Messe à quatre choeurs - Charpentier

Messe à quatre choeurs - Charpentier ©Paolo Marton akg-image / Bildarchiv Monheim : Villa dei Vescovi (Luvigliano di Torreglia)
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Carnets de voyage en Italie

Époque de contrastes poussés à leur paroxysme, l’ère baroque proclame la diversité stylistique comme caractère distinctif d’un nouveau paradigme musical : à la fracture des deux pratiques initiée par Monteverdi répondent les trois styles de chambre, d’église et de théâtre ; à l’idéal vocal renaissant répond l’émancipation d’un répertoire instrumental à part entière ; au grand style contrapuntique européen qui avait marqué le xvie siècle succède l’émergence des style nationaux allemands, italiens et français.

Ces deux derniers en particulier font figure d’irréconciliables contraires, sans cesse discutés, disputés et renvoyés dos-à-dos. Les tentatives d’importation du modèle opératique italien en France, menées sous l’impulsion du cardinal Mazarin à la fin des années 1640, se soldèrent par un cuisant échec, quand la comparaison des styles musicaux français et italiens devient un véritable lieu commun qui irrigue toute la littérature musicographique du temps, de Jean Louis Le Cerf de la Viéville à Jean-Jacques Rousseau.

Dans ce contexte, rares furent les musiciens à appeler de leurs vœux une harmonieuse symbiose stylistique. Si François Couperin, auteur de dix concerts nommés Les Goûts réunis et de deux apothéoses, l’une consacrée à Archangelo Corelli, l’autre à Jean-Baptiste Lully, en demeure l’artisan le plus connu, c’est à un compositeur à la démarche autrement plus singulière que Sébastien Daucé et l’ensemble Correspondances ont choisi de consacrer leur dernier enregistrement : Marc-Antoine Charpentier.

Il n’est pas question de discuter ici de la qualité ou de la beauté des œuvres de Couperin. Assurément s’est-il rendu maître de chacun des goûts français et italien, comme en témoigne l’incomparable facture de la sonate en trio de l’Apothéose de Corelli, ou l’élégance des dix concerts des Goûts réunis ; mais parvient-il vraiment à les unir dans une même veine ? Face à l’aspect chimérique (mais quelle éblouissante chimère !) de certaines pages de l’Apothéose de Lully, dans lesquelles les portées en clef française sol première symbolisent Lully et le cortège de ses muses, tandis que les notes de Corelli et son escorte sont notées en clef italienne (sol deuxième), il est permis de s’interroger.

L’attitude de Charpentier face à la musique italienne est toute autre : « sans revendiquer musicalement ni affirmer un style par rapport à un autre, il [puise] dans la musique italienne pour enrichir une esthétique originale et personnelle », expliquait ainsi Sébastien Daucé à Maxime Marchand lors d’un entretien réalisé pour l’édition 2017 du Festival d’Ambronay. Et le jeune chef d’ajouter : « à ce titre, il est inclassable ».

Ce CD vise donc à reconstituer une étape essentielle du parcours de Charpentier : le voyage en Italie qu’il entreprit à la fin des années 1660, et au cours duquel il s’imprégna de la musique italienne du temps. Nulle information au sujet des étapes de son périple de Paris jusqu’à Rome, où il demeura trois ans, ne nous est parvenue. La reconstitution proposée ici, quoique rigoureusement informée, est donc en partie spéculative. Sans doute est-ce là aussi son grand intérêt : le choix des villes – les grands centres musicaux ultramontains, de Crémone à Rome, en passant par Bologne et Venise – et des compositeurs reflète autant un état scientifiquement plausible du voyage de Charpentier que les goûts et les inclinations subjectives de Daucé et de son ensemble ; leur interprétation inspirée et pleine de vie se ressent naturellement de cette gourmande prédilection.

La première partie de cet enregistrement, consacrée à la musique italienne, permet donc d’apprécier deux aspects : d’une part, le contraste réel entre la pratique française habituelle du premier xviie siècle, représentée par l’antienne Sub tuum praesidium ; d’autre part, l’union stylistique réalisée par Charpentier au travers d’une œuvre magistrale : la Messe à quatre chœurs, H. 4. Car tel est bien le « clou » de ce CD : faire sortir des limbes des célèbres Meslanges autographes conservés à la Bibliothèque Nationale l’unique messe polychorale chorale française du xviie siècle connue à ce jour ; faire résonner de nouveau le puissant contrepoint de ses seize parties vocales ; relever le défi technique et musical d’une exécution faisant intervenir quatre chœur distincts et distants – fascinant exemple de performance practice, de recherche musicologique en interprétation.

Ce faisant, Sébastien Daucé et Correspondances gravent pour la postérité un corpus qui, en totalité ou en partie, a déjà fait le tour des scènes baroques françaises et européennes, avec un succès toujours réitéré. Nous avions eu l’occasion de l’entendre avec ravissement à Ambronay le 30 septembre 2017 ; le programme était alors quasi-identique à celui-ci. Notre confère Michel Boesch, pour sa part, a livré dans ces colonnes un compte-rendu précis, sensible et très documenté de la Messe à quatre chœurs, interprétée aux côtés d’autres œuvres de Charpentier le 31 mars 2019 à la Chapelle Royale du Château de Versailles ; qu’il nous soit permis ici d’y renvoyer le lecteur curieux.

Face à un programme si contrasté, il faut d’abord louer l’extrême talent des membres de Correspondances, qui parviennent sans peine à passer d’une atmosphère, d’un style, d’un univers à l’autre. De l’antienne Sub tuum praesidium, ils font un moment de pure poésie, intimiste et comme suspendu hors du temps ; ils donnent au contraire un éclat et une verve impressionnantes aux pages les plus opulentes et les plus luxuriantes : le Quoniam et l’Amen final du Gloria de la Messe à quatre chœurs sont de véritables instants de jubilation sonore, quand le somptueux Sanctus de la Missa Mirabiles elationes maris de Beretta se pare d’accents martiaux et majestueux, évocation par le son du Domine Deus Sabaoth (Seigneur, Dieu de l’univers ; Sabaoth désignant aussi les armées célestes).

À ce titre, la distribution vocale se montre particulièrement brillante. En effet, non contents d’offrir un son d’ensemble homogène et raffiné dans les passages strictement choraux, les chanteurs et chanteuses de Correspondances se révèlent extrêmement convaincants dans les passages solistes. La voix chaude et agile de Nicolas Brooymans traduit à la perfection la crainte et le repentir du pécheur dans le Credidi, propter quod de Merula ; ses collègues ne sont pas en reste, qui donnent à entendre un magnifique quatuor de dessus aux voix claires et timbrées dans le Gloria de la Messe à quatre chœurs.

Plus encore, cette interprétation souligne et renforce la dimension extrêmement théâtrale de cette musique. Comme le note le musicologue Graham Sadler dans le livret qui accompagne le disque, les textures polyphoniques de Charpentier sont moins massives que celles de ses « modèles » italiens : son contrepoint ne dépasse pas sept parties réelles, là où les Ultramontains se complaisent dans de savantes architectures entremêlant jusqu’à seize parties indépendantes. Par cette conception plus légère, le maître français s’octroie surtout une plus grande liberté dans la combinatoire polychorale ; les textures les plus variées se succèdent avec vivacité : un Et in terra massif et homophonique, confié aux quatre chœurs précède une explosion de pax spatialisés, confiés à un chœur différent à chaque fois ; le quatuor du Gloria, déjà mentionné, fait intervenir les dessus de chacun des chœurs ; le Crucifixus de Charpentier, au contraire de celui de Benevoli, est résolument intimiste, confié aux trois voix graves du premier chœur, dans une atmosphère de sidérante désolation. La diction très claire des membres de Correspondances et le soin apporté notamment à la projection des consonnes permettent de saisir avec une grande acuité ces subtils effets de construction spatialisée, ces instants de véritable théâtre sacré.

Les pages instrumentales témoignent de semblables qualités. Choisies avec goût, elles remplacent judicieusement les passages confiés habituellement à l’orgue dans la liturgie catholique française de l’époque. La belle couleur suave et douce de la Symphonie du Kyrie de la Messe des trépassés, marquée par le timbre des flûtes, et la grande lisibilité contrapuntique de la Sonata a 12 de Cavalli, où frappe particulièrement la clarté et la volubilité des cornets, sont particulièrement louables.

De l’ensemble de ce passionnant corpus se dégage une énergie, un élan rythmique, particulièrement prégnants dans les pages aux caractères les plus dansants : assurément Charpentier a-t-il retenu de ses contemporains italiens ce goût pour les sections ternaires aux allures de ballo, qui semblent irriguer jusqu’à l’ultime Agnus Dei de la Messe à quatre chœurs. Il ne fallait pas moins que le talent de Correspondances et la direction sûre, précise et énergique de Sébastien Daucé pour les mettre dignement en valeur.

La chose est indéniable : si ombre au tableau il fallait trouver, elle ne serait pas à chercher du côté des choix musicaux ou interprétatifs, en tout point irréprochables. Un regret étreint pourtant à lecture du livret. Le texte de Graham Sadler est très informé et fort intéressant, là n’est pas la question ; mais pas un mot n’est dit sur la formidable aventure que constitue l’interprétation de telle œuvres polychorales. Coordonner quatre chœurs distants de plusieurs mètres n’est pas chose aisée, et rares sont les chefs à se confronter à ce genre de répertoire qui nécessite d’innover et de repenser leur pratique pour s’adapter à de si exceptionnelles conditions : Sébastien Daucé avouait ainsi lors d’un entretien public à Ambronay que son rôle tenait autant du chef d’orchestre que du contrôleur aérien !

Plus encore, rien n’est dit de la gageure technique de cet enregistrement : rendre au disque la configuration quadriphonique de cette musique. Les énigmatiques photos des séances d’enregistrement montrent une disposition circulaire ; quelques précisions sur les choix techniques, voire sur les perspectives de développement à l’heure de l’enregistrement binaural, auraient pu constituer un complément intéressant à la contextualisation musicologique du livret.

Au-delà de ces quelques remarques très spécialisées et tout à fait périphériques, l’extrême réussite de cet enregistrement s’impose d’elle-même. Cette sublime évocation du voyage de Charpentier met en lumière un répertoire fascinant, dont l’interprétation précise, raffinée et pleine de vie consacre, une fois de plus, la place prépondérante de Correspondances et Sébastien Daucé parmi l’élite des ensembles baroques actuels.



Publié le 02 janv. 2021 par Nathan Magrecki