Mirrors - De Bique

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L'immense talent de Jeanine De Bique

Encore une compilation d'airs de Georg Friedrich Haendel (1685-1759) dira-t-on ! Une des dernières était le remarquable CD Royal Handel avec Eva Zaïcik consacré à des airs d'opéras chantés par Senesino et paru en 2020 (voir ma chronique). Comme l'explique le musicologue Yannis François, le concept qui sous-tend ce nouvel enregistrement d'airs baroques est original, il consiste à mettre en miroir des héroïnes (Alcina, Rodelinda, Deidamia...) de Haendel avec les mêmes héroïnes intervenant dans des opéras de compositeurs contemporains. Afin de juxtaposer des musiques stylistiquement comparables, le choix s'est porté sur des airs composés dans un laps de temps de l'ordre d'une vingtaine d'années pour la plupart d'entre eux.

Les opéras de Haendel considérés ici appartiennent au séjour du compositeur en Italie (Agrippina) ou furent composés pour la Royal Academy of Music que l'on appelle aussi première académie (Giulio Cesare, Rodelinda) et pour la deuxième académie (Partenope, Alcina, Deidamia). Les autres compositeurs appartiennent soit à la même génération que celle de Haendel, soit à la génération suivante. Le choix des œuvres juxtaposées rend justice à la variété de l'inspiration des compositeurs. A côté d'arias napolitaines avec da capo centrées sur la virtuosité, on y trouve aussi des lamentos de style presque prébaroque et plusieurs morceaux poétiques basés sur la séduction mélodique. Les affects considérés sont variés avec des airs de désespoir, de déploration, de fureur, de vengeance et de tempête. Trois airs enregistrés sont des premières mondiales.

Le disque débute sur les chapeaux de roues avec Tra le procelle assorto extrait du Cleopatra e Cesare de Carl Heinrich Graun (1704-1759). Les mélomanes qui ne connaissent pas la musique d'opéra de ce compositeur, seront impressionnés par la nervosité de cet aria di paragone qui décrit l'agitation intérieure de Cleopatra par la métaphore de la mer démontée. Composé en 1742, un an après la date (1741) de la mort d'Antonio Vivaldi, les harmonies de cet air témoignent d'une sensibilité nouvelle, permettant de qualifier cette musique de pré-classique. A ce propos, le chef Luca Quintavalle signale l'existence d'une sixte augmentée sur les paroles Colpa non ha il nocchiero dont la saveur est presque galante. A part cela, c'est une aria avec da capo archétypique de structure AA1BA'A'1 dont l'inspiration est voisine de celle de Johann Adolph Hasse (1799-1783) dans des œuvres similaires. Les mélismes et les vocalises qui abondent dans les parties variées A' sont chantés avec fluidité, précision et sans caractère mécanique par Jeanine De Bique. Le contraste est frappant avec le célébrissime Se pieta di me non senti tiré du Giulio Cesare de Haendel où Cleopatra montre qu'elle n'est pas seulement l'impératrice assoiffée de pouvoir mais aussi une femme amoureuse. C'est un lamento d'une beauté déchirante dans lequel l'orchestre doté d'une partie de basson obligé très expressive (Lorenzo Alpert), dispute à la voix la palme de l'émotion. Jeanine De Bique y révèle également un sens des nuances exceptionnel.

La deuxième confrontation en miroir concerne deux œuvres un peu en marge des autres par leur date de composition : 1709 pour Agrippina de Haendel et 1704 pour Germanicus de Telemann. On reste dans la tourmente avec L'alma mia fra le tempeste de Haendel qui témoigne de la parfaite assimilation du style italien par le Caro sassone dans cet air dans lequel Jeanine de Bique rivalise d'agilité avec les hautbois très entreprenants de Suzanne Regel et Marie-Thérèse Reith et nous éblouit par la beauté de ses vocalises. Le contraste est total avec l'air surprenant Rimembranza crudel du Germanicus de Georg Philipp Telemann (1681-1768) de structure ABA dont la partie A de style liturgique aurait pu convenir parfaitement pour exprimer le désespoir de la Vierge Marie dans un Stabat mater mais qui étonne venant de la bouche d'Agrippina, fût-elle l'Ancienne. La partie B, elle, est plus conforme au style de l'opéra seria et on peut imaginer comme le suggère Yannis François que par le truchement du miroir, Agrippina l'ancienne envoie un message de modération à l'ambitieuse mère de Nerone.

Ritorna, oh caro e dolce mio tesoro de la Rodelinda de Haendel est un des rares moments de tendresse et de douceur que l'héroïne peut exprimer dans un livret où elle doit combattre les machinations de Grimoaldo et du perfide Garibaldo contre son époux Bertarido. C'est une délicieuse sicilienne sur un rythme 12/8, danse que Haendel adorait car tous ses meilleurs opéras en contiennent au moins une. Les harmonies rêveuses lui donnent aussi un caractère de barcarolle et on peut imaginer que Francesca Cuzzoni, attributaire du rôle de Rodelinda en 1725 devait triompher dans cet air. A cette pièce méditative et poétique, Graun répond quinze ans plus tard avec un nouvel aria di furore, L'empio rigor del fato qui donne à Jeanine De Bique une nouvelle occasion de montrer son étincelante virtuosité. Le torrent de notes emporte tout sur son passage dans les cinq sections de cet aria da capo et Jeanine De Bique y déploie un souffle formidable.

Comment peut-on résister au désespoir de Deidamia dans M'hai resa infelice, dont les accents feraient pleurer des pierres? A la fin de l'acte III, Deidamia a réalisé que sa volonté de garder son amant pour elle, est dérisoire quand ce dernier s'appelle Achille et que son destin est de combattre devant les murs de Troie. Cet opéra (1741) composé sur un beau livret de Paolo Antonio Rolli (1687-1765), le dernier en italien du compositeur saxon, est typique d'un nouveau style associant le drame et la comédie qui aurait pu fleurir si Haendel n'avait pas décidé de ne plus composer d'opéras italiens. Adieu la forme de l'aria da capo, on a ici un air à deux vitesses, débutant avec un largo et se continuant par un allegro d'une étonnante concision et violence. Jeanine De Bique incarne cette héroïne de façon bouleversante. Achille in Sciro (1745) de Gennaro Manna (1715-1779) traite le même sujet mais ici l'auteur du livret est Pietro Metastasio. Ce compositeur napolitain appartient à la même génération que Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) et peut être considéré comme un compositeur pré-classique. Le remarquable Chi puo dire che rea son io, que l'on découvrira avec plaisir, de caractère encore vivaldien, est encore d'esprit très baroque.

Partenope (1730), une partition de Haendel assez atypique par son marivaudage héroï-comique, est très séduisante. La proportion d'airs basés sur la séduction mélodique y est bien plus élevée que dans ses autres opéras serias. La sinfonia est construite comme d'habitude sur une ouverture à la française alla Lully mais se termine par une gigue 6/8 dans laquelle ou peut aussi entendre une tarentelle napolitaine endiablée. Par contre la remarquable sinfonia de la Partenope de Leonardo Vinci (1695-1730) suit le modèle vivaldien avec un magnifique allegro initial très nerveux, un largo, sorte de récitatif dramatique avec un solo de violon très expressif. Le troisième mouvement, allegro est l'image dans un miroir du mouvement correspondant de Haendel.

Le récital se terminait par deux versions de Mi restano le lagrime. La sublime sicilienne de Haendel, un des sommets d'Alcina, un des plus beaux opéras jamais composés, peut être considérée comme une synthèse du style du compositeur. Le style italien, le bel canto y dominent mais on trouve aussi dans ce lamento l'influence du choral luthérien dont on entend un écho bien connu en filigrane. Jeanine De Bique qui incarne la magicienne y est bouleversante. L'autre sicilienne très réussie est celle de Riccardo Broschi (1698-1756), frère du célèbre castrat Farinelli ; elle est tirée de L'isola d'Alcina et est chantée par Morgana, sœur d'Alcina avec une superbe partie de violon solo (remarquable Evgeni Sviridov). Plus que les affects, ce sont ici les modes qui sont en miroir inversé dans la séquence ABA de l'aria da capo. La suite mineur/ majeur/ mineur chez Haendel, se distingue de celle majeur/ mineur/ majeur dans l'aria de Broschi. Cette dernière, en s'achevant par le mode majeur, ménage ainsi une fin moins pessimiste et conclut l'enregistrement sur une note apaisée. C'est sans doute la découverte la plus palpitante de cet enregistrement.

Jeanine De Bique est désormais une cantatrice baroque de premier plan. Elle donna une interprétation admirable du rôle titre de Rodelinda au Théâtre des Champs Elysées en 2018 (se reporter à ma chronique dans ces colonnes). Pourtant son activité dépasse largement ce cadre. Elle a incarné une remarquable Donna Anna dans le Don Giovanni mis en scène par Eve Signeyrolle à l'Opéra National du Rhin en 2019 ainsi que Bess dans Porgy and Bess donné aux Etats Unis la même année. Très attachée à ses racines culturelles (elle est née à Trinité-et-Tobago), elle estime que ces dernières apportent un éclairage original à ses interprétations. Elle retrouve par exemple dans la première aria de Graun des rythmes de la musique de son pays. Son timbre de voix est original et la fait remarquer immédiatement. La voix aux mille couleurs est corpulente et dramatique, dense et incisive dans les morceaux brillants mais sait devenir chaleureuse et veloutée dans les passages belcantistes. L'intonation est toujours impeccable. A l'aise dans tous les registres de sa tessiture, elle est capable d'émettre des graves mordorés, un medium expressif et des aigus très purs. Bien que tous les airs de ce CD fussent chantés de façon optimale, ma préférence est allée à la Cleopatra de Tra le procelle assorto de Graun et à Deidamia de M'hai resa infelice du fait d'un supplément de motricité dans le premier et d'intensité expressive et émotionnelle dans le second. On attend désormais avec impatience sa prise de rôle d'Alcina au Palais Garnier à la fin de 2021.

Jeanine de Bique était accompagnée par une phalange prestigieuse : le Concerto Köln sous la direction de Luca Quintavalle. Cette formation impressionne par le son d'ensemble, la précision des attaques et la clarté des différentes strates musicales. Les qualités des cordes ressortaient de façon limpide dans les deux sinfonie de Partenope, et mettaient en valeur la magnifique mise en place de l'ouverture à la française de Haendel et le dynamisme et la motricité de la sinfonia de Vinci. Les parties solistes révélaient un superbe basson, deux hautbois agiles et un magnifique violon. Le continuo révélait un très joli théorbe. Quelques petits solos permettaient d'apprécier le belle sonorité de l'orgue positif et du clavecin. La direction nerveuse et incisive de Luca Quintavalle donnait à l'ensemble beaucoup de panache.

Par la vigueur et l'originalité du concept présidant à la création de ce programme et par l'immense talent de Jeanine De Bique et des instrumentistes, cet enregistrement remplit parfaitement son but de juxtaposer la musique de Haendel à celle de ses collègues et de son temps en montrant combien ces musiques résonnent entre elles et se fécondent mutuellement.



Publié le 09 nov. 2021 par Pierre Benveniste