Le Jardin des délices

Le Jardin des délices ©Les belles écouteuses
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Du jardin au salon : cantate et suites françaises

Pour un jeune ensemble qui se lance dans son premier enregistrement, la question du programme s’avère cruciale. Choisir des œuvres déjà enregistrées expose fatalement aux comparaisons. Adopter l’originalité peut vous marginaliser en n’attirant que les collectionneurs et amateurs de raretés. Profitant d’une résidence au château de Bourdeilles dans le Périgord, Le Vertigo choisit la voie du compromis pour trancher ce dilemme, en offrant successivement des pièces pour lesquelles nous disposons déjà de versions -de surcroît intégrales- (par le Ricercar Consort ou Musica Pacifica pour Marin Marais ou les trois volumes parus chez Brilliant Classics pour Robert de Visée) mais également d’une cantate jusque-là absente de la discographie, à savoir Adam d’Élisabeth Jacquet de la Guerre.

C’est du reste cette référence biblique, nous plongeant en plein Eden, qui nous vaut ce titre Jardin des délices . Toutefois, malgré les touches pastorales qu’apportent les flûtes, c’est l’univers du salon qui prévaut ici, permettant d’imaginer un petit concert donné chez Madame de Maintenon. Le choix d’un sujet tiré des « Écritures » comme d’œuvres de musiciens de la fin du règne de Louis XIV et de son proche entourage pourrait tout à fait accréditer une telle hypothèse. Marin Marais donnait ses suites pour les « couchers du Roy ». Robert de Visée charmait un monarque vieillissant, qui avait toujours marqué une prédilection pour les instruments à cordes pincées qu’il pratiquait lui-même. Quant à la compositrice Élisabeth Jacquet de la Guerre, présentée comme enfant prodige « au Roy », elle bénéficia par la suite de marques d’affection régulièrement renouvelées par celui-ci comme par son épouse morganatique, qui en appréciait l’indéniable talent.

Si les pages instrumentales sont défendues avec engagement et fraîcheur, on peut néanmoins s’interroger sur la pertinence d’avoir intégré, au sein de suites cohérentes en elles-mêmes, des pages pour viole seule et basse continue (Marin Marais), pour théorbe (Robert de Visée) ou encore clavecin et violon (Élisabeth Jacquet de La Guerre). S’agit-il d’hommages aux « compositeurs », qui sortent un temps de l’ensemble pour se faire entendre en tant que tels ? Le prélude non mesuré symbolise-t-il une sorte de chaos préexistant à la Création, dont le jardin offre l’antithèse ordonnée, avant qu’Adam ne vienne par sa chute en rompre l’harmonie ? Les musiciens justifient ces ajouts comme autant de « respirations », lesquelles fonctionnent plus ou moins bien.

Retenons la noblesse de la Passacaille de Marin Marais, qui mobilise tout l’effectif, en variant avec bonheur les éclairages entre ses différents couplets, affectant les traits virtuoses aux violons, les motifs tendres et coulants aux flûtes. La Plainte de la même suite sait offrir des accents véritablement touchants que soulignent de belles dissonances. Situées en « quinconce », la chaconne et la Mascarade de Robert de Visée offrent une touche plus légère venant clôturer sobrement ce jardin musical, construit autour d’un axe de symétrie, figuré par la cantate d’Élisabeth Jacquet de La Guerre.

Cet  Adam constitue à coup sûr une découverte. Il rejoint la cohorte d’Esther, Judith, Suzanne, Rachel et Jacob, Jephté, Jonas et Samson qui avaient bénéficié bien avant lui d’enregistrements explorant ce genre spécifique de la cantate française sur sujets bibliques, auquel le fort tempérament d’Élisabeth Jacquet de La Guerre a apporté ses lettres de noblesse, rejointe sur ce terrain par Drouard de Bousset. Très développée (neuf numéros), cette cantate sur un livret de Houdar de la Motte, alterne récits et airs caractérisés, que viennent ici entrecouper des extraits de sonates pour violon et basse continue, livrant une sorte de commentaire, à une œuvre originellement écrite pour voix seule et basse continue. Les quatre premiers numéros exposent la félicité dont jouit le premier homme, avant que « l’Esprit séducteur » ne vienne lui « ouvrir le cercueil ». Les airs jusque-là gracieux et aimables font place à des pages plus vindicatives : Adam est « devenu l’esclave de la mort ». Invité à se cacher puis à fuir, le voilà chassé de ce paradis, sur une basse agitée. Le propos se veut naturellement édifiant, ce que résume les maximes du dernier air : Le Ciel, d’une main libérale aime à nous verser ses bienfaits ; Quand nous l’irritons, il égale les maux, aux biens qu’il nous a faits. Eugénie Lefebvre fait montre ici des qualités – indispensables dans ce répertoire- que nous lui connaissons désormais : puissance vocale et engagement dramatique, diction parfaite, beauté du timbre. Peut-être aurions-nous apprécié davantage de variété dans le continuo, afin de diversifier de manière plus marquée cet opéra biblique miniature.

Le joli labyrinthe qui illustre la pochette n’est autre que celui du château ayant servi d’écrin à cet enregistrement livrant un travail soigné et créatif. Ses couleurs printanières s’accordent à merveille à l’éclosion de ce nouvel ensemble auquel on souhaite de s’aventurer vers des pages encore fort méconnues signées Jean-Baptiste Morin (cantates) ou François Chauvon (les Tibiades) par exemple.



Publié le 26 oct. 2017 par Stefan Wandriesse