Grands Motets - Du Mont

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Influences italiennes chez un musicien du Nord

Certaines données de ce texte proviennent de la publication de Laurence Decobert, Les chœurs dans les Grands Motets de Henry Du Mont (in Revue de Musicologie, 80(1), 1994, pages 39-80) et de l'article de Jean-Marc Warszawski (accessible en cliquant sur ce lien)

Henry De Thier dit Henry Du Mont est né à Looz (actuellement en Belgique néerlandophone) en 1610 et mort à Paris en 1684. Après quelques années passées à Maastricht puis à Liège, il s'installe à Paris en 1638 et est engagé comme organiste à l'église Saint Paul du Marais. Sa notoriété ne cesse de grandir et il cumule divers postes prestigieux comme celui d'organiste et de maître de musique de la reine (Marie Thérèse d'Autriche) puis sous-maître de la Chapelle Royale à partir de 1662, charge qu'il partage avec trois autres musiciens dont Pierre Robert (1622-1699). L'abbaye de Silly lui est attribuée en commende en 1667. Toutes ces charges lui procurent de confortables revenus.

La production de Henry Du Mont se situe essentiellement dans le domaine de la musique religieuse. Les motets à grand chœur appelés aussi Grands Motets, au nombre de soixante-neuf, sont ses œuvres les plus monumentales. D'une écriture très variée, ils associent des solistes vocaux, un petit chœur, un grand chœur et des instruments. Parmi eux, vingt ont été publiés chez Ballard en 1686. Les Petits Motets, au nombre de cent trente-neuf, sont écrits pour un effectif variable allant de une à cinq voix et la basse continue. Henry Du Mont est aussi l'auteur de cinq messes en plain-chant (1669) « pour toutes sortes de religieux et de religieuses de quelque Ordre qu'ils soient ». Ces messes ont été chantées très longtemps dans les paroisses françaises et cela jusqu'au concile Vatican II. Elles avaient l'avantage d'être aisément exécutables par des chorales paroissiales et en même temps de présenter une adéquation parfaite aux convenances religieuses.

Les Grands Motets de Henry Du Mont débutent souvent par une symphonie instrumentale suivie par le petit chœur et le grand chœur. Le petit chœur comporte de cinq à sept solistes selon les motets mais souvent les passages dévolus au petit chœur sont confiés à un ou deux solistes seulement. Ces passages débouchent généralement sur le grand chœur et alors les solistes se fondent dans ce dernier. Le grand chœur comporte toujours les cinq tessitures de dessus (D), haute-contre (Hc), haute-taille (Ht), basse-taille (Bt) et basse (B). Du fait de la présence de trois voix graves, la coloration de ce chœur est plutôt sombre avec le haute-contre se détachant peu des voix graves et la voix du dessus planant au dessus de l'ensemble. Cette particularité, appelée souvent creux français, très intéressante et originale au plan sonore, est susceptible d'être compensée à l'occasion par la doublure à l'octave des voix graves par les instruments. Chaque motet comporte le plus souvent quatre à cinq grands chœurs. Ces derniers interviennent aux passages du texte évoquant des peuples, des foules ou encore l'immensité d'une terre ou de vastes espaces, scènes auxquelles est donnée ainsi une dimension épique. Selon Laurence Decobert, le texte détermine la forme musicale. Henry Du Mont, en toutes circonstances, s'attache à traduire musicalement ce qu'évoquent les mots et cette particularité le distingue de contemporains ayant composé des grands motets comme Pierre Robert.

L'orchestre des Grands Motets comporte en général cinq parties instrumentales : premier et second dessus, haute-contre, taille et basse de violon. Les premiers et seconds dessus de violon ont des parties distinctes et indépendantes des voix. Souvent on constate que le second dessus reprend au vol une mélodie initiée par le premier entraînant une spatialisation du son. Ni Jean Baptiste Lully (1632-1687) ni Pierre Robert n'utilisent ce type d'écriture dans leurs motets.

L'enregistrement présent contient quatre Grands Motets : Super flumina Babylonis, Dialogus de anima, Ecce iste venit et Benedic anima mea. Des pièces pour orgue assurent une transition entre les motets.

Super flumina Babylonis, Psaume 136 (chant de l'exil). Ce psaume évoque le souvenir de la chute de Jérusalem en 587 avant J.-C. et de l'exil à Babylone. Le texte de ce psaume a une force descriptive et évocatrice quasiment cinématographique. Les Hébreux déportés à Babylone pleurent leur patrie perdue. Refusant de jouer de la musique pour leurs ravisseurs, ils ont accroché leurs harpes aux acacias bordant le fleuve. Ce texte a été mis en musique par Henry Du Mont en 1674. Le début du motet est inoubliable: après une symphonie instrumentale en sol mineur, un chœur d'une grande plénitude sonore et en même temps d'une rare intensité dramatique reprend le chants désolé du haute-contre (Marcel Beekman). Un contrepoint très chantant, sous forme d'imitations et de canons, règne en maître dans ce motet. Les versets sont souvent séparés par des ritournelles orchestrales. Le verset 6 est un solo du haute-contre et du dessus (Christina-Maria Rembeck) simplement accompagnés par le continuo. Le verset 7 donne lieu à un chœur somptueux qui rappelle en guise de conclusion, la résolution de ne jamais oublier Jérusalem.

Dialogus de anima (in Meslanges, 1657). Cette vaste composition met en jeu cinq solistes (D, Hc, Ht, Bt et B), deux violons et le continuo. Par ses dimensions et par ses quatre parties bien distinctes, elle s'apparente à un oratorio, genre musical qui avait fait son apparition en Italie. L’œuvre débute par une symphonie instrumentale en ré mineur et se poursuit par un dialogue très dramatique entre une âme pécheresse (basse-taille, Robert Muuse) et Dieu (basse, Marc Labonnette). L'âme supplie (Anima mea est in dolore) que le pardon lui soit octroyé mais la Voix Divine implacable énumère les transgressions qui ont été commises et promet que son glaive s'enivrera dans le sang des pécheurs (Gladius meus inebriabitur in sanguine peccatorum). Dans cette impressionnante première partie, la musique tour à tour douloureuse et menaçante traduit l'angoisse du pécheur et la colère divine. La deuxième partie débute aussi avec une introduction instrumentale et se continue avec un quatuor (D, Hc, Ht, Bt) vocal. Lors de la troisième partie, le dialogue entre l'âme et Dieu se poursuit: la lamentation de l'âme reprend de plus belle mais la réponse divine, quoique toujours sévère, est plus conciliante. La quatrième partie débute par une longue introduction des instruments et se poursuit par le quintette vocal au complet dans un tempo allegro. Ce quintette polyphonique est très intense mais plus apaisé car Dieu a pardonné et les péchés ont été remis. Un chœur sublime Exsultate Jubilate termine l’œuvre dans une exaltation mystique.

Ecce iste venit. Ce motet composé en 1675 utilise comme texte le second poème du Cantique des Cantiques (La bien-aimée, versets 8 et sequentes). Le motet est écrit pour cinq voix solistes (D, Hc, Ht, Bt et B), chœur à cinq voix (mêmes tessitures que les voix solistes) et orchestre. Dès la superbe symphonie qui ouvre le motet et le chœur qui suit, le ton de sol majeur crée une ambiance pastorale très séduisante. Le bien-aimé invite son amie à le rejoindre en lui vantant les beautés de la nature. Ce sentiment de la nature que l'on retrouve aussi dans le psaume 102 qui suit, n'est pas rare dans le Premier Testament. Le dialogue entre l'amant et la bien-aimée se poursuit avec une musique présentant de belles couleurs et une évidente sensualité mais le style sévère, très polyphonique, reprend ses droits dans le chœur vocal final. Cet admirable motet illustre bien l'attrait que l'Italie avait pour les musiciens du nord mais chez Du Mont les passages homophones sont brefs et le goût flamand ou germanique pour le contrepoint reste prépondérant.

Benedic, anima mea, Domino, Psaume 102 (Dieu est amour). Ce psaume attribué au roi David est un chant d'action de grâces. Le psalmiste loue la miséricorde et la bonté du Seigneur. Henry Du Mont n'a mis en musique que les douze premiers versets soit la moitié du texte. Le motet est terminé en 1680 et constitue une pièce maîtresse du recueil de vingt motets publiés en 1686. Il est impossible de détailler ce motet, le plus élaboré des quatre. On dira seulement que symphonies, petits chœurs et grand chœurs se succèdent dans un mouvement d'un naturel et d'une musicalité admirables. Le motet débute par une vaste symphonie en ré mineur suivie par un trio vocal (Hc, Ht, B) et le grand chœur qui reprend le texte chanté par le petit choeur. Le verset 4 (Qui redimit de interitu vitam tuam) donne l'occasion à Marc Labonnette, de chanter d'une belle voix de basse profonde, un air dramatique et majestueux dont les marches harmoniques sont impressionnantes. Le grand chœur s'empare du verset 5 dans un somptueux mouvement de fugue au contrepoint savant. Au verset 6 c'est le dessus (ici chanté par la soprano Christina-Maria Rembeck d'une belle voix pure) qui a le rôle le plus important. Le superbe solo du haute-contre Marcel Beekman (Miserator et misericordium Dominus) retient l'attention. Au verset 10 c'est au tour de la basse-taille, Robert Muuse) (Non secundum peccata nostra) de chanter un long solo. Ensuite le rythme devient ternaire et le langage musical homophone car il ne peut y avoir de discussion sur les paroles du verset 12, Quantum distat ortus ab occidente (Autant l'Orient est distant de l'Occident) qui sont clamées par le grand chœur. Ce dernier donne à ces mots une résonance épique.

Christina-Maria Rembeck tient la partie de dessus avec beaucoup d'assurance et une voix au timbre très agréable. Marcel Beekman (haute-contre) a réalisé une superbe performance. Cet artiste très attachant a récemment chanté avec brio le rôle de la Nourrice dans la Finta pazza de Sacrati (lire notre chronique du spectacle de Dijon). Robert Getchell (haute-taille) met à profit sa belle technique et la chaleur de son timbre de voix dans les solos peu nombreux présents dans la partition pour sa tessiture. Il a récemment effectué une remarquable prestation en tant que haute-contre dans La descente d'Orphée aux enfers de Marc-Antoine Charpentier (lire notre compte-rendu de l’enregistrement). Robert Muuse (basse-taille) chante avec beaucoup d'engagement dans de nombreux solos d'une belle voix bien timbrée. Les interventions de Marc Labonnette sont toutes spectaculaires, notamment dans Dialogus de anima où il a la tâche intimidante de prêter sa voix à Dieu, créateur du ciel et de la terre. L'intonation de tous ces solistes est optimale et leur diction parfaite.

L'Ensemble Pierre Robert-Frédéric Désenclos a fait montre de sa connaissance approfondie du répertoire du 17ème siècle.

Le chœur a donné un nouvel exemple de sa maîtrise de la musique religieuse du temps de Lully. L'entrée du chœur dans Super flumina Babylonis était bouleversante. Ce chœur sonne admirablement avec des dessus aux voix cristallines planant délicieusement au dessus des voix d'hommes. Malgré la supériorité numérique de ces derniers, l'équilibre de l'ensemble est parfait.

Stephan Dudermel, spécialiste incontesté de Buxtehude et ses contemporains de Hambourg et Yannis Roger tiraient de leurs violons un son enchanteur. Emilia Gliozzi au violoncelle sonore et précis était soutenue par le beau basson d’Alexandre Salles. Benjamis Perrot, fin joueur de théorbe connaît aussi parfaitement ce répertoire et les notes subtiles de son instrument résonnaient harmonieusement. Enfin une direction musicale éclairée était assurée par Frédéric Désenclos du haut de son grand orgue. Les cinq pièces pour orgue ponctuant le programme permettait d'admirer la magnifique sonorité de l'instrument.

Ce remarquable enregistrement apporte une nouvelle pierre à la discographie de l’œuvre d’Henry Du Mont, un des musiciens les plus attachants de son époque. Il n'est pas question ici de faire des comparaisons oiseuses avec les motets de ses contemporains, notamment ceux extraordinaires de Lully mais on peut dire que les Grands Motets de Du Mont possèdent des particularités (prédominance du contrepoint, écriture instrumentale raffinée, respect de la tradition et en même temps modernité) qui leur donnent une place à part dans le monde musical du Grand Siècle.



Publié le 10 juin 2020 par Pierre Benveniste