Messe des morts: Le service funèbre de Jean-Philippe Rameau, Jean Gilles

Messe des morts: Le service funèbre de Jean-Philippe Rameau, Jean Gilles ©Paradizo
Afficher les détails

Avertissement: la chronique porte principalement sur le CD référencé ci-dessus. Elle fera cependant quelques allusions à l'exécution de cette œuvre par (pratiquement) les mêmes interprètes le 22 juin 2016 en la Chapelle Royale de Versailles



Comme pour la Messe de Requiem composée par Mozart, la légende s’est approprié le récit des origines de la Messe des Morts de Jean Gilles. Ecoutons Jean-Benjamin de La Borde (Essai sur la musique ancienne et moderne - 1780) nous le raconter : « L’origine de cette messe est assez singulière. Deux conseillers au Parlement de Toulouse moururent à peu de distance l’un de l’autre : ils laissèrent chacun un fils. L’amitié la plus étroite les ayant liés dès leur jeunesse, ils convinrent ensemble de se joindre pour faire à leurs pères un superbe service. Ils engagèrent Gilles à composer une Messe de Requiem, et lui donnèrent six mois pour travailler à son aise. La Messe étant finie, Gilles rassembla tous les musiciens de la ville pour en faire la répétition, et y invita les meilleurs maîtres de musique des environs, entr’autres Campra et l’Abbé Madin. Cette Messe fut trouvée admirable ; cependant les deux jeunes conseillers qui avaient sans doute déjà oublié leurs pères, changèrent d’avis et se dédirent. Gilles en fut si piqué, qu’il s’écria : « Eh bien, elle ne sera exécutée pour personne, et j’en veux avoir l’étrenne ! ». En effet, étant mort peu de temps après, tous les musiciens de la ville et des environs s’étant rassemblés, la Messe fut exécutée pour la première fois » en février 1705.

Cette composition acquis rapidement une réputation nationale. Ainsi, le Mercure de France (février 1727) nous apprend que l’Académie Royale des Belles Lettres, Sciences et Arts de Bordeaux a choisi cette partition pour « célébrer un service pour le repos de l’âme du feu Duc de La Force, son premier protecteur ». Elle anime également les deux services funèbres célébrés à la mémoire de Jean-Philippe Rameau en l’église de l’Oratoire, les 12 septembre et 16 décembre 1764. Et d’une façon générale, elle est retenue pour accompagner plusieurs hautes autorités dans leur dernière demeure. Ainsi fut-elle exécutée à Tarascon pour le service du Dauphin (1766), à Saint-Denis en hommage à la reine Marie Leszczynska (1766) ou en l’église Notre-Dame de Versailles à la mémoire de Louis XV (1774). Son aura transcende même les frontières. Ainsi, Johann Mattheson, compositeur et théoricien allemand, considère-t-il la partition « comme l’une des plus belles œuvres jamais écrites » (Edmond Lemaître – Guide de la musique sacrée chorale profane - L’âge baroque).

Mais quelle partition a servi de guide aux musiciens à ces différentes occasions ? Skip Sempé compte jusqu’à douze versions différentes entre l’œuvre originale et l’édition de 1764, celle qui est inscrite au programme gravé sur le CD. Deux François (Rebel et Francoeur) figurent parmi les principaux « arrangeurs ». Ils en ont modifié l’orchestration et ont mêlé au déroulé liturgique des extraits profanes puisés dans deux compositions de Rameau : Dardanus et Castor et Pollux. La même année, Michel Corette fait publier une autre partition de cette composition chez les frères Le Goux (Lyon). Il prétend que sa version correspond à « cette messe telle que l’auteur l’a composée », sans doute une manière pour lui de prendre ses distances avec la variante parisienne des deux « surintendants ». Dans sa Préface, il livre également ce qu’il croit connaître du contexte de la création de l’ouvrage (qui n’est pas exactement celle que relate Skip Sempé dans le livret). L’auteur avait composé cette messe « pour le service d’un homme de distinction, de qui il avait reçu beaucoup de services pendant sa vie ». Mais le compositeur voulait la créer à grand renforts de musiciens. Or « ceux qui étaient chargés des obsèques aimèrent beaucoup mieux se passer d’entendre une si belle musique, que de faire quelque dépense extraordinaire. » Gilles « prit la noble résolution de ne la faire chanter que pour lui après sa mort ». Ce qui fut fait, poursuit Michel Corette. Tous les musiciens de la ville et des alentours voulurent participer à cet hommage, « de sorte que la ville n’était remplie que de musiciens, que le zèle et la reconnaissance attiraient pour rendre les derniers devoirs à un si habile maître… Jamais exécution n’avait été si nombreuse ». Depuis, « cette messe (a été) très souvent exécutée à Paris après la mort de quelque grand personnage ».

Sur la page de couverture de la partition, Michel Corette indique avoir simplement ajouté un carillon exécuté « pour la fin de la messe. Le sujet de ce carillon est à l’imitation de la sonnerie de Rouen, en usage pour les trépassés, qui est la plus triste et la plus lugubre de la Chrétienté ». Skip Sempé n’a malheureusement pas retenu ce carillon lorsqu’il a enregistré le CD. Celui-ci débute donc par une marche funèbre lente et douloureuse, rythmée par les timbales. Elle suggère celle que composa André Danican Philidor (l’Aîné) pour les funérailles du Roi Soleil, sa texture étant cependant nettement plus étoffée. En revanche, le concert donné à Versailles s’ouvre au son du carillon de Michel Corette. Le balancement du glas y était admirablement rendu grâce au bel ajustement des cors et des timbales, installant d’emblée une atmosphère funèbre annonçant l’ouverture de la cérémonie.

C’est par le chant de l’introït que commence la célébration. Cette pièce est un joyau finement taillé mettant en scène un admirable jeu de contrastes. Nous y distinguons cinq séquences aux rythmes, aux caractères et aux couleurs singulières : à la tristesse succède l’allégresse qui elle-même ouvre la porte à la méditation. Juan Sancho entonne, d’une voix claire et d’un ton grave, le premier verset « Requiem aeterna dona eis Domine/Donne-leur le repos éternel, Seigneur ». Il s’inscrit dans le prolongement exact de la marche funèbre introductive. Une rupture intervient dès le second verset, « et lux perpetua luceat eis/et que la lumière éternelle les illumine ». Les cordes s’enflamment soudain pour signifier l’assurance de la miséricorde divine. Elles emportent le chant d’espoir mené en duo par Judith van Wanroij et de Lisandro Abadie. Cet air est ensuite confié au chœur qui l’enveloppe dans une polyphonie solennelle et enthousiaste à la fois. Les deux versets suivants sont interprétés dans une atmosphère de recueillement paisible. Les solistes trouvent les accents témoignant de la religiosité du compositeur pour rappeler le chrétien à ses devoirs, ceux de chanter les louanges du Seigneur (air de dessus) et de lui offrir des sacrifices (air de basse). Ouverte par la voix de soprano, la séquence s’achève par un duo associant les voix de basse et de ténor. Puis le chœur se fait plus suppliant pour demander à Dieu d’exaucer la demande des fidèles d’accueillir le défunt : « ad te omnis caro veniet/toute chair ira à toi ». La reprise des deux premiers versets couronne ce premier mouvement d’une admirable facture.

L’œuvre enregistrée active un second ressort : la recherche de l’effet dramatique. Le Kyrie eleison en offre une illustration éclairante. Il est ouvert par Juan Sancho, avec l’orgue pour seul accompagnement. Au départ, malgré cette sobriété d’écriture, la sérénité habite le message du soliste. Celle-ci est d’ailleurs renforcée par le chœur et l’orchestre puis confirmée dans le duo dans lequel Robert Getchell élève la supplication vers les cieux. Par une gamme chromatique descendante, le musicien provoque alors une rupture de rythme et de ton. L’ambiance devient plus sombre. Les plaintes portées par le chœur expriment l’angoisse, intensifiée par une succession de silences pesants, de dissonances et le glas suggéré par les timbales. L’acmé du processus de dramatisation se manifeste dans l’interprétation d’un extrait du Dardanus (prélude à l’air « Lieux funestes »- Acte IV-Scène 1) de Jean-Philippe Rameau. Pour l’auditeur, il est intégré dans le chant du Kyrie, sans aucune transition ni coupure qui permettraient de distinguer les deux partitions. L’homogénéité du ton et de la couleur de ces deux pièces nous invite à saluer l’heureuse intuition qui a conduit à cet assemblage réussi. Il en sera d’ailleurs de même, après le Sanctus, lorsque le hautbois de Jasu Moisi guide habilement l’orchestre dans l’interprétation de l’air « Tristes apprêts, pâles flambeaux » (Acte 1, scène 3) qui accompagne les funérailles de Castor dans la tragédie lyrique Castor et Pollux du même Rameau.

Au texte du Requiem mis en musique par Campra (voir notre chronique postée le 25 juin 2016 dans la rubrique « Spectacles »), Gilles ajoute un second Graduel : « Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum/Comme une biche soupire après des courants d’eau ». Il s’agit du texte du Psaume 42 (ou 41 selon la classification retenue) qui a inspiré bien des compositeurs avant lui, comme Dietrich Buxtehude (Bux WV92) ou Michel-Richard de Lalande (S.45) et que d’autres reprendront après lui, par exemple Félix Mendelssohn-Bartholdy (MWV A 15). Ce psaume exprime la plainte de l’homme dominé par la peine. Robert Getchell nous fait partager un intense moment d’émotion en nous entraînant, de sa belle voix de haute-contre, dans un exercice de dévotion déférente. Cette interprétation remarquable est conclue par le chœur qui reprend les deux derniers versets du premier Graduel, comme pour répéter que le juste n’a rien à craindre du verdict divin. Peut-être s’agit-il également de saluer une dernière fois, avec une respectueuse conidération, le défunt dédicataire de l’œuvre, rappelant que « In memoria aetera erit justus/Le juste restera dans un souvenir éternel ».

Une autre séquence est ajoutée à la formule habituelle d’une messe de Requiem. Exécuté lors du moment de l’élévation, le « Pie Jesu Domine/Pieux Jésus, Seigneur » n’apparaît pas dans l’ordinaire. Campra ne le retiendra pas et Mozart l’intégrera dans le Dies irae. Cette partie ne figurait pas, semble-t-il, dans le texte liturgique d’une messe de Requiem à l’époque de Campra et de Gilles. Bien plus tard, Gabriel Fauré en donnera une version absolument bouleversante. Ici, le jeu est davantage empreint d’une sérénité contenue. Il est découpé en courtes séquences ponctuées par de brefs silences, faisant alterner des moments de vénération respectueuse (Pie Jesu/Pieux Jésus ou Virgo Dei genetrix/Sainte Vierge mère de Dieu) et des crescendos conduisant à l’exaltation de la puissance divine (Facut videant gloriam /Frappez, gloire de Dieu). Judith van Wanroij nous enveloppe dans un long moment de grâce aux fréquentes allures mozartiennes. Sa voix assurée joue avec un orchestre sachant ajuster son intensité à la sienne.

D’une façon générale, Skip Sempé a coordonné des artistes accomplis au service d’une partition qui, nous explique Corette, « a pénétré de douleur les François, et les Italiens ont tremblé d’effroi ». Près de quatre siècles plus tard, ce n’est ni la douleur, ni l’effroi qui nous saisissent, mais une émotion réveillée par la beauté de la musique et l’admiration envers ses interprètes.

Les solistes sont des maîtres dans leur art. Lors du concert à Versailles, nous étions saisis par un léger doute sur les qualités de diction de Judith van Wanroij. Il nous avait semblé qu’elle privilégiait alors les effets sonores à l’énonciation. A l’écoute du CD, nous sommes, au contraire, convaincus par sa maîtrise de l’art de la prononciation, de la modulation et de sa capacité à transmettre l’émotion contenue dans le texte mis en musique. Nous sommes également impressionnés par la puissance de ses aigus et son art des vocalises, comme dans le final du merveilleux Pie Jesu. Robert Getchell s’illustre, une fois encore, par sa capacité à enrichir les passages polyphoniques en y ajoutant la couleur lumineuse de sa voix de haute-contre. Il nous offre un chant généreux et sensible lorsqu’il exécute en soliste le second Graduel. Quant à Lisandro Abadie, il interprète de sa voix claire et parfaitement calibrée, un Agnus Dei poignant. Au demeurant, les quatre solistes sont exactement complémentaires lorsqu’ils forment ce très beau quatuor vocal pour entonner le chant de l’Offertoire ou un trio masculin tout à fait bouleversant au moment du Benedictus. Ajoutons que, lors du concert donné à Versailles, Fernando Guimaraès avait interprété un émouvant « Hostias et preces tibi, Domine/Nous vous offrons, Seigneur, le sacrifice et les prières » après s’être signalé, par diction maîtrisée et sa large palette vocale, en entonnant le Kyrie.

Le chœur du Collegium Vocale Gent remplit avec brio le rôle d’amplificateur d’émotion. Intervenant fréquemment après une partie confiée à un soliste, il renforce le message délivré en y insufflant plus d’espoir (« Sed signifer sanctus Michael/Que Saint Michel, le porte-étendard) ou de dévotion, comme dans l’Agnus Dei. Ce chœur est encadré par des basses profondes et des sopranes puissantes qui occupent efficacement les aigus. Cette présence imposante des voix de sopranos nous avait déjà frappés lors du concert donné à Versailles.

L’orchestre excelle dans l’art de créer l’atmosphère sonore favorable à l’expression des solistes et dans la science de l’accompagnement des parties vocales. Il est également remarquable dans ses parties de solistes, notamment lorsqu’il interprète les quatre extraits de la musique de Rameau. Sa maîtrise des nuances et son art de donner chair aux parties instrumentales permet à sa musique d’entrer en communication avec nos sentiments.

Finalement, ce disque nous livre une excellente version de cette composition de Jean Gilles. Dans son Eloge funèbre de Louis XV, Voltaire évoque les « cérémonies fastueuses inventées pour séduire les yeux et les oreilles » à l’occasion des funérailles des Grands. Il regrette la « pompe lugubre et éclatante » qui accompagne généralement ces événements. Il leur préfère la simplicité et la vérité. Skip Sempé et ses artistes nous soumettent ici une œuvre qui répond, nous semble-t-il, à l’appel de Voltaire. Elle ne souffre d’aucun excès pompeux et exprime la simplicité d’un clerc qui, avant d’écrire sa musique, s’était consacré à l’étude du texte.

Cette interprétation est délibérément inscrite dans le cadre des commémorations du 250ème anniversaire de la mort de Rameau. C’est donc logiquement par deux courts extraits de compositions de Rameau qu’il conclut le concert gravé sur le CD. Si nous apprécions pleinement cette version (« Rebel-Francoeur »), nous donnons néanmoins une préférence au programme composé pour le concert donné à Versailles (« version Corette »). Il nous a paru davantage centré sur l’œuvre de Gilles, laissant à Rameau l’honneur des « bis ». D’autant que nous avons tout de même un peu de mal à comprendre comment une si belle Messe des Morts peut se conclure par un « Air des esprits infernaux » échappés de Zoroastre.



Pour mémoire : le concert donné à Versailles a été enregistré pour France Musique, mais sans indication sur la date de sa diffusion.

Publié le 01 août 2016 par Michel BOESCH