité parfaitement maîtrisée au demeurant par Ronald Martin Alonso.

Le programme s’achève sur Le Grand Ballet, une pièce de caractère qui compte parmi les plus célèbres du compositeur et qui donne son nom à l’album. Une conclusion en beauté avec ce Grand Ballet restitué de manière à la fois flamboyante et exubérante, Ronald Martin Alonso se jouant avec aisance des difficultés techniques inhérents à cette cette pièce (à écouter ici). L’écoute de cet enregistrement consacré à Marin Marais révèle une musique à haut pouvoir de séduction à laquelle il est difficile de résister. Une musique intimiste, d’une grande subtilité, merveilleusement bien servie par la viole de Ronald Martin Alonso et par les autres musiciens de l’Ensemble Vedado : Andreas Linos à la seconde viole de gambe, Manuel de Grange au théorbe et à la guitare baroque et Paolo Zanzu au clavecin. La palette sonore est d’une grande richesse, en particulier le son de la viole signée François Danger. La prise de son réalisée dans l’Église Haute (Chapelle Saint-Paul) de Saint Michel l’Observatoire est parfaite de réalisme.

Un luthier d’exception

François Danger est un luthier au parcours pour le moins atypique… Il débute son activité en 2003 après avoir travaillé une vingtaine d’années en tant que représentant de commerce dans un domaine d’activité n’ayant strictement rien à voir avec la musique. Originaire de Normandie, il s’installe en 2017 à Thégra dans le Haut-Quercy. Il se consacre exclusivement à la fabrication de violes de gambe. Passionné de musique, violoncelliste amateur depuis l'enfance, il découvre lui aussi, comme Ronald Martin Alonso, la musique baroque et la viole de gambe à travers le film d'Alain Corneau Tous les matins du monde. A l’âge de quarante ans, il entreprend alors une reconversion totale et commence une formation de luthier en autodidacte. « La lutherie a été un changement positif dans ma vie: de belles rencontres, la satisfaction de voir mon travail toujours apprécié, des voyages à l'étranger pour des expositions qui sont l'occasion d'échanges avec des confrères étrangers, la liberté mais aussi la responsabilité d'un artisan indépendant. ».

Il décède brutalement le 27 septembre 2019. « Pendant que je (Ronald Martin-Alonso, NDLR) jouais à Bastille pour Les Indes Galantes, ça a été un choc pour moi » explique Ronald Martin-Alonso. François Danger laisse des instruments d’exception, Ronald Martin-Alonso bien sûr, mais aussi Paolo Pandolfo et François Joubert-Caillet entre autres jouent un instrument de sa fabrication. Malgré sa disparition prématurée, sa voix résonnera encore de nombreuses années afin de perpétuer sa mémoire. Il est possible de visionner un excellent documentaire sur son parcours hors norme et sur son travail, dans lequel apparaît Ronald Martin-Alonso (à regarder ici).

Pas de doute, cet album assurément réussi ne fera en aucun cas double emploi avec d’autres consacrés au Troisième Livre tant l’interprétation est à la fois très personnelle, jubilatoire et inspirée. L’Ensemble Vedado « donne de l’âme aux pièces » et rend à travers son premier album un bel hommage au maître incontesté de la viole que fut Marin Marais en invitant l’auditeur à s'immerger dans l'univers intime de l’un des plus grands génies musicaux de l’histoire de la musique française. (On trouvera plus de détails sur Marin Marais dans cet article).



Publié le 16 juin 2022 par Eric Lambert