Giovanni Zamboni – Madrigali e Sonate

Giovanni Zamboni – Madrigali e Sonate ©
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Quand mourir d’amour était chanté avec autant de grâce

La biographie de certains compositeurs inspire plusieurs tomes ; d’autres tiennent en quelques lignes. Giovanni Zamboni partage le sort de ces musiciens injustement méconnus.
Dans l’excellent livret qui accompagne le CD, Dinko Fabris lève un coin du voile couvrant la vie de ce compositeur. Interprète italien de la première moitié du XVIIIème siècle, Zamboni est maître ès instruments de la famille des cordes pincées (théorbe, clavecin, mandole…), particulièrement du luth dont il serait le dernier virtuose remarqué. Mais il n’est pas seulement un interprète reconnu dans le milieu romain. Girolamo Chiti, maître de chapelle de la basilique Saint-Jean de Latran, admire ses talents de compositeur et salue « sa connaissance approfondie du contrepoint et de l’expression du sens des paroles, synthèse de la rigueur de l’ancienne école et de l’expression chromatique du style moderne ». Pourtant, de son vivant, il n’aura publié qu’un recueil composé de onze sonates et une chaconne. Et encore le fait-il à compte d’auteur. Quant aux vingt-quatre madrigaux à quatre voix, ils resteront à l’état de deux (magnifiques) livres manuscrits. Leur auteur aura recherché, vainement, un mécène acceptant d’en financer la publication. Il s’est d’abord tourné vers le Duc d’York (devenu cardinal et futur évêque de Frascati). Sans succès. Il s’adresse ensuite au Padre Martini. Mais ce dernier aura l’indélicatesse de conserver le manuscrit, sans apporter la moindre aide au compositeur.
Le mystère l’enveloppe dès sa naissance. D’ailleurs, nous n’en connaissons même pas l’année. Les rares sites internet qui évoquent Zamboni indiquent des dates différentes : 1650 dans un cas, 1664 dans l’autre. Il en est de même pour l’année de son décès. Un site ose l’année 1721. Mais alors, il ne pourrait pas être l’auteur des madrigaux. Le mystère s’épaissit lorsque nous observons que les Sonate d’Intavolatura di Leuto Gio paraissent en 1718 et que le manuscrit des madrigaux aurait été finalisé vers 1755. Près de quarante ans séparent les deux seules partitions signées par Giovanni Zamboni. Alors, avons-nous à faire à un seul homme ou à deux musiciens homonymes ? S’il s’agit du même homme, à quelle activité aura-il consacré la quarantaine d’années qui sépare les deux œuvres ? A la musique ou à son autre métier, celui de tailleur de bijoux? Probablement aux deux. Mais peu importe car les bijoux musicaux que l’ensemble Faenza fait étinceler vont séduire tous ceux qui savent s’abandonner à la musique comme d’autres à l’amour. Car c’est l’amour que nous chantent les quinze madrigaux (sur les vingt-trois du manuscrit de 1755) enregistrés. Non pas celui des romances célébrant les plaisirs d’amour, mais l’amour causant des tourments à l’amoureux éconduit.
La plupart de ces madrigaux sont taillés sur le même patron : un canon introductif annonce le thème ; un récit à quatre voix exprime une passion sans issue ; une conclusion fuguée s’éteint sur un point d’orgue avec ou sans ornements. De longues plaintes traversent les différentes pièces et en constituent l’un des dénominateurs communs. Leur texte est emprunté à deux poètes italiens du tout début du XVIIème siècle : Giovanni Battista Guarini, poète-diplomate descendant de Véronèse et Giovanni Battista Marino, poète connu également sous le nom de Cavalier Marin.
L’interprétation qu’en donne l’ensemble Faenza est remarquablement expressive. Les solistes font revivre les bruits extérieurs, tel le chant du rossignol (O come sei gentile, caro augellino - O, comme tu es gentil, petit oiseau) imité par Olga Pitarch et repris par Lucile Richardot pour lancer le premier madrigal. Mais c’est dans l’expression des sentiments que les solistes excellent. Ces quinze pépites illustrent toutes les nuances du dépit amoureux, du chagrin d’amour au désespoir le plus profond. Zamboni a réussi à capter chaque nuance d’émotion et à lui appliquer le langage musical qui lui correspond. Ainsi, dans le neuvième madrigal Cor mio, tu ti nascondi (Mon cœur, tu te caches), les interprètes nous transportent d’abord devant a si bel foco (un si beau feu). Mais celui-ci ne réchauffe plus l’amant repoussé. D’abord incrédule, l’anima tormentata ardir ti chiede (l’âme tourmentée te demande de t’enhardir), il finit par comprendre, par un Non répété, que définitivement, Non sarai mai beato (tu ne seras jamais bienheureux). Certaines expriment la désolation, la penna della morte (la douleur de la mort) lorsqu’ Olga Pitarch entonne Ah, dolente partita (Ah douloureux départ). D’autres traduisent l’affliction qui envahit celui qui subit la doglia, e’lmartire (la douleur et le martyre) et qui n’espère plus que de mille volte morir, ma in braccio a voi (mourir mille fois, mais dans vos bras). Ce final du cinquième madrigal est un modèle d’interprétation : morir est traduit par la voix plaintive des solistes alors que ma in braccio a voi réveille une douceur mélancolique finissant dans un beau final harmonique.
Pour nous faire partager ces sentiments, Zamboni convoque tous les « effets spéciaux » de la dramaturgie baroque : notes longuement tenues, tremblement pour signifier les pleurs, gammes chromatiques montantes et descendantes qui nous entraînent vers le dénouement fatal. Le douzième madrigal Tu parti ? (Tu pars ?) concentre plusieurs de ces techniques d’écriture propres à cette musique descriptive.
A quel public Zamboni destinait-il ces courtes pièces ? Le madrigal O come è gran martire (Ah, quel grand martyre) pourrait nous livrer un indice. Il déploie un syllogisme qui n’a pas manqué de ravir l’oreille des lettrés romains intéressés par la redécouverte de textes et de formes musicales un peu oubliées depuis Monteverdi. En effet, cette pièce se termine ainsi: « Si chacun aime son cœur/Et que vous êtes mon cœur,/Alors, si je ne vous aime plus/C’est que je ne veux plus vivre ».
Les voix des solistes sont parfaitement ajustées. Chacune tient sa place et toutes sont remarquablement complémentaires. Manifestement, l’esprit d’équipe prévaut. Mais les talents individuels n’en sont pas pour autant occultés. Ainsi, Olga Pitarch tient fermement la ligne mélodique et domine quelque peu le « quatuor » de son timbre clair et sa forte présence. Emmanuel Vistorky est remarquable dans les graves et ponctue efficacement les passages les plus dramatiques. Jeffrey Thompson et Lucile Richardot se disputent un registre vocal assez proche, mais se complètent parfaitement, l’un dans les graves, l’autre dans les aigus. Instrumentistes et solistes montrent une incroyable capacité à recréer, par leur accord parfait, les différents états d’âme de l’amoureux transi et à nous les faire ressentir.
Quatre (des onze) Sonates et la transcription pour harpe d’un madrigal offrent une courte pause entre deux séquences de madrigaux. La Sonate VIII, interprétée ici par Marco Horvat à l’archiluth, est sœur jumelle du premier prélude du Clavier bien tempéré (1722) de Jean-Sébastien Bach. Le recueil des Sonates ayant été publié quatre ans avant le cahier de Bach, laquelle est l’original, laquelle est la copie ? Cela restera probablement un mystère. En revanche, cette similitude nous confirme que les partitions circulaient dans toute l’Europe musicale et que les compositeurs ne se privaient pas de se copier les uns les autres. Avec la Sonate X, Marco Horvat nous fait oublier un instant les amoureux en détresse pour nous transporter dans un monde rempli d’une sérénité tranquille. Elle est d’une beauté exceptionnelle. Construite en conjuguant quatre types de danses (allemande, courante, sarabande et bourrée), tour à tour sautillantes et lentes, majestueuses et légères, nous ne résistons pas à établir un parallèle avec les Variations Goldberg interprétées par le Duo Melisande sur deux guitares (voir notre chronique consacrée à cette transcription de l’œuvre de Bach). D’une façon générale, cet ensemble d’instruments à cordes pincées réussit à nous entraîner dans une rêverie mélancolique, notamment lors du dialogue de l’archiluth et de la guitare baroque (Ceccona). Dans les Sonates IX et X, le son grave de l’archiluth vibre voluptueusement alors que ses sonorités aigues scintillent, composant un bouquet aux couleurs irrésistibles.
Pourquoi cacherions-nous que Giovanni Zamboni nous était totalement inconnu jusque-là ? Mais grâce à l’ensemble Faenza, et particulièrement à Marc Horvat dont on saluera le talent pluridisciplinaire, nous sommes littéralement séduits, au point d’en demander encore. Alors, quand entendrons-nous l’intégralité des madrigaux et sonates par les talentueux interprètes de ce CD absolument charmant ?

Publié le 28 févr. 2016 par Michel BOESCH