Concertos pour violon - Leclair

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Leclair joue du violon comme un ange...

Jean-Marie Leclair (1697-1764) est relativement peu connu de nos jours. Il est vrai qu'il a très peu écrit pour la scène ou pour l'église et que sa production est presqu'exclusivement instrumentale. Pourtant il était célèbre de son vivant en France et à l'étranger et était considéré comme le meilleur violoniste que la France ait engendré. De façon unanime, il apparaît désormais comme le fondateur de l'école française de violon. Assez jeune, il séjourne en Italie au Théâtre Regio de Turin. Il fait ainsi la connaissance de Giovanni Battista Somis (1686-1763), un violoniste très prisé dans la Péninsule qui lui permet d'enrichir sa technique du violon. Il compose alors ses fameuses sonates opus 1 (1723) et 2 (1728) pour violon (flûte traversière pour certaines d'entre elles) et continuo. Lors d'un séjour en Allemagne, à Kassel, il fait une rencontre importante pour sa carrière future, celle de Pietro Locatelli (1695-1764), un violoniste et compositeur, disciple d'Arcangelo Corelli (1653-1713), avec lequel il nouera une solide amitié. Plus tard, il se rendra aux Pays-Bas où il acquiert une grande notoriété. En 1728 l'organiste néerlandais Jacob Wilhelm Lustig note que « Leclair joue du violon comme un ange et Locatelli comme le diable ». En 1747, Jean-Marie Leclair fait une unique incursion dans l'opéra avec la tragédie lyrique Scylla et Glaucus. Cette œuvre imposante n'obtient pas le succès escompté malgré ses immenses qualités. La brillante carrière de Jean-Marie Leclair est stoppée brutalement, il est en effet assassiné en 1764 dans des circonstances mystérieuses.

Les concertos pour violon opus 7 sont les plus connus et les plus enregistrés parmi ses œuvres. Ce n'est pas étonnant car il s'agit d’œuvres très spectaculaires. Composés en 1737 et dédiés au compositeur et chef d'orchestre André Chéron (1695-1764), ils font écho aux œuvres correspondantes de Jean Sébastien Bach (1685-1750), composées à Köthen entre 1717 et 1723 et celles innombrables d'Antonio Vivaldi (1678-1741), dont les dernières compositions de ce genre datent de 1729. Sans vouloir faire des comparaisons oiseuses, on peut dire que ces six concertos opus 7 (et ceux également splendides de l'opus 10 de 1745) ne rougissent pas face à leurs glorieux prédécesseurs et supportent allègrement la confrontation avec les concertos de Locatelli, son contemporain, collègue et néanmoins ami.

A l'exception du n° 2, les six concertos opus 7 adoptent le schéma classique en trois mouvements. Ils débutent pour cinq d'entre eux par un allegro très architecturé, concentré et polyphonique, le plus souvent bâti sur un thème unique. Dans le mouvement lent, en forme d'ariette, mélodique et chantant, triomphe l'élégance française. Quand au mouvement final toujours très élaboré, il offre plus de diversité que le mouvement liminaire et surtout donne l'occasion au soliste de montrer sa grande virtuosité. En effet ces concertos sont d'une difficulté extrême et offrent de périlleux défis aux exécutants comme nous allons le constater. La virtuosité n'est cependant jamais gratuite et est toujours au service de l'expression des sentiments ce qui n'est pas toujours le cas dans les douze concertos opus 3 (L'arte del violino) de Locatelli publiés en 1733. Ces derniers contiennent vingt quatre mouvements appelés cappricios qui sont des démonstrations de virtuosité pure, voire de pyrotechnie instrumentale dont Nicolo Paganini (1782-1840) s'inspirera largement un siècle plus tard. Ajoutons encore que les concertos de Leclair possèdent une théâtralité toute baroque, du moins dans certains mouvements. Le concerto n° 3 en do majeur pour violon ou flûte traversière ne figure pas dans cet enregistrement, il aurait en effet été composé à l'intention ou à l'instigation, du célèbre flûtiste contemporain Michel Blavet (1700-1768). Sa facture est différente de celle des cinq autres concertos et la partie soliste ne comporte pas de doubles cordes ni d'accords pour des raisons évidentes. Du fait de son style différent, Les Muffatti l'ont écarté du programme de ce CD ce que l'on peut regretter car son extraordinaire adagio, une scène dramatique sans paroles, est un sommet de l'opus 7.

Bien que le manuscrit, gravé avec un soin exceptionnel par Louise Roussel, épouse du compositeur, indique clairement que la partie de violon solo était accompagnée par le quintette à cordes (deux violons, alto, violoncelle, contrebasse) et l'orgue, un certain nombre d'éléments et de considérations suggèrent que chaque partie de cordes pouvait être doublée ou triplée. C'est le choix qui est fait le plus souvent par les interprètes et notamment par Les Muffatti dans le présent enregistrement. A noter que Les Muffati utilisent soit l'orgue soit le clavecin dans le continuo selon le caractère de l’œuvre et la nature de la ligne de basse. C'est ainsi que l'orgue figure dans les concertos n° 1, 2 et 6 et le clavecin dans les n° 4 et 5. Pour des raisons qui m'échappent l'ordre des concertos dans l'enregistrement présent n'est pas celui de l'édition de 1737. Il me semblait pourtant logique de respecter l'ordre de la première édition dans l'examen de ces œuvres. C'est celui que j'ai choisi dans la présente chronique.

Le concerto n° 1 en ré mineur est le plus concentré, le plus pathétique des six du moins dans ses mouvements extrêmes. Le contrepoint règne en maître dans l'allegro initial. Le mouvement lent, aria gratioso, est très mélodieux et admirablement interprété par Luis Otavio Santos qui nous régale avec ses tierces et ses sixtes moelleuses en doubles cordes. La fin pianissimo est très poétique. Le troisième mouvement Vivace, un rondeau, est animé d'une puissante énergie interne. Le violoniste peut manifester son talent hors normes avec des passages joués d'une légèreté aérienne.

Le lumineux concerto n° 2 en ré majeur est un des plus séducteurs de la série. Après une courte introduction adagio alla Corelli, l'allegro 4/4 débute par un éclatant fugato à trois sujets dans lequel Leclair fait montre de son habileté dans l'écriture contrapuntique. La fugue s'arrête et laisse le champs libre au violon de Luis Ottavio Santos qui fait montre d'une virtuosité étincelante. Les appogiatures et les trilles fleurissent sous ses doigts. De nombreuses triples cordes sont arpégées comme c'est demandé sur la partition. Après un adagio en si mineur, simple et chantant, l'allegro final imite les chants d'oiseaux à la manière de Vivaldi, accumule les difficultés techniques dont le soliste semble se jouer, notamment des doubles trilles sur des doubles cordes se succédant à toute vitesse. Le mouvement se termine de façon lapidaire par deux accords sabrés par tout l'orchestre. L'importance du contrepoint ne saurait étonner quand on connaît les sonates en trio opus 4 du même compositeur et ses fugues magnifiques.

Quel début fier et conquérant que celui de l'allegro initial du concerto n° 4 en fa majeur ! Leclair grâce à son inépuisable imagination exploite le thème unique de ce mouvement de structure sonate sous toutes ses coutures et dans un style serré dans lequel le contrepoint est prépondérant. La virtuosité de Luis Ottavio Santos s'affirme avec des triple cordes, des traits en triolets de doubles croches et même de triples croches d'une vélocité insensée. C'est magnifique ! L'adagio en ré mineur 3/2 est une grande cantilène toute simple, sans fioritures mais très émouvante. Le violon monte quand même au sol 5. Dans l'allegro 3/8 final, la virtuosité reprend ses droits avec de diaboliques quadruples cordes partiellement ou totalement arpégées par le soliste.

Le concerto n° 5 en la mineur débute par un Vivace très énergique. D'une écriture rigoureuse et serrée c'est celui des concertos qui se rapproche le plus de ceux de Jean Sébastien Bach bien qu'il y ait peu de chances que Leclair ait pu entendre l'un des trois concertos pour violon du Kapellmeister de Köthen. Il est aussi le moins virtuose des cinq concertos et on n'y trouve pratiquement pas de doubles cordes. Le Largo dans le mode majeur est une Sicilienne basée sur une ravissante mélodie d'une suprême élégance que Luis Ottavio Santos joue avec beaucoup de sentiment. Une transition Adagio expressive mène au finale Allegro assai 2/4 en la mineur dans lequel est inséré un épisode pastoral très français en la majeur. Le mode mineur est récupéré in extremis à la fin du mouvement.

C'est en la majeur qu'est écrit le concerto n° 6. Ainsi Jean Marie Leclair avait prévu une transition harmonieuse entre le cinquième concerto en la mineur et le sixième écrit dans la tonalité homonyme majeure, évidemment détruite dans le découpage effectué sur l'enregistrement. Par ses dimensions, ce concerto est plus ambitieux que les précédents. L'allegro ma non presto est un vaste mouvement presque symphonique dans lequel l'idée de départ fait l'objet d'un remarquable développement. La partie de violon est d'une grande difficulté et demande au soliste une agilité exceptionnelle. Luis Ottavio Santos joue les nombreux passages spiccato avec légèreté et esprit. Le deuxième mouvement, Aria, Grazioso non troppo adagio débute par une ravissante mélodie en doubles et triples cordes possédant une gravité non exempte de sensualité sous l'archet du soliste. Le finale Giga allegro 6/8 possède nombre de passages en doubles cordes jouées staccato. La partie de violon monte au La 5, point culminant dans cette série de concertos mais sommet modeste face aux cimes stratosphériques atteintes par Locatelli. Les triples croches finales de cette spirituelle gigue demandent au soliste une vélocité extrême. Ainsi ce cycle s'achève en beauté avec ce magnifique concerto.

J'ai eu tout au long de cet exposé l'occasion de dire tout le bien que je pense de Luis Otavio Santos. Ce virtuose exceptionnel a été magnifiquement accompagné par l'orchestre Les Muffatti dirigé par Peter Van Heyghen. Nous avons souligné le caractère symphonique de ces concertos. Chez Jean-Marie Leclair, l'orchestre est bien plus qu'un accompagnement, il fait corps avec le soliste et tous deux chantent d'une même voix tout en gardant leur rôle spécifique.

Le soliste, Luis Otavio Santos, l'orchestre et son chef, Peter Van Heyghen nous offrent une version noble et puissante de ces fleurons du répertoire violonistique dont l'auteur, Jean Marie Leclair, est un des grands musiciens de la première moitié du 18ème siècle en Europe.



Publié le 04 mars 2020 par Pierre Benveniste