Libro Primo - Bach

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A la recherche de la pensée musicale de Bach

Réunir dans un même enregistrement la musique de Bach écrite pour le violon, le clavecin et l’orgue, tel est le projet pour le moins original que présente Guillaume Rebinguet-Sudre dans un double album intitulé J.S. Bach, Libro Primo 1720 (écouter des extraits ici).

Claveciniste et organiste, Johann-Sebastian Bach était également, on l’oublie souvent, un violoniste talentueux. Il est aisé de le déceler à travers les pièces qu’il écrivit pour le violon solo (senza basso accompagnato) et qu’il fut très probablement le premier à interpréter… (bien que l’on n’ait aucune certitude à ce sujet, il pourrait également s’agir de Johann Georg Pisendel, mais il semble difficile d’envisager que Bach ait pu composer ces œuvres sans se donner la primeur de leur exécution en public). Par ailleurs, une lettre écrite par son fils Carl Philipp Emmanuel Bach nous livre une information précieuse : « Dans sa jeunesse et jusqu’à un âge avancé, il jouait du violon avec pureté et précision et conservait ainsi l’orchestre en meilleur ordre qu’il n’eut pu le faire depuis son clavecin. Il entendait parfaitement les possibilités de tous les instruments à cordes, ses œuvres pour violon ou violoncelle seul en témoignent ». Et l’on peut également imaginer que sa pratique du violon fut très probablement influencée par sa façon d’aborder les œuvres pour clavier.

Un artiste aux multiples facettes

A l’image de Bach, Guillaume Rebinguet-Sudre est un artiste aux multiples facettes. Violoniste en premier lieu, disciple d'Hélène Schmitt et d'Enrico Gatti, il joue également du clavecin et de l’orgue. De plus, il a construit son propre clavecin, un modèle inspiré de trois instruments attribués au facteur allemand Michael Mietke actuellement conservés à Berlin et à Hudiksvall en Suède. Concertiste, il est également le fondateur et le directeur musical de l’Ensemble Hexaton (anciennement Ensemble Baroque Atlantique).

Le programme proposé a pour fil conducteur les Suites et partitas pour violon seul BWV 1001 à 1006 contenues dans le manuscrit de Bach précédemment cité. C’est au cours de l’année 1720, alors qu’il est au service du Prince d’Anhalt-Coethen, que Johann-Sebastian Bach compose son « livre premier » comprenant trois sonates et trois partitas (« Partia » est le terme figurant sur le manuscrit, il s’agit en fait d’une désignation équivalente à partita, souvent utilisée par les compositeurs de langue allemande), en fait des suites de danses comme il était de tradition à l’époque pour les partitas, les sonates alternant quant à elles de manière plus conventionnelle mouvements lents et mouvements rapides. Cinq des six suites font ici l’objet d’une interprétation au violon, exceptée la sonate BWV 964 écrite pour le clavecin qui se substitue à la BWV1003 dont elle est une transcription. « Dans le même esprit, et afin de mieux comprendre ″le Bach violoniste″ au travers de son écriture contrapuntique et harmonique au clavier, je souhaitais présenter les versions transcrites pour clavecin. » explique Guillaume Rebinguet-Sudre qui a choisi les seules transcriptions pour clavecin issues du Libro Primo réalisées du vivant de Bach, par Bach lui-même très probablement. Le manuscrit de Johann Christoph Altnikol, élève et gendre de Bach, propose donc une transcription intégrale de la Sonate BWV 1003 (répertoriée BWV 964) et de l'Adagio isolé de la Sonate BWV 1005 (répertorié BWV 968).

Inviter l’auditeur à une autre écoute

L’esprit du projet consiste pour Guillaume Rebinguet-Sudre à inviter l’auditeur à une autre écoute de ces œuvres de première importance dans l’histoire de la musique. « La mise en relation de certaines pièces du recueil avec leurs propres transcriptions pour clavier a permis de s’approprier pleinement la musique, à la recherche d’un geste universel ». Le ton est donné dès la première pièce avec le surprenant Adagio, transcription du premier mouvement de la sonate BWV 1005. A l’écoute de cet Adagio au clavecin, que l’on retrouvera plus loin dans l’enregistrement dans sa version originale au violon et que tous les mélomanes connaissent, on réalise ainsi la manière dont Bach maîtrise l’art de suggérer au violon un contrepoint non écrit…

Les premières notes de violon avec l’Adagio de la première sonate BWV 1001 étonnent également, en premier lieu par la pureté de son du violon, puis au fil de l’écoute par l’emploi d’ornementations totalement à propos. La Fugue qui suit, un modèle d’écriture du genre par le maître incontesté de cet exercice musical, est surprenante par son interprétation épurée. Les doubles, triples et quadruples cordes s’enchaînent au travers d’une virtuosité totalement maîtrisée, et c’est aussi et encore le son de l’instrument qui surprend de par sa qualité qui n’a rien à envier à des instruments historiques. Le violon signé Christian Rault (voir la notice) construit en 2015 d’après un modèle du maître autrichien de l’ère baroque Jacob (Jakobus) Stainer daté de 1669, actuellement conservé au Musée de la Musique à Paris n’est pas sans interroger quant à la supériorité du son d’un violon d’époque face à une excellente copie moderne !

Un violon, copie de Stainer

« La copie de Stainer que je joue, explique Guillaume Rebinguet-Sudre, est le fruit d'une étroite collaboration qui dure depuis vingt cinq ans avec le luthier, organologue et chercheur Christian Rault, un des rares artisans à avoir une démarche scientifique et universitaire parallèlement à ses travaux d'atelier. Je rêvais de comprendre ce qui fascinait tant les violonistes de l'époque baroque avec Stainer. L'original conservé au Musée de la Musique ayant été ″modernisé″, nous avons pris modèle sur deux autres Stainer qui nous sont parvenus intacts (il y en a heureusement !! Ce qui n'est le cas d'aucun violon de Stradivari par exemple). L'instrument construit, nous avons essayé plusieurs réglages et modèles de chevalets durant cinq années, j'ai également fait faire de lourds travaux (nouveau manche) pour essayer une variante possible du renversement... Le son que l’on entend dans cet enregistrement est donc le fruit de ces expériences partagées et conjuguées... ». Quoiqu’il en soit, le violon de Guillaume Rebinguet-Sudre produit un son littéralement stupéfiant qui invite à se poser la question.

La Sarabande et son Double (reprise du thème original diminué) se distinguent par l’originalité des ornementations choisies, qui demeurent cependant totalement dans l’esprit de Bach. La Sonate BWV 964 crée elle aussi la surprise par le changement d’atmosphère qu’elle suscite. Elle s’inscrit dans une continuité totalement logique, et il est difficile à son écoute de ne pas la comparer inconsciemment et intérieurement à la version originale pour le violon. Toutefois, pour qui ne connaît pas la version d’origine, il est difficile de penser que cette pièce résulte d’une transcription et n’a pas été écrite initialement pour le clavecin. De plus, elle permet indéniablement de prendre la mesure de la richesse de la composition originale de Bach, magnifiquement servie par le son du clavecin dont il est essentiel de rappeler qu’il a été construit par l’interprète lui même.

La Chaconne, un monument de l’histoire de la musique

S’il est difficile de commenter ici chacune des pièces proposées dans cet enregistrement, il convient cependant de citer tout particulièrement la Chaconne de la Partita BWV 1004. Cette pièce qui figure parmi les sommets de l’histoire de la musique est souvent considérée comme l’apothéose du répertoire pour violon seul de l'époque baroque, elle est réputée pour être particulièrement difficile à exécuter au violon, nécessitant une technique sans failles ainsi qu’une grande sensibilité musicale pour restituer toutes les subtilités d’écriture qu’elle contient. Les accords en triple et quadruple cordes de cette Chaconne sont redoutables. A son sujet, le violoniste Joshua Bell écrivait : « Il ne s'agit pas seulement de l'une des plus grandes pièces de musique jamais écrites, mais d'une des plus grandes créations de l'esprit humain. C'est une pièce spirituellement puissante, émotionnellement puissante, structurellement parfaite ». Tout est dit… ou presque. L’interprétation qu’en donne Guillaume Rebinguet-Sudre est absolument irréprochable. La complexité harmonique et contrapuntique est élégamment restituée, les accélérations, les ralentissement, les silences, les retards, le phrasé sont totalement calculés et maîtrisés. Il est important de souligner tout particulièrement la prise de son, marquée d’un soupçon de réverbération qui magnifie le son du violon.


Partition de la Chaconne

Enfin, bien que n’ayant aucun point commun apparent avec les œuvres pour violon du Libro Primo, deux pièces d’orgue s’invitent dans le programme. Guillaume Rebinguet-Sudre explique ainsi son choix : « Les transcriptions de la main de Bach (ou des ses proches disciples) ne sont pas si nombreuses et le Praeludium et Fugue BWV 539 est peut-être la plus représentative. J'ai choisi de jouer ce Praeludium en introduction de la deuxième Partita pour plusieurs raisons : la tonalité était la même, cela créait une symétrie en début et en fin de disque dans le deuxième CD avec la troisième Partita introduite elle aussi par un prélude ». En effet, il est important de souligner que ce Praeludium remplace l’Adagio qui introduit la Fugue de la Sonate BWV 1001 transcrite par Bach lui même pour l’orgue dans le Praeludium et Fugue BWV 539 (à écouter ici). Mais peut-être aurait il été intéressant de proposer ce Praeludium et Fugue dans son intégralité afin de mieux faire comprendre la démarche à l’auditeur ?

Un enchaînement naturel

Toutefois, l’enchaînement du Praeludium avec l’Allemande de la Partita BWV 1004 semble totalement naturel, car elle est écrite dans la même tonalité. Pour l’anecdote, il est aisément compréhensible que le diapason élevé de l’orgue (465 Hertz, mais compte tenu de la chaleur lors de l’enregistrement, il était en réalité un tout petit peu plus haut !) ait nécessité un petit « aménagement » technique afin que l’enchaînement soit bien dans la même tonalité. 465 Hertz est en effet exactement un ton au dessus de 415 Hertz, le diapason utilisé la plupart du temps pour la musique baroque. Ainsi, Guillaume Rebinguet-Sudre explique que le violon était en réalité accordé au diapason 419, et qu’il a dû transposer le Praeludium en do mineur pour réaliser l'enchaînement avec la Partita Seconda.

Le Choral Sei Lob und Preis mit Ehren, Gott Vater, Sohn, heiligem Geist, proposé en conclusion de la troisième Partita (et du programme) est extrait de la Cantate BWV 29 dans laquelle Bach à la fois utilisé (et magnifié) le Preludio de la Sonate BWV 1006 dans une étonnante Sinfonia d’ouverture pour orgue et orchestre. « Le Choral était aussi une manière d'inciter les violonistes à découvrir la Cantate BWV 29 et en même temps d'évoquer l'univers du Choral qui sous-tend l'architecture même de toute la pensée musicale de Bach. Une envie personnelle en outre de louer le compositeur, sa croyance en Dieu, et de conclure ce voyage musical solo avec le chant d'une assemblée imaginaire animée par la foi... ». La logique aurait peut-être voulu que Guillaume-Rebinguet-Sudre choisisse cette Sinfonia qui existe pour orgue seul, mais a préféré s’en tenir à une authenticité stricte en s’abstenant d’avoir recours à une transcription postérieure à Bach. « Je souhaitais pour cet album ne jouer que des transcriptions originales du XVIIIe siècle. » précise-t-il. Difficile d’avoir un avis tranché sur le sujet, car il est quand même plus que probable que Bach l’ait interprétée lui même à l’orgue seul, sans nécessairement coucher la transcription sur papier. Quoi qu’il en soit, les choix opérés par Guillaume Rebinguet-Sudre demeurent totalement cohérents.

Quelques précisions sur l’orgue choisi pour illustrer la démonstration musicale de Guillaume-Rebinguet-Sudre. Il s’agit de l’orgue historique de l’église protestante luthérienne Sainte-Aurélie de Strasbourg, qui est l’œuvre du facteur strasbourgeois Andreas Silbermann. Il s’agit probablement de l’orgue alsacien qui se rapproche le plus de la facture du cousin saxon Gottfried Silbermann. Achevé en 1718, il a été entièrement relevé par la Manufacture Blumenroeder en 2015. Cet instrument se démarque par son esthétique sonore totalement germanique et son diapason élevé à 465 Hertz. Mais beaucoup d’orgues en Allemagne et en Autriche sont accordés à des diapasons hauts, parfois au-delà de 500 Hertz, ce qui conduisait les organistes autrefois à transposer un ton en dessous lorsqu’ils étaient accompagnés d’un orchestre ou d’un chœur (voir la présentation).

Cet enregistrement particulièrement réussi conduit à s’imprégner totalement de l’esprit de Bach tout en invitant à une écoute différente des œuvres présentées. Elles sont le fruit de l’inspiration d’un compositeur de génie qui pratiquait le violon aussi bien que le clavecin ou l’orgue… de même que Guillaume Rebinguet-Sudre qui ajoute : « Il est important pour moi d'inviter l'auditeur à recevoir cet enregistrement comme un tout ». Au fil du programme dont on ne peut que louer la cohérence, il livre un enregistrement du plus grand intérêt musical. Il disserte en musique sur l’écriture de Bach en cherchant à comprendre et à faire comprendre la pensée profonde du compositeur. L’idée du programme proposé pourrait en apparence sembler singulière, ces pièces pour violon étant disponibles à travers de très nombreux enregistrements, que ce soit sur instruments modernes ou baroques. Mais comme le précise l’interprète : « cet enregistrement entend proposer une approche musicale spontanée, dans l'esprit du concert. J'ai tenté d’aborder ce recueil le plus sincèrement et simplement possible, en essayant d'imaginer l'attitude d'un musicien du XVIIIe siècle qui le découvre pour la première fois. Conformément aux usages de l'époque, j'ai choisi de réaliser diverses ornementations, en imitant le style musical de Bach ». Entre concert et démonstration musicale, il ne fera aucunement double emploi avec d’autres versions de par son originalité. Il fera sans aucun doute le bonheur de ceux qui possèdent une ou plusieurs intégrales des Sonates et partitas pour violon seul et qui souhaitent écouter ces œuvres dans un contexte différent.



Publié le 17 août 2022 par Eric Lambert