Lamenti & sospiri - Sigismondo d'India

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Sigismondo d'India, contemporain méconnu de Monteverdi

La vie de Sigismondo d'India (1580?-1629?) est mal connue; la date de sa naissance et de sa mort sont hypothétiques. On pense cependant qu'il naquit à Naples dans une famille d'origine palermitaine. Pendant la décennie 1600-1610, il est au service de diverses cours italiennes (Florence, Milan, Rome). Dans sa thèse de doctorat (Université Paris-Sorbonne) soutenue en 2014, Jorge Morales a particulièrement étudié la période pendant laquelle le compositeur était au service du duc de Savoie à Turin de 1611 à 1623, époque sans doute la plus féconde de sa vie où il composa trois livres de madrigaux et quatre livres de monodies.

Les œuvres de Sigismondo d'India contenues dans les deux présents disques ont été composées sur des textes de différents poètes parmi lesquels un génie universel, Francesco Petrarca (1304-1374), mais aussi d'autres moins connus comme Gianbattista Marino (1569-1625), Ottavio Rinuccini (1562-1621), Francesco Ferranti et le compositeur lui-même. A cette époque l'opéra était un genre balbutiant et Claudio Monteverdi (1567-1643), contemporain d'India écrivait ses premiers chefs-d’œuvre dramatiques (Orfeo, 1607). Dans un contexte où triomphait encore la polyphonie vocale non accompagnée, héritée de la Renaissance, Sigismondo d'India (en même temps que Monteverdi) osa écrire de 1609 à 1623 des « monodies accompagnées » (appelées aussi madrigaux à une ou deux voix ou nuove musiche), pièces musicales dépourvues de contrepoint où le chant était monodique et les autres voix étaient assurées par les accords des instruments accompagnateurs. Cette innovation permettait au musicien en se concentrant sur le texte, d'inventer un nouvel art de la parole et à sa musique d'épouser tous les affects qui y sont contenus afin, selon d'India, de toucher au plus près « les passions de l'âme ».

Les morceaux enregistrés ici appartiennent à deux catégories différentes: d'une part des scènes dramatiques ou lamenti, généralement sous forme de monodies à une voix et d'autre part des pièces plus légères au caractère populaire chantées souvent à deux voix. A la première catégorie appartiennent les chants les plus caractéristiques de cet enregistrement, des complaintes en valeurs longues, sans refrains, sans métrique évidente et dans lesquelles le temps semble s'arrêter. Quelquefois la ligne mélodique est agrémentée de vocalises acrobatiques (Mercé ! Grido piangendo, Odi quel rossignolo). Les lignes de chant sont rien moins que banales avec des intervalles inhabituels, des chromatismes, de « subtiles particularités » comme le dit le compositeur. On notera l'étrange saut de neuvième mineure effectué sans préparation sur monti (les monts) dans Io viddi in terra angelici costumi, un madrigal composé sur un admirable poème de Pétrarque ou encore les dissonances qui parsèment la ligne vocale de la plainte d'Armida, Là tra'l sangue e le morti. L'écoute demande une attention soutenue à l'auditeur habitué à des structures musicales classiques bien balisées et le danger de perdre le fil est permanent. Ce style monodique atteint un sommet avec la Lamentatione d'Olimpia et Infelice Didone, vastes scènes dramatiques dans lesquelles deux femmes abandonnées par leurs amants vont mourir d'amour. Dans ces deux œuvres, les voix épousent au millimètre près les inflexions du texte de Sigismondo d'India et l'expression du désespoir atteint une intensité inouïe.

Parmi les duettos au sentiment plus léger et à la veine plus populaire, on remarque Ardo, lassa, e non ardo, sa jolie mélodie et surtout son accompagnement canonique sophistiqué comportant tous les instruments du continuo, accompagnement présent à l'identique dans un interlude (Acte I, scène 13) d’Il palazzo incantato de Luigi Rossi (1597-1653) (voir mon compte-rendu). Aucun madrigal ne surpasse en charme et beauté sonore le délicieux Dialogo della rosa dont le refrain m'évoque le chant populaire napolitain. Un autre sommet pourrait être Torna il sereno Zeffiro dans lequel le compositeur met en musique un monologue sous la forme d'un duo, dispositif vocal qui permet de représenter les sentiments contraires d'un même individu : son adoration du délicieux printemps et en même temps le désespoir le plus profond de son cœur. En effet, le ravissant refrain est chaque fois entrecoupé par un bref lamento. Par contre Pallidetta qual viola est une canzonetta pleine de charme et sans histoires dans ses sept strophes d'inspiration populaire. Enfin Sprezzami bionda e fuggimi au charme indicible étonne par sa ligne vocale asymétrique et ses harmonies surprenantes.

Mariana Flores et Julie Roset sont tout à fait complémentaires. La voix de la première nommée est plus corpulente et plus dramatique que celle plus légère de la seconde. Les timbres de voix des deux sopranos sont également savoureux et leur alliage dans les duettos fonctionne à merveille. Toutes les deux, chacune à sa manière, traduisent parfaitement les élans, les souffrances, le désespoir des héroïnes (Armida, Olimpia, La Didone) qu'elles incarnent et avec lesquelles elles font corps avec une sincérité admirable. Mariana Flores chante depuis bien longtemps ce répertoire qu'elle maîtrise totalement et son tempérament dramatique exceptionnel s'est puissamment exprimé dans ces monodies et notamment dans Mentre che 'l cor ou le lamento d'Olimpia. J'avais déjà vu Julie Roset à Dijon dans La finta pazza de Francesco Sacrati (1605-1650) (se reporter à ma chronique) mais c'était la première fois que je l'écoutais au disque. J'ai été subjugué par la pureté de sa voix et ses délicieux suraigus dans Torna il sereno Zeffiro, par ses vocalises d'une légèreté aérienne mais d'une redoutable précision dans Odi quel Rossignolo et par son engagement passionné dans Infelice Didone.

Le continuo (clavecin, orgue, théorbe, guitare, archiluth, harpe et basse de viole) qui accompagnait les deux chanteuses était à géométrie variable. Parfois un seul instrument était à l'oeuvre dans certains madrigaux, l'orgue par exemple dans Or che 'I ciel e la terra mais l'effectif était au complet dans Ardo, lassa, e non ardo ou Chi nudrisce tua speme. Bien que tous les instrumentistes fussent à louer, j'ai été particulièrement sensible aux volutes raffinées du théorbiste Quito Gato et de la luthiste Monica Pustilnik qui donnaient la réplique aux vocalises de Julie Roset dans Mercé ! Grido piangente. La harpe enchantée de Marie Bournisien colorait délicieusement l'ensemble dans Odi quel rosignolo. Les interventions dramatiques de la basse de viole (Margaux Blanchard) dans Ardo, lassa, e non ardo, La tra 'l sangue e le morti ou encore dans Mentre che 'l cor étaient aussi dignes d'éloges. La touche unique du maestro Leonardo Garcia Alarcón (clavecin, orgue, direction musicale) se reconnaissait dans l'agencement élégant, expressif et inspiré des accompagnements en liaison étroite avec le caractère des œuvres interprétées.

Ce premier contact avec Sigismondo d'India sera un enchantement pour beaucoup d'amateurs du premier baroque italien; ils seront subjugués par la profondeur de l'art de ce compositeur, poète, théorbiste qui mérite sans aucun doute une place de choix aux côtés de Claudio Monteverdi au Panthéon des musiciens.



Publié le 09 juin 2021 par Pierre Benveniste