Leonora - Paër

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La redécouverte d'une génération sacrifiée

La génération de compositeurs née vers 1770 a été sacrifiée sur l'autel de Ludwig van Beethoven (1770-1827). Une pléiade de compositeurs d'opéras talentueux : Valentino Fioravanti (1764-1837), Luigi Mosca (1775-1824), Giovanni Simone Mayr (1763-1845), Francesco Gnecco (1769-1810), Ferdinando Paër (1771-1839), sont tombés dans un oubli presque total pour deux raisons. La première est que ce sont des compositeurs de transition entre le classicisme de Wolfgang Mozart (1756-1791) et Domenico Cimarosa (1749-1801) et le bel canto romantique de Gioachino Rossini (1792-1868), Vincenzo Bellini (1801-1835) et Gaetano Donizetti (1797-1848). La seconde est qu’ils ont été écrasés par le géant de Bonn qui, bien qu'il n'eût composé qu'un seul opéra, avait monopolisé toutes les attentions et les regards après sa mort. Ainsi pendant longtemps Mozart et Beethoven ont asséché involontairement le répertoire musical en précipitant dans l'oubli d'excellents compositeurs.

Notre époque a tendance à corriger ces injustices. L'intérêt est non seulement musicologique mais encore d'enrichir le répertoire et de découvrir des œuvres passionnantes d'une grande valeur musicale. Parfois ces œuvres de compositeurs peu connus permettent de mettre en valeur et de mieux comprendre l’œuvre des grands génies musicaux. La genèse de Cosi fan tutte est indissociable d'opéras contemporains que Mozart avait entendus, tels que Le trame deluse (1786) de Cimarosa, L'arbore di Diana (1788) de Vicent Martin i Soler ou La grotta di Trofonio (1785) d’Antonio Salieri, œuvres remarquables, loin d'être des faire-valoir dont le salzbourgeois fit son miel.

Le cas de Leonora de Ferdinando Paër (musique) et Giuseppe Maria Foppa (1771-1845, pour le livret) qui fut créée au Kleines Kurfürstlisches Theater de Dresde le 3 octobre 1804, est particulièrement intéressant car cet opéra fut composé à la suite de Léonore ou l'amour conjugal, opéra de Pierre Gaveaux d'après un livret de Jean-Nicolas Bouilly (1763-1842), œuvre créée en février 1798 au théâtre Feydeau à Paris. Cette histoire fascinait à l'époque car elle donna lieu, en plus de l'opéra de Paër, à L'amore coniugale de Giovanni Simone Mayr le 26 juillet 1805 et à la Leonore (appelée Fidelio dans la version de 1814) de Beethoven, créée le 20 novembre 1805 au théâtre an den Wien. Seul l'opéra de Beethoven survécut, les trois autres opéras contemporains furent complètement oubliés. Beethoven a bien connu l'opéra de Paër dont il avait la partition entre les mains et qu'il avait vu à Vienne en 1805. On lui prête un bon mot à l'attention de ce dernier : « Excellent votre opéra, je vais maintenant le mettre en musique ». Si cette anecdote est vraie, elle est vraiment injuste car il y a au contraire beaucoup de musique dans cette œuvre. De plus comme elle n'évolue pas dans la même sphère esthétique, elle est tout a fait complémentaire de celle de Beethoven.

On ne fera pas ici de comparaison oiseuse entre la musique de Beethoven et celle Paër : ce genre de propos est sans intérêt et totalement stérile. Deux points principaux distinguent Fidelio de Leonora si on fait une analyse factuelle et sans parti-pris des deux œuvres. Tout d’abord la langue allemande du premier et italienne du second n'ont pas la même prosodie et de ce fait l'articulation, la syntaxe ainsi que la rhétorique musicales sont profondément différentes. Ensuite, tandis que Leonora relève encore étroitement de l'opéra napolitain vu que le bel canto et la virtuosité vocale y triomphent, il y a chez Beethoven une volonté architecturale et un caractère symphonique avec des développements thématiques surtout à l'acte II qui anticipent le drame musical allemand de Carl Maria von Weber et de Richard Wagner. Toutefois, malgré ses emprunts au répertoire napolitain du 18ème siècle, on ne peut pas dire que la musique de Paër soit passéiste. Bien au contraire, certaines tournures mélodiques annoncent clairement Rossini, Bellini et Donizetti. Les deux œuvres sont donc excellentes chacune dans leur genre et leur spécialité.

Leonora est un dramma semiserio en deux actes. Beaucoup de passages de l'acte I font appel à des personnages plutôt bouffes (Giachino, Rocco, Marcellina), d'autres situés dans l'acte II (Leonora, Florestano, Pizzarro) sont essentiellement dramatiques si bien qu'à mon avis, cette œuvre s'apparente à un dramma giocoso. Comme c'est souvent le cas dans ce genre opératique, les airs sont peu nombreux et les ensembles prépondérants. La partition de Leonora regorge de beautés, voici un choix des morceaux les plus palpitants.

Acte I

L’aria de Marcellina à la scène 1 (Fedele mio diletto) est un air joyeux et bien rythmé avec de belles parties de clarinettes et plus généralement des vents très actifs dans lequel Marcellina clame son amour pour Fedele (en fait Leonora déguisée en gardien de prison). Au milieu de l'air, il y a un adagio très émouvant puis la gaîté revient avec de belles vocalises et un suraigu à la fin. Marie Lys y est remarquable. Le duetto Marcellina, Giachino à la scène 1 (Mia cara, mia bella) est un échange gracieux entre un basso buffo et une soprano de demi-caractère. La musique charmante fait penser à celle du Matrimonio segreto de Cimarosa. A la fin le rythme s'accélère et la musique devient vraiment bouffe.

L'aria de Leonora avec violoncelle obligé, à la scène 3 (Oh qual soave incanto), est très spectaculaire et d'une grande suavité mélodique. Les harmonies sont proches de celles de Bellini. Eleonora Bellocci nous séduit par une voix au joli timbre et de magnifiques suraigus. Elle atteint le fa 5. La cavatine de Leonora, scène 5 (I tuoi gemiti dolenti), est très expressive avec de belles gammes de cor, des vents très actifs et une expression toute romantique. Après un récitatif accompagné passionné, l'air reprend dans un tempo plus rapide et Leonora prend la décision de sauver coûte que coûte son époux Florestano. La fin de l'air devient héroïque. On pense à l'air de Fiordiligi, Per pieta, ben mio, perdona, à l'acte II de Cosi fan tutte mais aussi à l'air de Leonore, Abscheulicher ! Wo eilst du hin ? au même acte du Fidelio de Beethoven. C'est un des sommets de l'opéra.

L'aria de Marcellina, scène 6 (Corri, corri, da quel astrologo), est percutant. Marcellina (Marie Lys) n'aimera Giachino que si ce dernier se transforme en son Fedele adoré. Cet air est un festival de vocalises, de mélismes et de brillants suraigus. A la scène 9 Olà ! Non piu rumori est un quintette vocal étincelant groupant Don Pizzarro, Rocco, Giachino, Marcellina, Leonora. qui met fin à l'acte I ; l'écriture musicale est dense et brillante et très proche de celle de Rossini. L'agitation et la confusion sont à leur comble, le tempo s'accélère et l'acte I se termine prestissimo.

Acte II

Le récitatif accompagné de Florestano Ciel ! Che profonda oscurita tiranna, à la scène 1, constitue un moment dramatique intense de l'opéra. L'orchestre est très expressif avec de belles clarinettes, un cor superbe et un caractère tout à fait beethovénien. Le ténor Paolo Fanale chante avec beaucoup d'expression et d'intensité. Le grand air de Florestano, Dolce oggetto del mio amor (scène 1), comporte une magnifique introduction orchestrale très virtuose, à la manière d'une symphonie concertante pour violon et alto. Cet air est à la fois romantique par ses tournures mélodiques et baroque par ses vocalises époustouflantes et Paolo Fanale y est remarquable. Cet air est un sommet de l'opéra. Dans le terzetto de Florestano, Leonora et Rocco (Che l'eterna providenza, à la scène 2), les rythmes pointés à l'orchestre rappellent un passage du Don Giovanni de Mozart. Ce terzetto est un chef-d’œuvre vocal et orchestral très cimarosien. Florestano pousse un cri déchirant puis chante une superbe mélodie. A la fin Eleonora Bellocci nous ravit par de formidables suraigus d'une intonation parfaite.

La scène 3 dans son ensemble constitue le sommet dramatique de cet opéra. Le vaste quartetto de Leonora, Rocco, Florestano et Pizarro, Fermate, io lo difendo, d'une durée de près de dix minutes, est à la fois pathétique et romantique avec un magnifique solo de cor. La péroraison finale atteint une puissance digne de Beethoven. Le sextuor final de Don Fernando, Florestano, Rocco, Leonora, Marcellina, Pizzarro et Giachino, Cosi oltraggiar, osaste, est brillant et virtuose. Ce finale déchaîné ressemble beaucoup aux passages correspondants des opéras de Cimarosa avec des entrées canoniques de plus en plus serrées et vertigineuses. On se situe de nouveau dans l'opéra bouffe.

Eleonora Bellocci (Leonora) domine son sujet ; tour à tour émouvante, fière et même héroïque, elle épouse musicalement les faits et gestes de son personnage. J'ai beaucoup aimé son timbre de voix, sa ligne de chant harmonieuse, son agilité vocale, la perfection de l'intonation et la beauté de ses suraigus. Paolo Fanale est un Florestano idéal, très convaincant avec sa belle voix claire et ductile, il joue alternativement sur l'émotion dans les passages où il est maltraité par son bourreau Pizzarro et emporte l'admiration dans l'air Dolce oggetto avec des accents parfois touchants, parfois dignes d'un heldentenor.

Marie Lys est une remarquable Marcellina qui convainc par sa vivacité, son engagement et ses performances vocales. La soprano possède en effet une voix au timbre très brillant et transmet fidèlement les sentiments d'un personnage plus complexe qu'il n'y parait. Elle vocalise divinement dans l'air Corri, corri, da qualche astrologo. Sa voix se marie merveilleusement avec celle d'Eleonora Belloci dans les superbes duos qui parsèment le deuxième acte. Luigi di Donato (Giachino, amoureux de Marcellina) est un basso buffo à la superbe voix bien timbrée. Cette voix est puissante mais peut aussi devenir charmeuse quand il fait la cour à sa belle. Renato Girolami (Rocco, père de Marcellina) est aussi un remarquable basso buffo encore plus typique. Sa diction est exemplaire, le timbre de sa voix est chaleureux mais peut devenir rocailleux quand Rocco est contrarié.

Carlo Allemano (Don Pizzarro, ténor) joue parfaitement le rôle du méchant mais on aurait attendu un peu plus de noirceur de sa part. Kresimir Spicer est un Ministre et Grand d'Espagne de luxe. Ses interventions, malheureusement trop courtes, sont néanmoins percutantes.

L'Innsbrucker Festwochenorchester dirigé de main de maître par Alessandro De Marchi, m'a enthousiasmé par sa cohésion et sa puissance. Le pupitre des vents est grandiose avec de superbes clarinettes et des cors naturels magnifiques. Les cordes sont très précises et possèdent un beau son d'ensemble. Le violon, l'alto et le violoncelle solos sont admirables. Un pianoforte à la très belle sonorité apporte beaucoup de musicalité au récitatif sec. L'entente entre les instrumentistes et les chanteurs solistes est absolument parfaite.

Merci au Festival d'Innsbruck et à cette pléiade d'artistes d’avoir tiré d'un injuste oubli une œuvre magnifique, trait d'union entre le classicisme et le belcanto romantique.



Publié le 20 oct. 2021 par Pierre Benveniste