Les Indes Galantes - Jean-Philippe Rameau

Les Indes Galantes - Jean-Philippe Rameau ©Alpha Classics Outhere
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Rameau, homme-sandwich

Un opéra est une coproduction associant cinq acteurs : le librettiste raconte une histoire, le compositeur la met en musique, le scénariste les inscrit dans un contexte et le chef anime l’ensemble, tandis que les interprètes (instrumentistes, chanteurs, danseurs, comédiens) l’incarnent. Lorsque tous ces acteurs « entonnent l’unisson » (Rameau), le message et l’émotion musicale glissent de l’un à l’autre pour finir par envelopper le public. En revanche, si certains d’entre eux tentent d’affirmer leur singularité, le spectateur est bousculé comme il le serait sous l’effet d’une modulation enharmonique. Et ce phénomène, Rameau le décrit ainsi (Génération harmonique - 1737) : d’abord « révolté,… le moment de la surprise passe comme un éclair, et bientôt cette surprise se tourne en admiration. » Et c’est précisément ce qui s’est déroulé lors du spectacle gravé sur le DVD : tous les acteurs jouent de leur singularité et les spectateurs de l’opéra de Bordeaux sont manifestement passés par toutes les phases décrites par Rameau : l’indignation pour certains, l’étonnement pour d’autres et finalement l’enthousiasme pour la plupart si l’on en croit les applaudissements nourris à la fin de la représentation.

Commençons par le livret. Louis Fuzelier est un auteur prolifique et éclectique, passant aisément des cantates aux airs à boire, du livret d’un opéra à sa parodie pour théâtre de foire. Mais il apparaît aussi comme un auteur engagé. Le livret des Indes Galantes serait-il l’ouvrage d’un militant ?

Le prologue suit globalement la même trame que l’ouverture de l’Europe Galante, opéra-ballet mis en musique par André Campra en 1695. A deux différences près, particulièrement significatives. Campra y rend un hommage appuyé à « Louis, le plus parfait des Rois » alors que Fuzelier se dispense de toute marque de déférence à l’égard du souverain régnant. Si, chez Campra, la fête organisée en l’honneur de Vénus est perturbée par la Discorde, celle qui est donnée dans le jardin d’Hébé est interrompue par Bellone. Or, le choix de Bellone est lourd de sens. L’irruption de la déesse de la Guerre dans la mythologie romaine sonne comme une dénonciation de la politique guerrière de Louis XV. D’autant que Bellone incarne davantage les horreurs de la guerre que ses aspects héroïques.

Mais la critique sociale se manifeste à d’autres endroits de la pièce. Dans la première entrée, Le Turc généreux, Osman est amoureux d’Emilie, sa prisonnière. Mais celle-ci aime toujours Valère. Or, après le naufrage de son bateau, Valère se trouve, lui aussi, prisonnier d’Osman. Lorsqu’ils se voient, ils se reconnaissent : dans le passé, Osman avait lui-même été prisonnier de Valère et celui-ci l’avait libéré. En signe de reconnaissance, Osman renonce à Emilie et rend leur liberté aux deux amants, les couvrant de présents. Cette scène veut souligner que les vertus ne sont pas forcément le lot de ceux qui se prétendent les plus civilisés. Ce thème est d’ailleurs très répandu dans la littérature et les arts de cette époque. Au demeurant, la trame est largement inspirée d’un fait d’actualité, l’acte de générosité de Topal Osman Pacha étant rapporté dans le numéro de janvier 1734 du Mercure de France. Dans la seconde entrée, Les Incas du Pérou, Phani aime l’espagnol Don Carlos. Or, le grand-prêtre Huascar veut absolument l’épouser. Lors d’une célébration du Soleil, il provoque l’explosion d’un volcan afin de signifier le mécontentement des dieux face aux hésitations de Phani. Finalement, Don Carlos dénonce Huascar, l’accusant d’avoir lui-même provoqué l’explosion. Découvert, celui-ci disparaît dans les flammes. Cette scène peut être lue comme le procès de tous ceux qui abusent des pouvoirs que leur confèrent les institutions, civiles ou religieuses. La troisième entrée, Les Fleurs – Fête persane, met en scène un prince persan, Tacmas, amoureux de Zaïre, une esclave d’Ali. Il se déguise en femme pour vérifier si cet amour est partagé. De son côté, Ali est amoureux de Fatime, une esclave de Tacmas. L’affaire connaît une fin heureuse, les deux couples s’unissant au terme de quelques rebondissements et autres malentendus. En revanche, cette scène ose une transgression morale en déguisant en femme les deux soupirants. A l’époque de Rameau, ce déguisement « transsexuel » a choqué au point de contraindre à une réécriture de cette séquence. Enfin, la quatrième entrée, Les Sauvages, reprend l’analyse de Campra sur les stéréotypes amoureux caractérisant les peuples d’Europe : si le Français est volage et l’Espagnol jaloux, c’est l’Indien Adario qui, à l’image du mythe du « bon sauvage », apparaitra comme l’amant le plus sincère.

Venons-en au musicien. Il n’est pas plus conformiste que son librettiste. Son père le destine à la magistrature ; il sera musicien. Titulaire de différents postes d’organiste, il ne compose pas pour cet instrument mais devient célèbre pour ses pièces de clavecin. Ses pairs entrent souvent dans la carrière musicale par la voie de la virtuosité instrumentale ; lui se consacre à la théorie au point d’être affublé par Voltaire du surnom d’« Euclide-Orphée », une manière de dire « musicien géomètre » (Philippe Beaussant). En effet, Rameau est persuadé que la musique et la physique sont inséparables. Soumettant l’oreille à la raison, il repense les principes de l’harmonie et la libère des théories héritées du passé. Avant Rameau, c’était le chaos, constate Jean-Benjamin de La Borde dans son Essai sur la musique ancienne et moderne (1780) ; avec Rameau, la théorie musicale trouve «tout à la fois la lumière et l’ordre ». Lorsqu’il aborde le répertoire lyrique, Rameau a cinquante ans, une réputation bien établie de compositeur pour clavecin et un solide bagage théorique dans le domaine musical. Son premier opéra, Hippolyte et Aricie (1733), aura le succès de toute création exhalant un parfum de nouveauté. Mais il est critiqué pour sa musique dense qui fait de l’ombre au texte et au spectacle. Au point, déclare Charles Collé dans son Journal historique (1757), que « Rameau a toujours immolé les poètes aux danses et aux ballets… ; il lui faut un valet de chambre parolier » bien plus qu’un librettiste. Tirant les enseignements de sa première expérience lyrique, il change de registre : sa nouvelle production, Les Indes Galantes, sera un opéra-ballet. La musique y occupe, par définition, un large espace qu’il remplit d’ouvertures et de symphonies, d’airs de danses et de mouvements de ballets. Pourtant, il était exclu de négliger le livret et cela pour une raison pratique : son auteur était aussi l’un des principaux rédacteurs du Mercure de France, organe de presse par lequel se font et se défont les réputations. Malgré leurs singularités respectives, l’auteur et le compositeur concevront donc une pièce trouvant peu à peu son équilibre.

Et cet équilibre, il a fallu le préserver au gré des transformations successives. L’œuvre a été créée le 23 août 1735 à l’Académie Royale de Musique. Elle comprend alors un prologue et deux entrées (pour un opéra-ballet, une entrée correspond à un acte dans une tragédie lyrique). A la troisième représentation, le 28 août 1735, une troisième entrée est ajoutée (Les Fleurs), puis une quatrième le 10 mars 1736 (Les Sauvages). La représentation que nous connaissons aujourd’hui est donc le résultat d’une construction progressive. Mais chacune de ces parties a elle-même évolué, parfois de façon importante. Ces amendements sont dus « aux judicieuses remarques du public » (Mercure de France – septembre 1735), façon fort diplomatique de désigner des corrections faites sous la pression des spectateurs, comme pour la scène des Fleurs déjà évoquée. Pour la représentation enregistrée à l’opéra de Bordeaux, Christophe Rousset affirme, lui aussi, une forme de singularité en choisissant une partition un peu oubliée dans les fonds de la Bibliothèque de la Ville de Toulouse. Le manuscrit, daté de 1750, diffère de ceux qui ont servi de référence à d’autres enregistrements, notamment le CD gravé par les Arts Florissants en janvier 1991. L’absence de livret accompagnant le DVD constitue ici un handicap pour qui s’intéresse au texte autant qu’à la musique. C’est donc une partition relativement tardive, largement retravaillée au fil du temps, qui a été soumise au metteur en scène.

La palme de la singularité est attribuée à la mise en scène de Laura Scozzi. Elle ne laisse personne indifférent. Moins que la nudité des danseurs, ce sont des effets de contraste violents qui ont heurté notre subjectivité. Ils sont provoqués par le conflit opposant une musique composée pour le divertissement à des images triviales comme l’irruption sur scène de Bellone monté sur un quad, la scène de générosité du Turc Osman se déroulant à proximité d’une bouche d’évacuation des eaux usées, l’Indien Huascar transformé en chef d’une bande de narcotrafiquants, la belle scène des Fleurs transportée dans le triste désert iranien ou l’invasion des placards publicitaires pour décors d’une scène galante en territoire indien.

Ecoutons maintenant Laura Scozzi confier les clés de sa mise en scène dans le livret accompagnant le DVD. Elle ne vise pas une « reconstitution historique » mais entend transposer les scènes du passé dans notre univers actuel. N’était-ce pas déjà l’intention du librettiste lorsque, dans la préface aux Indes Galantes, il déclarait vouloir faire œuvre originale en essayant « de divertir sans le secours des Dieux et des Enchanteurs »? Pour Laura Scozzi, il ne s’agissait donc pas seulement de costumer les acteurs à la mode du XXIème siècle. Elle a décidé d’appliquer sa grille d’analyse de la société d’aujourd’hui à un livret rédigé il y a 280 ans. Ceci la conduit à modeler la matière originelle en référence à deux de ses convictions : la redoutable montée des individualismes et l’effet désastreux des jeux de pouvoir exercés « sur les autres et le monde qui nous entoure ». Par le jeu de sa mise en scène, la pièce finit par reposer sur de nouveaux équilibres. Ainsi, elle réduit l’espace réservé aux danses et accentue la dimension spectaculaire de l’œuvre. Deux exemples parmi d’autres permettent d’en prendre la mesure. Initialement, l’entrée Les Fleurs était conçue comme une scène de divertissement amplifiée par la décoration imaginée par Giovanni Niccolo Servandoni. Elle avait ébloui le public jusqu’à contribuer à produire « le plus brillant spectacle qui ait jamais paru sur la scène lyrique » (Mercure de France – septembre 1735). Laura Scozzi efface le merveilleux de cette scène et remplace les ballets par un défilé de mannequins en sous-vêtements féminins, livrées à la virilité méprisante de mâles dominateurs dans le cadre sinistre du désert iranien au point de provoquer un décalage dérangeant entre la mise en scène et la partition musicale. De même, dans toutes les parties de l’ouvrage, elle introduit des scènes de mime, au comique efficace, adroitement interprétées par les trois Amours envoyés en mission par Hébé aux quatre coins des Indes. Ces scénettes apportent un peu de fraîcheur dans des situations dramatiques comme lorsqu’ils passent les contrôles de sécurité avant de prendre l’avion pour les Indes, qu’ils repêchent des poupées représentant les marins naufragés au large de la Turquie, qu’ils dansent une gavotte endiablée sous l’emprise de la cocaïne après avoir pris la drogue pour du sucre. Mais ils peuvent avoir un air plus grave lorsqu’ils incitent les femmes bafouées à la révolte. La qualité de leur prestation a d’ailleurs obtenu un beau succès à l’applaudimètre. Finalement, Laura Scozzi aura transformé une œuvre de divertissement en une œuvre militante, qui fourmille de trouvailles et de coups de griffes. En fin de représentation, cela lui a valu quelques huées et sifflets … qui ne l’ont pas particulièrement émue.

En fin de compte, les interprètes ont été confrontés à une nouvelle création des Indes Galantes : livret réinterprété, partition en partie inédite, mise en scène audacieuse et percutante. Le défi était de taille ; il a été relevé avec beaucoup d’intelligence par l’ensemble de la troupe.

Commençons par l’orchestre. Sa réputation n’est plus à faire. Comme à son habitude, il a été remarquable de bout en bout de la représentation : agile dans les ouvertures des quatre entrées, réaliste lors des symphonies descriptives (tempête, explosions, orage), enjoué pour les airs de danse et fidèle soutien des chanteurs. Il interprète la chaconne finale avec une grande sensibilité, alliant subtilement des poussées martiales à des élans de tendresse. Quant à la troupe de danseurs, elle a courageusement relevé le défi de la nudité. Dès l’ouverture, elle est allée bien plus loin que la stricte représentation, incarnant de façon démonstrative l’innocence des premiers occupants du jardin d’Eden. Leur complicité avec Hébé illustre aussi bien que possible ce que pourrait être la joie de vivre en symbiose avec la Nature. Amel Brahim-Jelloul a interprété une Hébé très convaincante. Bien plus encore, elle a été une pièce maîtresse de l’ensemble de cette représentation. Non seulement parce qu’elle a interprété plusieurs rôles (Hébé, Phani, Fatime), mais surtout pour ses talents de soprano alliés à la grâce dans ses mouvements sur scène. Son interprétation est de toute beauté dans le jeu à trois qu’elle mène avec les danseurs et le chœur (Musettes, résonnez, résonnez dans ce riant bocage). Elle est attendrissante lorsque, dans la scène 2 des Incas, elle supplie d’une belle voix libérée : Viens hymen, viens m’unir au vainqueur que j’adore. Et c’est en virtuose qu’elle appelle le Papillon inconstant/vole dans ce bocage, grimpant dans les aigus avec une grande aisance. Soulignons également la beauté des dialogues qu’elle engage avec Don Carlos et Tacmas, interprétés par Anders Dahlin. Ce dernier apparaît ici comme un comédien talentueux (Les Sauvages) autant qu’il est un chanteur remarquable. Sa voix est claire et sa diction exemplaire. En outre, il passe des aigus aux graves sans affectation. Quant à Benoît Arnould, il déploie une voix de basse percutante, notamment lorsqu’il occupe le jardin d’Hébé pour lancer un vibrant et martial à la jeunesse : la gloire vous appelle. Judith Van Wanroij révèle une belle maîtrise des aigus et une science des nuances et des modulations, particulièrement quand elle interprète une Emilie amoureuse: Régnez, Amour, ne craignez point les flots. Sa voix est puissante et domine les élans de l’orchestre lors de la scène de la tempête de la première entrée. Thomas Dolié (Adario) et Nathan Berg (Huascar) ont convaincu, l’un dans le registre du ténor à la diction soignée, l’autre dans celui d’une basse profonde bien maîtrisée. Vittorio Prato est également remarquable dans les airs de basse, même si sa diction semble à la merci de sa voix gutturale. Un dernier mot sur le chœur de l’opéra de Bordeaux conduit par Alexander Martin. Il a été fort présent, dans la musique comme sur scène. Le chant en situation exige davantage de maîtrise collective que le chœur statique habituel : il a parfaitement tenu son rang. Tout au long de la pièce, il a été un créateur d’émotion, de la joie de la libération (Volez, Zéphyrs, tendres amours de Flore - Le Turc généreux, scène 6) à la profondeur de la vénération (Brillant soleil, jamais nos yeux dans ta carrière/N’ont vu tomber de noirs frimas - Les Incas, scène 5). Il a même été lui-même un acteur dans le double jeu de la mise en scène : tandis qu’il entonne un majestueux Triomphez, agréables fleurs, des femmes bafouées défilent en portant des pancartes dénonçant les violences dont elles sont les victimes.

Pendant que défile le générique, nous imaginons un homme-sandwich apparaissant à l’écran. Il porte deux placards. Sur l’un, nous distinguons des tonalités exotiques, raffinées, divertissante et galantes d’une époque révolue ; sur l’autre, nous lisons des appels à combattre les dérives contemporaines comme le drame des migrants dans le Turc généreux, la lutte contre le trafic de drogue dans Les Incas du Pérou, la libération de la femme dans Les Fleurs et l’exploitation raisonnée des ressources naturelles dans Les Sauvages. Cet homme, c’est Monsieur Rameau. Comme à son époque, ses œuvres suscitent le débat. Et tant qu’elles susciteront le débat, elles resteront bien vivantes. Ce DVD en est une incontournable démonstration.

Publié le 18 mai 2016 par Michel BOESCH