Dies Irae, De Profundis, Te Deum - Lully

Dies Irae, De Profundis, Te Deum - Lully ©
Afficher les détails
« Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. »(Maxime 26, François de La Rochefoucauld)

Le chroniqueur, lorsqu’il fréquente assidûment certaines œuvres depuis des lustres, doit lutter contre ses habitudes d’écoute. Voilà qui n’est pas chose aisée concernant les grands motets présentés ici qui hantent mon oreille depuis les réalisations datées mais enthousiastes de Jean-François Paillard (Te Deum et Dies irae), en passant par celles de Jean-Claude Malgoire (Te Deum), de Philippe Herreweghe (Dies irae), d’Hervé Niquet (qui a fourni une quasi intégrale inégale oscillant entre réussites absolues - le O lacrymae ou le Benedictus par exemple - et un certain ratage comme avec le Te Deum) ou jusqu’aux plus récentes de Vincent Dumestre (magnifique Te Deum) ou Louis Castelain (lequel a signé une version très aboutie du Te Deum, n’ayant malheureusement pas connu les honneurs d’une publication officielle). Reconnaissons combien la première écoute non plongea dans une certaine perplexité, certains passages nous paraissant maniéristes dans la sophistication de leurs effets, d’autres a contrario nous convaincant comme jamais, suscitant notre enthousiasme sans la moindre ambiguïté. Alors, multipliant les écoutes, partitions à l’appui, nous avons fatigué notre résistance ou presque et nous sommes laissés emporter par ce qui apparaît comme un très grand album consacré à notre compositeur favori.

L’œuvre sacrée de Lully n’a jusque-là été que trop peu fréquenté, un certain nombre de préventions à son égard conduisant à reléguer ces motets à des œuvres de circonstance, pompeuses, dénuées de la profondeur d’un Charpentier, marquées par une foi extérieure confondant adoration divine avec celle du monarque terrestre. Quelle erreur ! Si les motets du surintendant occupent certes une place de moindre envergure comparativement à ses tragédies en musique, ceux-ci sont pourtant écrits avec un soin infini et témoignent d’une piété sincère. L’engagement dont le compositeur fit preuve au théâtre se retrouve aussi à la chapelle où son sens dramatique sert à merveille le psalmiste comme la poésie latine célébrant l’avers et le revers de la médaille de toute vie humaine : la joie associée à la gloire d’une part, la mort et l’affliction d’autre part.

Nous ne nous reviendrons pas sur la genèse des œuvres, renvoyant au remarquable ouvrage de Jérôme de La Gorce (p.730 à 773) sur Lully. Celles ont été composées dans les dix dernières années de la vie compositeur, au faîte de sa gloire, celui-ci étant en pleine possession de ses moyens. Développons plutôt nos impressions sur cette trilogie dont les deux premiers volets constituent en soi une extraordinaire pompe funèbre quand le troisième vous aspire vers les hauteurs célestes où se déploie une éternelle louange.

Un accord cinglant de l’orgue inaugure le prélude nerveux qui ouvre le Dies Irae, prose des morts, les intervalles de quintes et sixtes diminuées conférant d’emblée une dimension éminemment dramatique à ce qui va suivre. Contrairement aux versions antérieures qui recouraient à un solo, c’est un tutti de basses qui expose le motif initial emprunté au plain-chant, ce qui constitue en soi une belle idée, étoffant cet exorde. Le chœur entre animé d’une certaine fougue, alimentée par les roulades du Tuba mirum que les pupitres s’échangent à tour de rôle. C’est émaillé de silences que se déroule le récit Mors stupebit sur un continuo réalisé notamment par les violes qui nimbent ainsi la voix de basse de leurs sonorités chatoyantes. Le même effet est repris pour le Quid sum miser. Le Rex tremendae majestatis est un peu précipité, quand les silences autorisaient un jeu sur la résonance chorale non exploitée ici. Le Recordare offre dans le cadre d’un trio à l’italienne (2 violons sur une basse) une prière suppliante que souligne la marche de septièmes à la basse. De trio, l’Ingemisco devient quatuor pour déboucher sur le gracieux balancement du Qui Mariam, constitué de deux trios en dialogue. Une chose frappe depuis le début : les récits sont vécus comme autant de scènes et de récitatifs déclamés dans une tragédie en musique. Sans doute la fréquentation assidue de l’oratorio haendelien a-t-elle incité Leonardo García Alarcón à faire vivre à ses chanteurs de l’intérieur ces versets, ce qui occasionne de fréquents étirements de tempi, de haltes ou au contraire d’accélérations soudaines, déroutantes de prime abord mais qui avec le recul finissent par susciter l’adhésion. Relevons l’aspect diaphane de l’Inter oves que vient contredire la rage martelée du Confutatis, elle-même emportée par la tendresse du Voca me cum benedictis, dont le caractère dansant témoigne de la joie de compter parmi les élus. Le trio acquiert une universalité par l’amplification grandiose fournie par le chœur, qui, tel un grand plein jeu d’orgue, vient déployer sa cadence finale avec majesté. Par son extrême dépouillement, l’Oro supplex offre ainsi un contraste saisissant avec l’extraordinaire Lacrymosa, singulièrement développé ici, tant il plaît au chef d’en donner successivement trois versions. La première, instrumentale, permet de découvrir ce splendide contrepoint aux cordes seules. La deuxième livre la version de la partition : celle des solistes du petit chœur et la troisième au grand chœur. Avec son saut de sixte mineure, cette page absolument bouleversante s’impose comme un sommet de tout Lully par la beauté de la conduite des voix générant des dissonances des plus touchantes.

Sans nul doute, Madame de Sévigné aurait pu ici réitérer ses propos selon lesquels différents endroits de la musique avaient mérité ses larmes. Après l’acclamation d’une résurrection promise, le Parce Deus livre une conclusion en trompe l’œil. En effet, Lully réserve un dernier coup magistral pour le Pie Jesu, construit lui aussi sur le plain-chant (en miroir du verset initial). Si le tempo un peu rapide du prélude ne nous apparaît guère cohérent avec la page vocale qu’il introduit (celle-ci étant prise dans un tempo beaucoup plus large et parfaitement idoine), il n’en demeure pas moins que l’intensité expressive du Lacrymosa se voit ici à nouveau réitérée sinon encore dépassée. Le récit introductif est entrecoupé de silences d’une expressivité confondante avant de voir le chœur offrir sa splendide péroraison dans un contrepoint somptueux où un accord de sixte augmentée sur Requiem vient vous faire frissonner. L’Amen par ses mouvements contraires aux voix (ascendants et descendants selon les parties) vous élève littéralement : sa beauté est à couper le souffle et il est impossible d’en sortir indemne.

Le De Profundis reste dans cette couleur sombre et magnifique de sol mineur mais avec davantage de retenue. Le volet introductif est une sorte de tombeau (De La Gorce souligne une analogie avec les moyens employés pour l’apparition d’Ardancanile dans Amadis - écrite à la même époque-, ne serait-ce qu’au travers des noires répétées). Surgissant des profondeurs, la basse s’empare du matériau exposé par l’orchestre, la haute-contre lui faisant suite avant que le chœur ne vienne conférer encore davantage d’amplitude à la prière marquée d’un mouvement ascendant sur exaudi. Une petite reprise non prévue dans la partition est à nouveau envisagée, ce qui nous réjouit, tant elle semble naturelle. Le Fiant aures tuae pourrait laisser entrevoir la lumière avec l’entrée du dessus, mais il n’en est rien car le Si iniquitates débouche sur la question angoissante du quis sustinebit ? Une petite ritournelle en ut mineur nous plonge dans un désespoir encore plus grand lors du Quia apud Te. Mais progressivement la sortie de l’abîme s’opère. Si le récit de basse adopte une mélodie descendante sur Sustinuit anima mea, le mouvement se fait en revanche ascensionnel sur speravit anima mea in Domino. Le A custodia matutina gravit une marche supplémentaire, opposant le binaire (solistes) et le ternaire (chœur) que l’assemblée réunie adopte toute entière sur speret in Domino, avant de déboucher sur un tutti élargi à deux temps pour conclure. La joie revient : la ritournelle affiche désormais un sol majeur lumineux (par opposition à se devancière évoquée plus haut) et où, en miroir, le ternaire est réservé au petit chœur et le binaire au grand. L’Et ipse redimet Israël débute sur un noble récit donnant lieu à une amplification chorale pleine de retenue où le dialogue des chœurs fait encore une fois merveille. Aussi le retour du mode mineur offre-t-il un contraste saisissant plongeant l’auditeur dans une profonde affliction lors du Requiem aeternam final, véritable chef-d’œuvre. Après un grave prélude aux cordes, le chœur vient, après une version entonnée par les solistes, exposer ses entrées fuguées dans une atmosphère de recueillement intense. La montée sur Dona eis Domine, empreinte de puissante s’atténue progressivement pour céder la place à une exultation voilée sur l’Et lux perpetua entonné par le dessus auquel le chœur ajoute ses motifs tantôt martelés, tantôt teintés de vocalises. Après une longue pause dramatique, la conclusion offre un condensé de ces deux idées, synthétisant en sept mesures la gravité et la joie.

À la suite de cette immense méditation sur les fins dernières (Dies Irae) et sur la condition de l’humanité pécheresse (De Profundis), le Te Deum vient libérer une tension extrême accumulée durant ces deux actes dans un dénouement triomphal et jubilatoire. Celui-ci s’ouvre sur un concert de trompettes et timbales - dialoguant avec l’orchestre- dont la forme est durchkomponiert (alors que les successeurs de Lully adopteront le plus souvent la forme du rondeau) et bâti à partir de motifs annonciateurs de différentes séquences à venir. Œuvre d’une envergure exceptionnelle, déployant une architecture grandiose, le Te Deum s’ouvre par un portique considérable de plus de trois cents mesures (jusqu’à laudat exercitus). Il est dommage, de notre point de vue, que certaines ruptures de tempo se fassent jour, interrompant quelque peu la formidable motricité de cette première section. Ainsi, le Te aeternum Patrem se voit-il ralenti, alors qu’aucun changement de mesure ne vient justifier ce parti pris : l’allongement des valeurs (s’opposant aux motifs vocalisant du début) suffit en effet à exprimer l’idée d’éternité sans qu’il soit besoin d’en rajouter. Cet effet maniériste est renouvelé sur le Sanctus, entrecoupé de soupirs absents de la partition alors que le Dominus Deus Sabaoth reprend les fanfares du prélude inaugural. Le Pleni sunt caeli se voit lui aussi étiré, ce qui peut toutefois se justifier pour évoquer l’idée d’un espace infini. Dans un geste infiniment baroque où le contraste est roi, le Te gloriosus apostolorum chorus s’élance à un tempo effréné afin de célébrer le triomphe de la cohorte des apôtres et des martyrs.

Vincent Dumestre enchaînait le Te per orbem aussitôt (sans la moindre césure vocale) suscitant un coup de théâtre formidable, option non retenue ici : un silence, absent de la partition, visant à souligner le changement de section, celle-ci abandonnant ut majeur pour passer de fa majeur à la mineur, une symphonie digne d’une ouverture à la française pleine de noblesse introduisant le récit Patrem immensae majestatis reprenant la formule d’un riche continuo réalisé aux violes. Le Tu ad liberandum réserve une entrée saisissante au récit de haute-contre, mettant en valeur le Tu grâce à une résonance quasi surnaturelle et dégageant une émotion touchante en particulier lorsque la basse quelques mesures plus loin adopte un dessin chromatique descendant évoquant le mystère de l’Incarnation.

Le Tu devicto mortis est impressionnant et évoque tout à fait le Jugement dernier avec un continuo très plein et noir (presque des effets de jeu de régale). L’idée de faire jouer la ligne de basse très mobile par l’ensemble des instruments est des plus judicieuses, donnant une assise redoutable et une autorité à cette Vox Dei ouvrant les portes du ciel aux croyants dont la joie éclate lorsqu’ut majeur réapparaît avec l’acclamation triomphale du Tu ad dexteram Dei sedes.

Sommet expressif et théologique de l’œuvre, le Te ergo quaesumus adopte le ton de la dominante (sol majeur). Celui-ci plaît tellement à Leonardo García Alarcón qu’il recourt à nouveau au procédé de la répétition d’une même page sous différents angles d’approche. Le prélude, sans doute l’un des plus beaux jamais sortis de la plume du compositeur, présente sa délicate texture en trio de la manière la plus douce qui soit pour commencer, dans une atmosphère quasi chambriste. Puis les hautbois font leur entrée avec l’orchestre, fournissant une couleur moirée du plus bel effet. Au récit succède une fugue à la française d’un art accompli sur quos pretioso sanguine, chantée d’abord par les solistes du petit chœur et reprise in extenso par le chœur pour s’inscrire dans une forme d’universalité faisant écho au rachat de l’humanité entière par la Passion du Christ. Soyons infiniment reconnaissants à Leonardo García Alarcón d’avoir ainsi étoffé cette page extraordinaire.

L’Aeterna fac évite de repartir d’emblée sur l’allégresse et ménage un certain suspense dans le dialogue entre haute-contre adoptant un tempo retenu et le chœur impatient qui s’élance sur in gloria numerari. Le Salvum fac populum tuum Domine souligne d’un geste large et puissant la prière collective entonnée par le chœur et que les solistes réitèrent avant d’entrer dans l’un des dialogues choraux les plus irrésistibles de tout Lully sur Et rege eos et extolle illos qui trouve son apothéose sur per singulos dies lorsque les trompettes et timbales réapparaissent soudainement avant qu’une jubilation contagieuse ne gagne l’ensemble des parties sur et laudamus nomen tuum in saeculum dans une sorte de triple chœur où chacune des masses (petit chœur, grand chœur et orchestre) possède son autonomie avant de conclure dans une forme d’unanimité. On pourrait presque croire à un final.

Mais Lully, grand architecte, fait correspondre en miroir au la mineur rencontré plus haut une page hautement dramatique qu’introduit cette fois-ci une symphonie en ut mineur. Si quelques libertés sont prises par rapport à la partition, la mélodie étant jouée à l’octave inférieure, voilà qui ajoute ainsi encore davantage de noirceur pour le verset Dignare Domine, qui répond ici comme un lointain écho aux pages funèbres des grands motets qui ont précédé. La basse y expose son récit de manière fort expressive avant que la taille et la haute-contre ne la rejoignent pour céder enfin la place au chœur dont la supplication contraste ici fortement avec le climat louangeur occupant l’essentiel de l’œuvre. Le recueillement se fait de plus en plus poignant sur Miserere nostri Domine, l’écriture jouant sur les intervalles les plus expressifs (chromatismes, sixtes mineures, sauts d’octave). Le Fiat misericordia étire ses appogiatures pour progresser péniblement vers la lumière avant que le duo de la taille et de la basse ne viennent conclure dans le plus extrême dépouillement.

L’In te Domine speravi n’en apparaît que plus éclatant : taille, basse, chœur, fracas des trompettes et timbales ainsi que l’orchestre au complet offrent un véritable feu d’artifice. C’est l’affirmation d’une foi inébranlable qui s’exprime ici, portée par des interprètes totalement engagés. Malgré nos premières réticences, force est de constater que cet album s’avère finalement très convaincant, nous livrant un Lully incroyablement vivant, dont l’inspiration se trouve le plus souvent magnifiée par une approche créative et très personnelle des œuvres. Leonardo García Alarcón s’affirme comme une sorte de démiurge sachant mobiliser ses chanteurs et ses musiciens de main de maître. Le Millenium Orchestra et le continuo de la Cappella Mediterranea, malgré des effectifs assez réduits - une trentaine de musiciens- sonnent magnifiquement avec des couleurs chaudes et des timbres très agréables. Les solistes sont rompus au style français, qu’ils servent souvent dans les enregistrements récents de tragédies en musique. Alain Buet est ici parfait. Matthias Vidal dont le chant m’avait paru un peu affecté à la première écoute a su finalement me toucher par son expressivité, une fois le projet de Garcia Alarcón ayant rencontré mon adhésion. Cyril Auvity sert avec la qualité qu’on lui connaît les pages où il apparaît, de même que ses consœurs Sophie Junker et Judith van Wanroij, assez peu sollicitées ici il est vrai.

Mais nos plus vives louanges vont à l’extraordinaire Chœur de chambre de Namur. Son intelligibilité, son sens du texte, ses couleurs en font un partenaire de choix qui connaît son Lully sur le bout des ongles. Des pleurs à la joie la plus grande, celui-ci nous émerveille de début à la fin, incarnant cette musique avec une intelligence rare au service d’une émotion authentique. Qu’il nous tarde de le retrouver dans un autre chef-d’œuvre de Lully, quasi contemporain du Te Deum, Isis, « L’opéra des musiciens » !



Publié le 29 oct. 2019 par Stefan Wandriesse