Chansons du Manuscrit de Bayeux - Ensemble Alla Francesca

Chansons du Manuscrit de Bayeux - Ensemble Alla Francesca ©Création graphique: Antoine Vivier / Photo couverture: Bernd Webler - Le Chansonnier de Bayeux - Paraty
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L’ensemble Alla Francesca enlumine un célèbre chansonnier des années 1510

Fort d’une vingtaine de disques réalisés depuis le début des années 1990, l’ensemble Alla Francesca nous revient avec ce nouvel enregistrement, dédié au Manuscrit de Bayeux : expérience déjà rodée en public (par exemple à Montbard au printemps 2018, avec Isabelle Ragnard qui a signé la notice du CD) et préfigurant une nouvelle série de concerts prévus pour cet été (Le Raincy, Bar-sur-Seine, Béthune...). Avec le manuscrit coté fr. 12744 à la Bibliothèque Nationale de France, le Chansonnier dit « de Bayeux » constitue une des deux sources majeures de la chanson populaire compilée sous le règne de Louis XII. Le volume fut partiellement publié en 1821 après avoir été récupéré auprès d’un bibliothécaire de cette ville, ce qui lui vaut cette association toponymique, confirmée par des indices dialectaux relevant des provinces normandes. On attribue sa commande initiale à Charles de Montpensier, Duc de Bourbon, au milieu des années 1510. Une centaine de feuillets élégamment ornés conservent autant de pièces (paroles et musique) de facture simple, loin des constructions savantes de l’époque érigées par l’école franco-flamande. Observons toutefois que certaines monodies alimentent des polyphonies de célèbres compositeurs du temps, sans que le sens de ce transfert soit tranché par la musicologie. Le ramage n’en vaut peut-être pas le plumage (l’éditeur Louis Du Bois lui-même déplorait un mélange « de bon, de médiocre et de mauvais goût ») mais s’avère un document essentiel pour saisir ce répertoire à la croisée du Moyen-Âge et de la Renaissance, hérité des trouvères. La forme se structure principalement selon le virelai, en vers octo- et décasyllabiques.

Dans sa fondamentale étude menée en 1921 sur ce corpus, Théodore Gérold (docteur ès Lettres et enseignant à l’Université de Strasbourg) recensait dix thèmes, même s’ils se recoupent parfois, qui inspirent ces textes. Les dix-huit chansons dans ce disque empruntent à huit de ces axes : amour (6 chansons), chansons de mal mariée (3), narratives (2), grivoises (2), politiques (2), pastorales (1), satiriques (1), et d’aventure (1). Par mal mariée, comprendre des complaintes sur l’union forcée. Le filon politique renvoie au contexte de la Guerre de Cent ans : il s’illustre ici par la célèbre Le roy engloys se faisoit appeller le roy de France et Hellas Ollivier Vasselin, n'orrons point de vous nouvellez, pleurant la disparition d’un résistant, compagnon du Vau de Vire, probablement tué à la bataille de Formigny en 1450.

Le genre du dialogue amoureux et les chansons bachiques ne sont pas représentés sur cet album, qui en revanche fournit des alternatives à six pièces contenues dans le Manuscrit de Bayeux : d’Heinrich Isaac, Adieu mes amors (dans une parure pour flûte et harpe) ; d’Antoine de Févin J’ay veu la beauté m’amye (même parure) et On a mal dit de mon ami (trio de flûtes) ; de Guillaume Dufay La Belle se siet (pour cornemuse et tambourin) ; Or sus, par dessus tous lez autres (Chansonnier de Copenhague c. 1525, flûte et harpe) ; Le bon espoir que mon cueur a (Chansonnier fr. 12744 BnF, flûte et harpe). Enfin deux pièces, quoique contenues dans notre manuscrit normand, sont abordées sur la base d’autres sources : Je le lesray puisqu'il m'y bat d’après Jean Mouton (Chansonnier de Londres 35087, chant et trio de flûtes) et d’après Févin (Chansonnier de Florence, pour trio de flûtes). Et Royne des fleurs que je desire tant, élaborée par Alexander Agricola (Odhecaton, Venise). Cette sélection partage cinq occurrences avec Le Jardin des Délices enregistré pour Calliope (mars 2003) par l’ensemble Obsidienne d’Emmanuel Bonnardot.

Au total, quatorze œuvres sont proposées dans un habillage purement instrumental, et onze adjoignent la voix de Brigitte Lesne. Celle-ci s’accompagne de harpe gothique, chifonie (sorte de vielle à roue), et percussion (tambourins, cymbalettes à doigts, tambour). Pierre Boragno se charge d’un large panel de flûtes, mais aussi courtaud, bombarde cornemuse, et diverses percussions. Pierre Hamon et Benoit Toïgo complètent l’équipe pour les arrangements à trois flûtes. Autant dire que ces multiples configurations renouvellent constamment la physionomie de ces pages, visitées avec imagination et subtilité, cultivant au détour certaines fascinantes couleurs (My my, my my, mon doulx enfant, nimbée par la flûte basse en ut) ou s’adjoignant un bruitage ingénu (le gazouillis qui précède On doibt bien aymer l’oysellet qui chante par nature). Même si l’on doit se garder de toute référence à une conjecturale authenticité, l’interprétation en duo renvoie à un style net et crédible : bien différente de la récente proposition des ensembles Ligérianes & Obsidienne (Bayard Musique, 2019) qui naviguait en eaux folkloristes et modernisées.

Sera-t-on déçu que le programme, au demeurant congru (moins de cinquante-deux minutes), n’inclue davantage de pièces chantées ? On regretterait aussi que la voix, riche de mille nuances, aux inflexions fort soignées, soit captée un peu timidement, émoussant la projection. En tout cas, la poésie, la suggestivité des mots et des sons conquièrent par finesse et vraisemblance. Dans l’état actuel de la discographie, ce CD s’impose à tous les amateurs de la lyrique post-médiévale, et en particulier de ces chansons ancrées dans un terroir. On empruntera notre conclusion aux espoirs qui paraphaient le mémoire de Théodore Gérold: « leur mélodie constitue une jouissance artistique qui ne peut que contribuer à rehausser l’intérêt pour l’ancienne chanson française »

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Publié le 08 juil. 2021 par Christophe STEYNE