Grands Motets sur le Cantique des Cantiques - Robert

Grands Motets sur le Cantique des Cantiques - Robert ©Simon Vouet : Le Temps vaincu par l’Amour, l’Espérance et la Renommée (1643)
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Louange du divin Amour

« Je suis la fleur des champs et je suis le lys des vallées. Tel est le lys entre les épines, telle est ma bien-aimée entre les filles. Tel un pommier entre les arbres des forêts, tel est mon bien-aimé entre les enfants des hommes. Je me suis reposée sous l’ombre de celui que j’avais tant désiré, et son fruit est doux à ma bouche. » La poésie, ô combien imagée du Cantique des Cantiques, se prête merveilleusement aux effusions musicales emplies de sensualité. Il n’est guère étonnant que ces textes, parmi les plus beaux de La Bible, aient inspiré de nombreux compositeurs. Mais si ces poèmes semblent plutôt se prêter au format intime du petit motet (les spectaculaires versions d’Henry Du Mont en écho d’In lectulo meo per noctes quaesivi en attestent), ceux-ci donnent lieu ici à un développement inaccoutumé, prétexte à des fresques immenses d’une extrême beauté. C’est qu’en réalité derrière le dialogue entre l’époux et l’épouse du Cantique des Cantiques se cache une double allégorie : celle de l’union mystique entre Dieu et la Vierge à laquelle Louis XIII avait consacré le royaume mais aussi celle de la figure christique du Roi avec la France.

Né à Louvres près de Paris, dans les années 1620, l’abbé Pierre Robert reçoit une excellente formation à Notre-Dame de Paris et connaît par la suite un parcours jalonné de succès le menant de Senlis (1643) à Chartres (1650) où il assure un intérim, pour retourner à Senlis et regagner Notre-Dame comme maître de chapelle en 1653 jusqu’à 1662. En juillet 1663, il est choisi par Louis XIV pour l’un des postes de sous-maîtres de la Chapelle Royale avec Henry Du Mont, Gabriel Expilly et Thomas Gobert. Ces deux derniers musiciens, démissionnaires en 1668 laissent la place au tandem Robert-Du Mont qui officieront jusqu’en 1682. À la mort de Gobert, Robert cumule les charges de compositeur de la musique de la Chapelle et à la Chambre du Roi. Bénéficiaire d’abbayes (Chambon dans le diocèse de Poitiers, puis de Saint-Pierre de Melun) Robert mènera une existence paisible jusqu’à sa mort en 1699 à Paris, ses œuvres étant régulièrement exécutées à la Chapelle Royale, avantage que ne connut guère Du Mont (mort en 1684), même à titre posthume.

Malgré ce prestige, force est de constater combien la discographie de ce très grand compositeur est réduite à portion congrue. Seul Olivier Schneebeli lui avait déjà rendu un premier hommage réussi chez K 617 en 2008 avec quatre grands motets (De Profundis, Quare fremuerunt Gentes, Te decet Hymnus, Nisi Dominus). Après trente ans passés auprès des Pages et Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles, ce chef si charismatique, infatigable défricheur de partitions, pédagogue hors-pair, vient de céder sa place au talentueux Fabien Armengaud. Deuxième volume paru dans la collection Grands Motets de Château de Versailles Spectacles, cet enregistrement s’offre donc ici comme symbole d’un héritage marqué par les qualités unanimement reconnues à celui qui dirigea l’Ensemble vocal Contrepoint ou encore la Maîtrise des Petits Chanteurs de Saint-Louis : l’originalité du programme, mais aussi le soin dans la restitution des œuvres, servies ici royalement.

Publiés par Ballard en 1684 dans une édition luxueuse témoignant de l’estime qui leur était portée, ces motets, résolument novateurs, ont résonné dans une chapelle qui n’avait pas grand-chose à voir avec celle que nous connaissons de nos jours. Située à la place de l’actuelle Salle du Sacre, cette chapelle provisoire, d’une superficie de 250 mètres carrés et d’un plan barlong, ressemblait à un grand salon. Musiciens et chanteurs étaient installées au même niveau que le monarque. Celui-ci put à loisir goûter pleinement les richesses incroyables de l’écriture de Pierre Robert. Celle-ci se caractérise par la présence d’un chœur de voix de récits réunissant huit parties : première et deuxième voix de dessus, première et deuxième hautes-contre, haute-taille, basse-taille, haut-concordant et bas-concordant. Le grand chœur réunit, quant à lui, cinq voix : dessus, haute-contre, taille, basse-taille et basse. Enfin, un troisième « chœur » rassemble les instruments (dessus de violon 1 et 2, haute-contre et taille de violon, puis les basses avec l’orgue. Cette configuration hors normes autorise une incroyable multiplicité de combinaisons conférant une variété sans cesse renouvelée de textures. De façon très rapprochée, un trio peut succéder à un duo en quelques mesures seulement et se trouver amplifié par le grand chœur dans des pages en dialogue où un riche contrepoint côtoie une verticalité grandiose, qu’augmente encore la présence instrumentale de ritournelles, préludes et postludes intercalés relançant sans cesse une rhétorique parfaitement agencée. On relèvera cependant une certaine rareté des récits de dessus, liée à l’absence de femmes à la Chapelle Royale durant cette période comme le précise Laurence Decobert dans son remarquable ouvrage consacré à Henry Du Mont.

Il serait totalement vain ici de détailler cet art de la mosaïque musicale où tant d’épisodes se succèdent avec une liberté et une rapidité confondantes. Témoignons néanmoins ici du caractère extraordinaire de ces motets en évoquant certains de leurs plus beaux moments. Le Veniat dilectus meus s’ouvre sur un allègre prélude dont émerge la taille (magnifique Antonin Rondepierre) : le banquet des Noces au jardin peut s’ouvrir, les invités se joignant avec empressement aux réjouissances. Vox dilecti mei pulsantis laisse place à un récit de basse-taille (éloquent David Witczak) débouchant sur un autre de taille très orné (vocalises délicates sur guttis). Quelques mesures plus loin, l’ambiance nocturne laisse place à un sommeil admirable où le Concerto Soave fait merveille. Le Quia amore langueo donne lieu à un épisode fugué aux voix solistes auxquelles le chœur se superpose. Tout demeure en suspension comme dans un rêve. Il y a peu de rupture avec le Quo abiit dilectus tuus, à peine une légère accélération qui prépare à la jubilation qui gagne à la reprise des paroles initiales : l’époux arrive, source d’une joie suprême.

L’Ego flos campi adoptant une tonalité mineure, le caractère en est tout autre. Une légère mélancolie est ici introduite. Le Sub umbra donne lieu à un ensemble plein de sensualité pour évoquer le repos à l’ombre de l’époux désiré. Le doux balancement du trois temps permet un dialogue savoureux entre les voix de récit et les parties instrumentales. L’entrée dans le cellier royal donne à Clément Debieuvre (haute-contre) la possibilité de briller avec une voix qui s’envole avec aisance dans l’aigu (moment particulièrement saisissant). Si le chœur danse sur Fulcite me floribus, c’est à nouveau la douceur qui l’emporte sur Quia amore langueo, les voix donnant vraiment l’impression de monter au ciel. L’épouse (très belle voix chaude et capiteuse du dessus de Marine Lafdal-Franc) bénéficie alors d’un long récit langoureux à souhait. Durant ces sections émergent parfois quelques dessus instrumentaux (ici une flûte, là un violon) apportant une couleur raffinée mais sans la moindre ostentation. Tout n’est que délicatesse. Le Pulchra es peut être envisagé comme une prière mariale plus ou moins déguisée donnant lieu à un ambitieux épisode choral culminant sur acies ordonata. Une pompeuse ritournelle lullyste se voit aussitôt contredite par un autre récit de dessus apaisé s’étoffant peu à peu en duo, le tout s’amplifiant mesure après mesure : les mandragores et les fruits répandent leurs odeurs. Illuminée du mode majeur, la conclusion monte en puissance à la manière d’un grand plein jeu d’orgue pour trouver son repos sur le délicieux ornement des dessus.

Le Nolite me considerare s’ouvre par un prélude empreint d’une gravité presque douloureuse (Charpentier n’en eût pas renié les magnifiques dissonances). L’atmosphère d’abord attristée devient ensuite plus vindicative sur Filii matris pour déboucher sur un autre récit de haute-contre, particulièrement bien rendu où s’expriment de touchantes plaintes dans le registre aigu. L’injonction Indica mihi donne lieu à un dialogue plein d’urgence qui s’intensifie entre voix de récit et chœur (ubi pascas, ubis cubes) avant qu’un récit ne vienne par ses longs mélismes évoquer la crainte de l’égarement à suivre les troupeaux des compagnons du Bien-Aimé. Le retour de la confiance sur Dilectus meus ne permet plus le doute et un délicieux ensemble sur Donec aspiret dies, au sein d’un écrin instrumental somptueux (écoutez ces basses si merveilleuses, pleines d’onctuosité), se développe avant que le bonheur s’exprime avec une joie plus extérieure sur Revertere. Les bondissements du chevreuil sur les monts de Béthel viennent conclure rapidement ce motet qu’Olivier Schneebeli, qui signe un texte très inspiré, considère comme son préféré. Il peut en outre se montrer particulièrement satisfait du niveau de perfection atteint par Les Pages et les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles qui signent peut-être ici l’une de leurs meilleures contributions : nuancés, précis, ils parfument ces œuvres d’une fraîcheur admirable qu’aucune autre formation ne saurait leur disputer.

Très judicieusement ajouté aux motets de Robert, le Dum esset Rex d’Henry Du Mont vient compléter la discographie déjà développée de cet excellent compositeur. Daté de 1677, ce grand motet mobilise aussi le Cantique des Cantiques avec une inspiration particulièrement heureuse. Adoptant la tonalité principale d’ut majeur (comme le Veniat dilectus de Robert), cette très grande page de musique sacrée mobilise une texture instrumentale à quatre parties, petit et grand chœurs. S’ouvrant sur une ample ritournelle, le début laisse les voix solistes, rejointes bientôt par le grand chœur, s’emparer du matériau thématique initial dans une atmosphère de sérénité totale. Vantant la beauté de la bien-aimée, les petits ensembles qui suivent permettent de comprendre pourquoi Lully professa son admiration pour Du Mont en disant : « Je l'aime ce bon homme, Monsieur Du Mont : il est naturel ». Tout coule avec évidence. Il est intéressant de comparer aussi le traitement du Quia amore langueo avec celui rencontré chez Robert. Un duo exquis, très développé permet un dialogue merveilleux entre haute-contre et basse-taille avant que le chœur ne vienne sur Adjuro vos, filiae Jerusalem apporter sa puissance. L’allégresse contamine peu à peu le Dilectus meus candidus (très bel envol des violons) pour réitérer l’exhortation Adjuro vos, déclamée avec encore plus de vigueur. Le mode mineur fait son irruption dans un passage très italianisant sur Ut nuntietis ei quia amore langueo, venant apporter juste ce qu’il faut de trouble et d’émoi (un véritable frisson musical vous traverse). C’est alors une apothéose céleste qui dispense sa lumière rayonnante, le chœur s’appropriant ces mêmes paroles mais cette fois avec une certitude qui témoigne d’un amour indestructible. Cette immense coda repousse sans cesse sa fin et vous laisse dans un sentiment d’extase indescriptible, comme si cette musique d’une beauté à couper le souffle vous habitait dorénavant pour l’éternité.



Publié le 06 déc. 2021 par Stefan Wandriesse