Intuitions - Bach

Intuitions - Bach ©
Afficher les détails
Union mystique du violon et de l'orgue

Pratiquée de tous temps par les musiciens, la transcription est une opération consistant à remplacer un instrument (généralement soliste) par un autre dans une œuvre donnée. Jean Sébastien Bach (1685-1750) la pratiqua couramment et nombre de ses concertos sont des transcriptions pour clavecin d’œuvres d'Antonio Vivaldi (1678-1741) prévues pour d'autres instruments solistes. Dans le cas des œuvres de Bach écrites pour orgue (sinfonie, sonate en trio, chorals) ou violon seul (Partita en si mineur) faisant partie du présent enregistrement, les transcriptions réalisées présentent la particularité de confier une voix de la musique originale à un instrument supplémentaire: le violon dans les œuvres pour clavier et l'orgue dans la partita.

Le but de l'opération est clairement expliqué dans la notice du disque et devient limpide à son écoute. La voix du violon que l'oreille tendrait à privilégier de manière spontanée en tant qu'instrument soliste dans le cadre familier du duo violon et clavier, ne joue pas tout à fait ce rôle ici. En fait le violon s'invite parmi les multiples jeux de l'orgue et s'y intègre si bien que ce que l'oreille entend n'est plus un duo pour violon et orgue mais en quelque sorte un nouvel instrument.

La collaboration des deux artistes à la réalisation de ce nouveau concept musical nécessitait que plusieurs conditions fussent remplies. Tandis que le violon devait adapter son timbre, son phrasé et les articulations de son chant à ceux de l'orgue, l'organiste devait trouver les jeux qui s'harmonisaient le mieux avec l'instrument à cordes frottées et avec les affects que la musique de Bach exprimait. Dans cet exercice les possibilités étaient infinies et chaque exécution était une aventure unique avec un caractère improvisé et aléatoire totalement en phase avec l'esprit de la musique baroque.

La Sonate en sol majeur BWV 1021 qui ouvre ce programme est la seule à n'avoir pas fait l'objet d'une transcription. Ecrite pour violon et continuo, elle fut probablement composée vers 1718 alors que Bach résidait à Coethen. L'accompagnement qui consiste en une ligne de basse chiffrée, permet à Elisabeth Geiger une certaine liberté dans la conduite des voix intermédiaires. Dans l'admirable Adagio initial écrit dans la tonalité lumineuse de sol majeur, l'attention est focalisée sur le son magnifique du violon de Stéphanie Paulet qui plane à de célestes hauteurs. Le jeu pur et sobre de l'artiste nous permet d'admirer l'incroyable beauté du chant, un cantabile au potentiel expressif infini. Une évolution se dessinait dans les mouvements suivants et l'on voyait le violon rentrer petit à petit dans le rang. Dans le brillant Presto final la registration choisie par Elisabeth Geiger avec un jeu de voix humaine créait un espace sonore scintillant dans lequel le violon achevait de se fondre.

Les sept sinfonie au programme, composées à la fin du séjour de Bach à Coethen (environ 1720), me paraissent être les œuvres dans lesquelles l'intégration du violon dans une architecture sonore nouvelle, est la plus profonde. Pensées par Bach pour le clavier, ces courtes pages très concentrées ne sont pas simplement adaptées pour violon et orgue mais en fait transfigurées par cette opération. Le violon fait partie maintenant des jeux de l'orgue à tel point que l'on ne sait plus qui chante et qui accompagne. Ces sinfonie sont un prodige d'invention à la fois mélodique et contrapuntique et on peut dire que ces qualités sont exaltées dans l'interprétation des deux artistes et dans la synergie qui résulte de leur collaboration. Elles sont toutes admirables mais j'ai été particulièrement sensible à la Sinfonia en sol mineur BWV 797 dont la liberté mélodique et expressive et le caractère rêveur m'ont évoqué quelque intermezzo de Johannes Brahms (1833-1897). Autre sinfonia étonnante, celle en fa majeur BWV 794 dont la registration pastorale de l'orgue déteint sur le violon qui sonne comme une musette. L'agrément mélodique de cette pièce est tel qu'on en oublie le contrepoint rigoureux en forme de fugue. La Sinfonia en si mineur BWV 701 qui terminait cette partie de l'enregistrement, est sans doute la plus impressionnante de toutes avec son contrepoint agressif, sa rudesse et la motricité de ses triples croches qui semblent emporter tout sur leur passage.

On reste dans les mêmes sphères avec la Sonate en trio pour orgue n°4 en mi mineur BWV 528, composée pour Wilhelm Friedemann Bach (1710-1784), le fils préféré. Le fac simile de la partition originale comporte trois portées, en clés de sol, ut 4 pour les deux claviers et fa pour la pédale. Un court Adagio précède un Vivace dansant et fougueux. Le prodigieux Andante central en si mineur, 4/4, s'apparente à une passacaille, il est basé sur un ostinato de deux mesures, répété avec des modifications 24 fois aux trois portées, et un contre-chant syncopé qui parcourt également tout le mouvement. La variété harmonique et rythmique de ce mouvement est inépuisable. Le troisième mouvement, Un poco allegro, 3/8, débute innocemment à la manière d'un menuet mais les huit mesures liminaires sont en fait le sujet d'une fugue complexe dans laquelle un contre-chant en triolets de doubles croches apporte une puissante énergie motivique. Une fois de plus, le violon magique de Stéphanie Paulet s'invite dans cette architecture grandiose, s'unit avec les voix de l'orgue et ne fait plus qu'un avec elles.

La Partita n° 1 BWV 1002 (environ 1720), composée dans la tonalité tragique de si mineur fait partie d'un ensemble de six œuvres composées pour violon seul. Johannes Brahms a dit à propos de la Partita n° 3 en ré mineur que « Bach crée un monde de pensées profondes et de puissantes sensations », et cette formule s'applique évidemment à la Partita en si mineur. Conçue par Bach pour violon seul, elle donnait l'occasion d'écrire une partie d'orgue dans les limites strictes du schéma harmonique dessiné par le violon, initiative pleinement justifiée puisque Bach réalisa lui-même des transcriptions pour orgue de certains mouvements de ses partitas. Stéphanie Paulet joue magistralement la première partie de l'Allemande en solo. Cette partie riche en doubles cordes et en accords de trois ou quatre notes, est harmoniquement explicite mais évidemment contenue dans les limites de la tessiture de l'instrument. L'orgue intervenait lors de la deuxième partie et l'élargissement du cadre sonore procurait une sensation de plénitude sans qu'on pût émettre à aucun moment la moindre réserve stylistique. La grandeur et la solennité de cette Allemande était ainsi magnifiée dans cette deuxième partie ainsi que dans le Double qui suivait. A son tour Elisabeth Geiger intervenait en soliste dans une pre-Corrente (Courante) de son invention et utilisait pour cela le cornet du récit de l'orgue de Charolles. Le cadre harmonique était donné et la Corrente pouvait s'épanouir au violon comme à l'orgue, d'abord dramatique dans son premier exposé puis beaucoup plus légère dans les doubles croches aériennes de son Double. La sublime Sarabande, sommet expressif de la Partita, était confiée à l'orgue seul dans le premier exposé de la première partie. Le violon intervenait dans la reprise et dans toute la deuxième partie. L'exécution de cette Sarabande par les deux artistes faisait monter les larmes aux yeux. Je signale en passant la ressemblance de ce début de Sarabande avec le Tempo di menuetto de la Sonate en mi mineur K 304 de Wolfgang Mozart (1756-1791) pour violon et pianoforte. Dans le Double de la sarabande, la mélodie principale était confiée au traverso du positif tandis que la basse appartenait désormais au violon. Cette distribution des rôles inattendue, trouvaille inspirée, créait du même coup une atmosphère irréelle et nimbée de mystère. Ma seule réserve concerne la Bourrée. Nonobstant l'excellence de l'exécution, le mariage alchimique entre le violon et l'orgue ne m'a pas semblé se produire du fait peut-être du caractère prosaïque de cette danse interdisant toute union mystique. Cette dernière était par contre pleinement réalisée dans le choral du Veilleur Wachet auf ruft uns die Stimme BWV 645 qui terminait le programme.

Stéphanie Paulet et Elisabeth Geiger sont déjà connues dans ces colonnes pour leur interprétation de pièces du 17ème siècle contenues dans le disque Minoriten Konvent, et pour la première nommée d'un recueil de sonates pour violon et pianoforte de Mozart. La pureté et l'éclat du violon baroque de Stéphanie Paulet sont admirables. Posé sur la clavicule sans coussin ni mentonnière, l'instrument non entravé peut chanter librement et exprimer ses brillantes couleurs sonores et les sentiments les plus profonds. Comme il se doit dans la musique du temps de Bach, le vibrato est absent ou utilisé avec parcimonie en tant qu'ornement et les affects sont pleinement rendus par les variations de vitesse et de pression de l'archet. Ces propos sembleront des truismes pour certains mais il était bon qu'ils fussent rappelés. On voit qu'Elisabeth Geiger éprouve un plaisir infini à toucher cet orgue de Charolles dont les volutes s'accordent si bien avec la musique baroque et à nous communiquer sa passion pour ce merveilleux instrument au vu de la richesse des jeux qu'elle utilise et de leur adéquation au style de la musique. Comme on l'a déjà dit, les interactions obtenues et potentielles de ces deux artistes d'exception sont sans limites et nous font rêver à une exécution en concert.

Alors précipitez vous sur ce disque, vous n'en tirerez que du bonheur et comme moi, vous ne pourrez plus vous en passer !



Publié le 16 mars 2021 par Pierre Benveniste