Membra Jesu Nostri - Buxtehude

 Membra Jesu Nostri - Buxtehude ©
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Une interprétation pleine d’humilité et de compassion

En 1680, Dietrich Buxtehude (1637-1707) envoie la partition d’un cycle de sept cantates, intitulé Membra Jesu Nostri Patientis Sanctissima (Les très saints membres de notre Seigneur Jésus souffrant), à son ami Gustav Düben, maître de chapelle de la cour de Suède. L’organiste lübeckois songe-t-il alors qu’il lègue à la postérité l’une des œuvres les plus saisissantes et les plus célèbres du répertoire baroque allemand ? Réflexion affligée et méditative sur le corps du Christ et ses stigmates, des pieds au visage meurtri, en passant par les genoux, les mains, le flanc, la poitrine et le cœur, cette vaste fresque musicale se révèle tout à fait fascinante.

Nulle occasion particulière ne semble avoir présidé à sa composition. S’adresse-t-elle à quelque cercle d’érudits, comme le suppose Philippe Pierlot dans le texte qu’il lui consacre ? C’est, en tout cas, ce que semble indiquer le savant mélange textuel qui lui sert de livret, dont la sélection est due vraisemblablement au compositeur lui-même, et qui combine extraits de la Bible, de la Rhythmica oratio d’Arnulphe de Louvain – encore attribuée à Bernard de Clervaux au XVIIème siècle – ou encore d’un poème du moine allemand Hermann Joseph von Steinfeld.

Musicalement, chacune des cantates suit le même schéma : après une sonate introductive confiée aux instruments seuls, se succèdent un concerto polyphonique qui convoque voix et instruments, et trois arias entrecoupées de ritournelles, confiées à une voix soliste, un trio ou un quintette vocal. L’ensemble se referme sur la reprise du concerto, ou bien, pour l’ultime cantate, sur un brillant Amen. Passages choraux, ensembles, pages solistes : la multiplicité des situations et la relative intimité de ton du cycle posent la question de l’exécution soit avec chœurs et solistes distincts, soit avec un ensemble de cinq interprètes vocaux jouant « tous les rôles ». C’est cette dernière solution qu’ont privilégié Philippe Pierlot et le Ricercar Consort pour cet enregistrement.

De ce choix découle sans doute celui de l’œuvre mise en regard avec les Membra Jesu Nostri : la cantate Gott, hilf mir. En effet, cette dernière oppose masse chorale, et une basse soliste et un trio vocal ; Buxtehude indique sur son manuscrit : « à 11 vel 16. 6 voci con 5 stromenti » (à 11 ou 16. 6 voix avec 5 instruments), c’est-à-dire avec six solistes, soit un chœur à un par partie, ou bien un soliste et un chœur ripiéniste à deux par voix. Il faut cependant noter ici une petite infidélité à la dramaturgie musicale de cette œuvre : la basse du chœur et la basse soliste, que Buxtehude considère comme deux chanteurs distincts, sont ici tenues par le seul Matthias Vieweg.

La tâche des chanteuses et chanteurs est donc particulièrement ardue : ils doivent assurer une partie soliste virtuose, savoir se fondre dans un ensemble en gardant leur individualité mais aussi posséder une véritable science chorale. La distribution réunie pour cet enregistrement réussit globalement à relever cet ambitieux défi.

Les deux sopranos Maria Keohane et Hanna Bayodi-Hirt possèdent des couleurs vocales assez différentes, que l’alternance d’arias identiques confiées à chacune (par exemple, Salve Jesu, pastor bone et Manus sanctae, vos amplector, dans Ad Manus, la troisième cantate) permet de comparer facilement : très claire, cristalline pour la première, plus sombre et timbrée pour la seconde. Pour autant, cette complémentarité est un véritable atout dans les ensembles et les tutti car elle individualise les timbres de chacune tout en permettant leur harmonieuse fusion.

La partie d’alto des Membra Jesu Nostri possède un ambitus assez étendu vers le grave ; dans le cas où elle est confiée à un contre-ténor, comme dans cet enregistrement, elle oblige à user tant du registre de fausset que de celui de poitrine. Force est de constater que Carlos Mena parvient à tirer son épingle du jeu avec beaucoup de brio : dans l’aria Dum me mori est necesse (cantate Ad faciem), le passage de registre est quasi-imperceptible et l’homogénéité de timbre tout à fait impressionnante.

Le ténor Jeffrey Thompson possède un beau timbre juvénile, assez doux, malgré des aigus clairs et un peu tendus – mais il faut avouer que les notes les plus hautes de l’air Salve Jesu, rex sanctorum (cantate Ad genua) sont bien difficiles à attaquer piano.

Seule petite déception de cette distribution : le baryton Matthias Vieweg. Il n’y a pourtant rien à redire sur son timbre, sa technique ou sa musicalité : lui manquent seulement les graves profonds et puissants que requièrent autant les Membra Jesu Nostri que Gott, hilf mir. Le défaut est particulièrement criant dans le premier air de cette dernière : tout le début est absolument convaincant, mais dès la phrase Ich versinke im tiefen Schlamm, da kein Grund ist (Je m’enfonce dans un bourbier profond où il n’y a point de fond), l’effet saisissant de la longue descente jusqu’au ténébreux et terrible grave perd tout son effet, car la voix elle-même se perd et se trouve presque couverte par les instruments.

Pour autant, l’engagement musical de l’ensemble de cette distribution est tout à fait exemplaire, et, plus encore, leur réunion au sein d’ensembles ou bien dans une perspective chorale est extrêmement réussie et efficace. Chacun trouve harmonieusement sa place, et parvient à exprimer un son individuel, timbré et personnel, tout en concourant à l’expression collective.

De pareilles qualités se retrouvent chez les membres du Ricercar Consort. La sonorité d’ensemble est très maîtrisée, sensible et fine. Les passages de la cantate Ad Cor faisant intervenir le consort de violes, clef de voûte des Membra Jesu Nostri, sont particulièrement réussis. Seul est à regretter la mise en valeur un peu outrée du théorbe à la prise de son, qui couvre un orgue positif qui dévoile pourtant le charme de sa sonorité douce et du continuo habile de François Guerrier dans l’aria Per Medullam cordi mei (cantate Ad Cor).

Retrouver le « sentiment doux-amer » de cette époque, dans une perspective plus méditative que théâtrale : tel est le précepte qui semble ici guider Philippe Pierlot dans ses choix interprétatifs. Il renonce ainsi à toute rupture brutale, arrête des tempi plutôt modérés dans l’ensemble, et privilégie toujours une épure et une économie de moyen exemplaire. Seuls quelques détails sont subtilement soulignés, tels de savoureux chromatismes aux parties intérieures dans Ecce tibi appropinquo (Ad latus), ou un soudain pianissimo plein de tendresse sur les mots speciosa mea (mon épouse) dans le Surge, aminca mea.

Cependant, à vouloir conserver trop d’humilité et de réserve, certains passages en viennent à manquer quelque peu de saveur, à l’instar de la Sonata in tremulo qui ouvre la cantate Ad genua. Elle semble se dérouler d’une manière quasi dépassionnée, sans que soient mis en valeur les subtiles tensions harmoniques qu’elle recèle. Pourquoi ne pas avoir tenté de lui insuffler la même vie, la même conduite exigeante et expressive de la ligne que dans la Sonata de Gott, hilf mir, qui repose pourtant peu ou prou sur les mêmes principes ? Car c’est bien dans cette seconde œuvre que s’exprime tout le sens dramaturgique et théâtrale du Ricercar Consort, qui dépeint, avec un plaisir certain, les flots du déluge et l’angoisse de l’âme chrétienne.

En somme, au-delà de leur difficulté musicale et technique, se lit, en creux de cette interprétation, un problème bien actuel des Membra Jesu Nostri : comment faire sienne cette œuvre déjà gravée tant de fois au disque, par des chefs et des ensembles éminents, avec des choix si différents, sans tomber ni dans la copie servile et béate, ni dans le « contre » à tout prix, en respectant et l’esprit et la lettre d’une partition si riche ? Peut-être est-ce là ce qui ne convainc pas totalement, ou, tout du moins, pas toujours, dans cette version : l’impression que l’humilité et l’épure ont été poussées à un point où elles contredisent les images d’un texte si fort et si poignant. Gott, hilf mir, moins connue, semble laisser plus de liberté aux interprètes ; son expression paraît plus directe, moins retenue, plus vraie parfois aussi.

Pour autant, il faut souligner ce que ce parti-pris a de courageux. En mettant en avant une interprétation plus méditative, pleine d’« humilité et de compassion », c’est un retour quasi théologique aux principes du luthéranisme que propose Philippe Pierlot, ainsi qu’il le souligne dans le texte contenu dans le livret qui accompagne le disque. Loin des déchaînement d’effets saisissants, des séductions de la Contre-Réforme, ses Membra Jesu Nostri mettent au centre de l’action non le Christ souffrant — ce n’est pas, après tout, un récit de Passion —, mais bien le chrétien méditant sur le martyr de son Rédempteur. Pour cette seule raison, que ses choix paraissent convaincants ou non (ce qui relève, au moins en partie, d’une appréciation personnelle), cette version mérite qu’on lui accorde une réelle attention. Plus encore, par la voie éminemment personnelle qu’elle emprunte, elle donne à entendre une toute autre conception, radicalement renouvelée, non seulement des Membra Jesu Nostri mais aussi de la musique baroque luthérienne ; il ne fallait pas moins que le talent musical de Philippe Pierlot et de son Ricercar Consort pour relever ce défi avec tant d’habileté.



Publié le 04 févr. 2020 par Nathan Magrecki