Händel vs Scarlatti - Gaudio

Händel vs Scarlatti - Gaudio ©
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Virtuosité du clavecin et fougues des jeunesses

Alors qu’ils n’étaient encore que de jeunes musiciens en plein début de carrière, Georg Friedrich Händel (1685-1759) et Domenico Scarlatti (1685-1757) se sont rencontrés en Italie en 1708, à Venise plus exactement lors d’un bal masqué. Ils ont depuis partagé une amitié et une admiration mutuelles, malgré leurs tempéraments opposés. Remarqués l’un et l’autre par la noblesse italienne, c’est surtout à Rome que la reconnaissance fut le plus récompensée. C’est justement à Rome en 1709, à l’initiative du cardinal Pietro Ottoboni, que les deux jeunes musiciens, tous deux âgés de vingt-quatre ans, furent invités à divertir le cardinal et sa cour en s’affrontant l’un l’autre lors d’un duel musical au Palazzo Corsini.

Le claveciniste italien Cristiano Gaudio n’en est pas à son premier enregistrement. Mais ayant fêté ses vingt-quatre ans cette année, il propose à l’auditeur contemporain de revivre ce concert exceptionnel entre ces deux grands musiciens virtuoses dont l’œuvre fascine encore 312 ans après. Si l’on sait que ce duel a eu lieu, au clavecin et à l’orgue, on ignore cependant les œuvres qui furent au programme de ce concert. Le jeune musicien imagine alors un programme à la fois, imaginaire et historiquement informé, réunissant quelques-unes des meilleures compositions des deux jeunes compétiteurs afin de démontrer au clavecin leurs compétences de création, d’ornementation, de variation et d’improvisation.

La première partie de l’enregistrement met en confrontation directe les deux compositeurs en présentant des extraits de toccatas ou de sonates, permettant ainsi à l’auditeur de comparer avec facilité, au risque de le frustrer un peu de ne pas en entendre davantage, tant il peut être séduit. La seconde partie fait justement entendre des extraits et des corpus un peu plus longs, permettant d’apprécier les interprétations par une écoute plus globale, moins isolées. Car le touché de Cristiano Gaudio étant toujours très net, constant et phrasant avec une pleine conscience des discours musicaux, l’auditeur se prend immédiatement au jeu, très plaisant, de comparer les manières de chacun des deux compositeurs. Ce serait un tort de ne pas saluer la prise de son de Ken Yoshida qui permet d’entendre au plus proche des cordes, offrant le plaisir d’entendre le pincement sans que l’on soit pour autant gêné du mécanisme et d’une certaine acidité que l’on pourrait craindre de cet instrument. Cette écoute comparative est d’autant plus évidente par l’utilisation particulièrement intéressante de deux clavecins construits par Bruce Kennedy : l’un allemand d’après les instruments du facteur Michael Mietke, pour les œuvres de Händel, l’autre italien d’après des modèles italiens du XVIIe s., pour les œuvres de Scarlatti. Ainsi, le premier fait entendre un timbre assez rond avec des harmoniques bien équilibrées, tandis que le second paraît plus léger avec davantage d’harmoniques aiguës et donc plus de brillance.

Pour les œuvres de Scarlatti, on comprend dès la fugue de la Sonate K.82 que le compositeur et musicologue Charles Burney rapportait que l’on avait « l’impression que mille diables étaient à l’instrument » (General History of Music – 1776) tant le discours demande une agilité fascinante. On se mettrait presque à regretter de ne pouvoir voir le musicien jouer, s’imaginant la prouesse également spectaculaire lors d’un concert. Cette virtuosité démonstrative et fort séduisante est d’ailleurs la grande qualité de Scarlatti, qui sans doute lui fit remporter le duel en ce qui concerne le jeu au clavecin – tandis que Händel aurait remporté le duel à l’orgue. On peut en effet être charmé par les rythmes systématiques qui accompagnent les surprises de la mélodie de la gavotte allegro de la Sonate K.64, par le dialogue sautillant de l’allegrissimo de la Sonate K.43 ou des jeux, tels un cache-cache d’enfants agiles, des mouvements allegro des Sonates K.33 et K.53. Avec Scarlatti, on s’amuse et on admire l’agilité de l’interprète, même lorsque que les thèmes sont complètement cachés dans la tempête de notes qui déferle. On apprécie néanmoins la sombre fugue de la Sonate K.58, au thème chromatique descendant, grâce à l’interprétation de Cristiano Gaudio qui laisse les différentes voix bien distinctes.

Händel est sans doute moins démonstratif mais il n’en est pas moins virtuose, comme le montre notamment le capriccio de la Toccata 9. C’est que surtout, ses talents sont d’abord au service de son inventivité musicale, d’un sens merveilleux de la mélodie qui trouvera toute sa place lors de sa carrière opératique quelques années plus tard. C’est ainsi que les ornements et les variations, magnifiés sous les doigts du jeune musicien, participent au discours musical et y sont à son service, ce qui peut charmer davantage, surtout dans les numéros moins démonstratifs, tel le larghetto de la Sonate en sol mineur HWV 478. On apprécie particulièrement la Chaconne en sol majeur HWV 435 dont le thème aux allures nobles et varié avec une virtuosité fougueuse admirable ou un lyrisme absolument charmant, toujours avec des propositions de couleurs très séduisantes.

On peut se montrer reconnaissant de cet enregistrement, édité par L’Encelade et disponible dès le 5 novembre 2021, au programme aussi original que musicalement et historiquement sérieux, avec une proposition interprétative absolument séduisante.



Publié le 13 oct. 2021 par Emmanuel Deroeux